Ottawa (Ontario), le 2 octobre 2008
En présence de madame la juge Tremblay-Lamer
ENTRE :
MICHELIN NORTH AMERICA (CANADA) INC.
demanderesse
(défenderesse reconventionnelle)
et
9130-4550 QUÉBEC INC. FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE DISRIBUTION NORTOP ET
9131-2173 QUÉBEC INC. FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE RÉCHAPAGE NORTOP RICHMOND
défenderesses
(demanderesses reconventionnelles)
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s’agit d’une requête présentée par les défenderesses (demanderesses reconventionnelles) conformément aux paragraphes 51(1) et 51(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/2004/283, article 2, (les Règles) en appel de l’ordonnance, datée du 1er août 2008 (l’ordonnance), par laquelle le protonotaire Richard Morneau a refusé d’enjoindre la demanderesse à fournir d’autres réponses plus concluantes aux questions de l’interrogatoire préalable, et à produire les documents s’y rattachant.
LES FAITS
[2] Par déclaration modifiée en date du 21 novembre 2007, la demanderesse a intenté une action en contrefaçon de quatre dessins industriels relativement à des pneus et des bandes de roulement, enregistrés par les demandeurs en vertu de la Loi sur les dessins industriels, L.R.C. (1985), ch. I-9 (la Loi).
[3] La demanderesse a allégué que les défenderesses, qui exploitent une entreprise de rechapage de pneus, le processus par lequel une bande de roulement de pneu est retirée et remplacée par une nouvelle bande de roulement,
21 […] ont fabriqué, importé à des fins commerciales, ou vendu, loué ou offert ou exposé en vue de la vente ou la location des pneus et des bandes de roulement rechapés pour lesquels des dessins industriels ont été enregistrés et auxquels ont été appliqués lesdits dessins industriels, ou des dessins ne différant pas de façon importante de ceux-ci;
22 En outre, le processus de rechapage de pneus peut être interprété comme l’assemblage d’un prêt-à-monter et par conséquent, les défenderesses ont effectué l’une quelconque des opérations visées au paragraphe 21 susmentionné qui constituerait une violation si elle portait sur l’objet résultant de l’assemblage d’un prêt-à-monter [...]
25 Les actes des défenderesses ont été posés sans l’autorisation ou le consentement de la demanderesse ou de ses prédécesseurs en titre […]
[4] Les défenderesses, dans leur défense modifiée de nouveau et dans leur demande reconventionnelle, font valoir ce qui suit : ils n’ont pas contrefait les quatre dessins industriels; les quatre dessins industriels ne sont pas valides; la demanderesse aurait dû être tenue d’établir la chaîne de titres de propriété pour les dessins industriels; et la demanderesse a fait des déclarations fausses et trompeuses dans un communiqué de presse informant le public de la poursuite, en déclarant que les défenderesses avaient contrefait les dessins industriels. Le communiqué de presse constitue le fondement de la demande reconventionnelle des défenderesses selon laquelle ils ont subi un préjudice à leur réputation commerciale.
[5] Les quatre dessins industriels ont été cédés à la demanderesse moins d’un mois avant que l’action soit introduite. Le cédant de trois des quatre dessins industriels est Michelin Suisse, et le cédant du quatrième dessin industriel est Michelin France. Ce sont toutes des sociétés apparentées.
THÈSES DES PARTIES
[6] Les défenderesses soutiennent que l’ordonnance aurait dû enjoindre la demanderesse à répondre aux questions et à produire des documents relatifs à l’utilité et à la fonctionnalité des quatre bandes de roulement pour lesquelles le demandeur est titulaire d’enregistrements de dessins industriels, y compris les renseignements relatifs à leur conception, à leur création et à leur mise à l’essai, ainsi que les noms des personnes qui pourraient avoir connaissance de ce qui précède. Ces renseignements permettront de déterminer si les caractéristiques visées par chaque dessin industriel sont uniquement dictées par une fonction utilitaire des pneus, laquelle est centrale à la défense fondée sur la contrefaçon des défenderesses. Le protonotaire Morneau a commis une erreur en concluant que ces renseignements ne se rapportaient pas à la question principale liée à la contrefaçon du dessin.
