Ottawa (Ontario), le 10 octobre 2008
En présence de monsieur le juge Louis S. Tannenbaum
ENTRE :
et
ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] La présente demande de contrôle judiciaire, présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, vise la décision par laquelle M. Israel, un commissaire de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), a conclu que le demandeur n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger. Cette décision est datée du 15 janvier 2008.
[2] Le demandeur, Jing Tao Shen, est un citoyen de la République populaire de Chine. Le 27 octobre 2003, un bon ami à lui, Li Ming, s’est présenté de façon inattendue à son appartement loué vers 22 heures. Il lui a dit qu’il était poursuivi par des agents du Bureau de la sécurité publique (le PSB) parce qu’il était un adepte du Falun Gong. Le demandeur a accepté de l’héberger pendant quelques jours, parce que ce bon ami l’avait aidé dans le passé. Le demandeur lui avait demandé de demeurer dans l’appartement et de ne pas sortir sur le balcon. Selon son témoignage devant la Commission, le demandeur, qui travaillait dans un restaurant, apportait de la nourriture à son ami tous les soirs en rentrant à l’appartement.
[3] Le 30 octobre 2003, lorsque le demandeur est rentré chez lui après le travail vers 22 heures, M. Li avait déjà quitté l’appartement. Le lendemain, lorsque le demandeur est rentré au travail vers l’heure du dîner, son patron lui a dit que des agents du PSB étaient venus au restaurant à sa recherche. Pris de peur, le demandeur a quitté son travail et est allé se cacher chez un ami. Les agents du PSB sont également allés chez ses parents; cependant, il n’est pas clair, selon le dossier, si cela s’est produit avant ou après l’arrivée du demandeur chez son ami. Le demandeur a appris de ses parents que M. Li avait été arrêté et que le PSB le recherchait parce qu’il avait hébergé un membre du Falun Gong.
[4] Le 7 ou 8 novembre 2003, le demandeur, accompagné d’un ami, ont rencontré M. Wang Fa Chen, un passeur, pour obtenir des documents de voyage. Le demandeur a payé M. Wang 100 000 RMB, dont environ 60 000 avaient été empruntés à ses parents et à un ami. Le demandeur est arrivé au Canada le 23 décembre 2003. Après son arrivée au Canada, le demandeur prétend avoir appris que les agents du PSB étaient encore à sa recherche et que M. Li était toujours en détention.
[5] La Commission a jugé que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni de personne à protéger, concluant que sa demande manquait de vraisemblance et de crédibilité. Cette décision reposait sur plusieurs conclusions. En résumé :
a. La Commission a jugé qu’il n’était pas vraisemblable ni crédible que le propriétaire et les membres de la famille du demandeur n’aient pas été au courant de la présence de l’ami du demandeur dans l’appartement du deuxième étage ou qu’ils n’aient pas cherché à découvrir qui était là.
b. Elle a tiré une conclusion défavorable en raison des motifs changeants du demandeur relativement à la nature du risque qu’il courait en hébergeant un membre du Falun Gong.
c. Elle a jugé qu’il n’était pas vraisemblable ni crédible que le PSB ait réussi à trouver l’ami du demandeur si rapidement, concluant qu’il était « plus vraisemblable que les agents du PSB de la ville de Guangzhou n’aient pas été en mesure de le faire la nuit, dans la noirceur ».
d. Elle a jugé invraisemblable la tentative du demandeur d’expliquer à l’audience pourquoi les agents du PSB s’étaient rendus chez ses parents plutôt qu’à son adresse actuelle, où son ami serait resté, pour le chercher.
e. Elle a tiré une conclusion défavorable des incohérences contenues dans le témoignage du demandeur concernant le moment où ses parents ont été informés des raisons pour lesquelles il était poursuivi.
f. Elle a jugé que