[7] La demanderesse soutient que les défenderesses n’ont pas établi la pertinence de ces renseignements. Si les défenderesses souhaitent obtenir des renseignements supplémentaires, elles doivent découvrir ceux qui sont connus afin d’obtenir les renseignements manquants. La demanderesse a répondu au mieux de sa capacité, et on n’aurait pas dû lui ordonner d’obtenir quelque renseignement que ce soit auprès de tiers affiliés.
ANALYSE
[8] La jurisprudence établit clairement que la décision d’un protonotaire d’autoriser ou d’interdire des questions lors d’un interrogatoire préalable, ou d’ordonner de répondre à des questions directes ou de donner d’autres réponses, est discrétionnaire (Bande Enoch du Stony Plain c. Canada, [1998] A.C.F. no 30 (C.A.); Hayden Manufacturing Co. c. Canplas Industries Ltd., (1998) 86 C.P.R. (3d) 19 (C.F. 1re inst.).
[9] Le critère énoncé par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., 2003 CAF 488, pour un examen de novo d’une décision discrétionnaire d’un protonotaire dicte que la Cour détermine si les questions soulevées dans la requête ont une influence déterminante sur l’issue du principal ou si les éléments de la décision du protonotaire sont manifestement erronés parce que l’exercice par le protonotaire de son pouvoir discrétionnaire est fondé sur un mauvais principe ou une mauvaise appréciation des faits.
[10] En l’espèce, l’issue du principal entre les parties consiste à savoir si les défenderesses ont contrefait les quatre dessins industriels de la demanderesse. Les questions soulevées par la requête des défenderesses reflètent les renseignements liés au dessin, à la création et à la mise à l’essai portant sur l’utilité et la fonctionnalité de pneus. Ces questions, à mon avis, ont une influence déterminante sur l’issue du principal quant à la contrefaçon, puisqu’elles constituent la base de la défense des défenderesses aux allégations de contrefaçon, et de la demande reconventionnelle qui en découle.
La portée et la pertinence de l’interrogatoire préalable
[11] L’alinéa 240a) des Règles dispose que le critère relatif aux réponses qui doivent être obtenues durant un interrogatoire préalable est la pertinence :
240. La personne soumise à un interrogatoire préalable répond, au mieux de sa connaissance et de sa croyance, à toute question qui :
a) soit se rapporte à un fait allégué et non admis dans un acte de procédure déposé par la partie soumise à l’interrogatoire préalable ou par la partie qui interroge;
[12] Dans le cadre de l’évaluation de la pertinence des questions et des documents demandés lors d’un interrogatoire préalable, le protonotaire Morneau a fait appel aux principes énoncés dans Reading & Bates Construction Co. c. Baker Energy Resources Corp., (1998) 24 C.P.R. (3d) 66 (C.F. 1re inst.) (Reading), qui constituent les principes appropriés à utiliser dans l’évaluation de la pertinence.
[13] Le protonotaire Morneau a refusé les questions dans le cadre de l’interrogatoire préalable sur la conception, la création et la mise à l’essai des pneus Michelin parce qu’à son avis, ces sujets ne sont pas pertinents puisque l’affaire porte sur la validité et la contrefaçon d’un dessin industriel et non sur l’utilité ou la fonctionnalité des pneus.
[14] Toutefois, la défense principale avancée veut qu’il n’y ait pas eu de contrefaçon parce que les dessins industriels ne sont pas valides, étant donné que les caractéristiques visées par chaque dessin industriel sont uniquement dictées par une fonction utilitaire des pneus, excluant ainsi la protection de la loi prévue par l’article 5.1 de la Loi :
5.1 Les caractéristiques résultant uniquement
de la fonction utilitaire d’un objet utilitaire
ni les méthodes ou principes de réalisation d’un objet ne peuvent bénéficier de la protection prévue par la présente loi.
[15] Par conséquent, l’utilité et la fonctionnalité sont directement pertinentes à la validité et à la contrefaçon d’un dessin industriel. La question de savoir si le dessin comprend des caractéristiques qui sont uniquement dictées par une fonction utilitaire de l’objet auquel le dessin se rapporte est la question au cœur du litige. Les questions fondées sur l’utilité et la fonctionnalité, qu’elles soient liées à la conception, à la création, à la mise à l’essai ou à l’élaboration de pneus ou de bandes de roulement, sont toutes par conséquent pertinentes à la validité et à la contrefaçon du dessin industriel. Ainsi, le protonotaire Morneau a, à mon avis, commis une erreur en concluant que ces sujets étaient non pertinents.
Obligation de se renseigner
[16] Les défenderesses soutiennent que le représentant de la demanderesse a manqué à son obligation de se renseigner sur les questions concernées avant l’interrogatoire préalable, et de déployer les efforts nécessaires pour obtenir les renseignements demandés, par l’entremise de tiers et de sociétés apparentées. La demanderesse indique que son représentant a fourni des réponses au mieux de ses connaissances et croyances et des renseignements qu’il détenait, et il ne s’agit pas là d’une situation appropriée où on peut ordonner à une partie de répondre aux questions pour lesquelles un tiers possède les réponses.
[17] L’article 241 des Règles indique ce qui suit :
241. Sous réserve de l’alinéa 242(1)d), la personne soumise à un interrogatoire préalable, autre que celle interrogée aux termes de la règle 238, se renseigne, avant celui-ci, auprès des dirigeants, fonctionnaires, agents ou employés actuels ou antérieurs de la partie, y compris ceux qui se trouvent à l’extérieur du Canada, dont il est raisonnable de croire qu’ils pourraient détenir des renseignements au sujet de toute question en litige dans l’action.
[18] Lors d’un interrogatoire préalable, une partie est donc tenue de mettre tout en œuvre pour se renseigner auprès de ceux qui pourraient détenir des renseignements au sujet de toute question. La jurisprudence indique que cela comprend les établissements apparentés tiers. La Cour d’appel fédérale a noté dans la décision Crestbrook Forest Industries Ltd. c. Canada (M.R.N.), (1993) 3 C.F. 251 (C.A.) (QL) (Crestbrook), au paragraphe 38 :
Cependant, dans le jugement Monarch Marking Systems, Inc. c. Esselte Meto Ltd., [1984] 1 C.F. 641 (1re inst.), le juge Mahoney (alors en première instance) a ordonné à un dirigeant d’une compagnie de répondre, dans une action en matière de brevets, à des questions intéressant des faits que connaissaient des compagnies étrangères liées. Dans cette décision, le juge a mentionné une considération très importante dont il faut tenir compte, à mon avis, dans les litiges commerciaux modernes. À la page 646, il a affirmé ce qui suit :
Étant donné la réalité du monde commercial d’aujourd’hui, avec des sociétés internationales, grandes et petites, faisant des affaires presque partout dans le monde par l’entremise de filiales et considérant les frontières nationales comme des inconvénients négligeables auxquels on peut remédier par des moyens d’organisation, il est indispensable de ne pas permettre au voile de l’anonymat des sociétés de faire obstacle à l’administration de la justice au Canada. L’interrogatoire préalable est un instrument important dans l’administration de la justice civile. Je suis certain que, sous la menace des sanctions judiciaires appropriées, les sociétés canadiennes peuvent facilement et à peu de frais obtenir de leurs filiales étrangères des réponses aux questions valablement posées à l’interrogatoire. Je suis persuadé qu’on devrait leur demander d’essayer de les obtenir et les tenir responsables de leur défaut ou de la réticence de leurs filiales. On ne devrait pas permettre aux entreprises internationales, qu’il s’agisse d’effet secondaire ou de l’objet de leur structure, d’éviter de se conformer à la loi du Canada relativement aux activités commerciales qu’elles y exercent.
[19] Le juge James Hugessen dans la décision Eli Lilly c. Apotex Inc., [2000] A.C.F. no 154 (C.F.) (Eli Lilly) a conclu au paragraphe 5 que « lorsqu’il est raisonnablement possible de s’attendre, à cause de la relation qui existe entre une partie et un tiers, à ce qu’une demande de renseignements soit honorée, il convient d’exiger que cette partie fasse pareille demande ».
[20] La preuve, y compris le fait qu’un tiers affilié a effectué la recherche et le développement pour deux des quatre dessins, et qu’une vaste activité de recherche et de développement existe chez Michelin, indique que ce sont les tiers affiliés de la demanderesse qui détiennent les renseignements pertinents pour la défense des défenderesses. Je note également que tous les quatre dessins industriels ont été cédés à la demanderesse moins d’un mois avant que l’action soit introduite. Par conséquent, il est raisonnablement possible de s’attendre à ce que la demande de renseignements soit honorée.
[21] Je suis consciente que l’arrêt Crestbrook, précité, reconnaît que le fait d’ordonner à une partie de répondre à des questions à l’égard desquelles des tiers affiliés détiennent des renseignements constitue un pouvoir exceptionnel qui doit être utilisé uniquement lorsque l’intérêt de la justice l’exige. Tel est le cas en l’espèce.
[22] Je n’accepte pas l’argument de la demanderesse que les défenderesses devraient bénéficier de voies procédurales plus appropriées pour interroger ceux qui sont connus pour détenir les renseignements pertinents, pour les motifs énoncés dans les décisions Crestbrook, précitée, et Eli Lilly, précitée. Enjoindre la demanderesse à obtenir des renseignements auprès de tiers affiliés ne contourne pas la procédure d’examen des cédants et des personnes qui ne sont pas des parties définie aux articles 237 et 238 des Règles. Au contraire, il s’agit là d’une solution pratique compte tenu de la réalité commerciale des sociétés internationales et des sociétés affiliées, et des défis que doivent relever les parties dans la cueillette de renseignements dans un tel contexte. Je n’accepte pas non plus la prétention de la demanderesse selon laquelle les défenderesses souhaitent obtenir ces renseignements dans le seul but d’étayer des allégations non équivoques concernant la fonctionnalité des dessins. Les références à la fonctionnalité ressortent notamment clairement du matériel promotionnel de la demanderesse. Il existe donc clairement un fondement en ce qui concerne la fonctionnalité.
[23] Pour ces motifs, la requête des défenderesses en appel de l’ordonnance du protonotaire Morneau datée du 1er août 2008 est accueillie. Les dépens suivront l’issue de la cause.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :
1. Le paragraphe 2 de l’ordonnance du protonotaire Morneau datée du 1er août 2008 est annulé. Dans les 15 jours de la présente ordonnance, la demanderesse fournira aux défenderesses des réponses, ou de meilleures réponses selon le cas, aux questions portant sur l’utilité et la fonctionnalité des quatre dessins industriels faisant l’objet du présent litige, y compris les questions liées à la création, à la mise à l’essai et à l’élaboration des dessins.
2. Le paragraphe 3 de l’ordonnance du protonotaire Morneau est annulé;
3. Dans les 20 jours de la présente ordonnance, les parties doivent présenter conjointement au greffe un projet révisé d’ordonnance portant échéancier fixant les prochaines étapes à franchir dans la présente affaire;
4. Les dépens suivront l’issue de la cause.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1975-06
INTITULÉ : MICHELIN NORTH AMERICA (CANADA) INC. et
9130-4550 QUÉBEC INC. FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE DISRIBUTION NORTOP ET
9131-2173 QUÉBEC INC. FAISANT AFFAIRE SOUS LE NOM DE RÉCHAPAGE NORTOP RICHMOND
LIEU DE L’AUDIENCE : Ottawa (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 18 septembre 2008
MOTIFS DE L’ORDONNANCE : La juge TREMBLAY-LAMER
DATE DES MOTIFS : Le 2 octobre 2008
COMPARUTIONS :
Alexandra Steele
|
(partie intimée)
|
Scott R. Miller
|
(parties requérantes) |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Léger Robic Richard s.e.n.c.r.l. Montréal (Québec)
|
(partie intimée) |
Marusyk, Miller & Swain, LLP Ottawa (Ontario) |
(parties requérantes) |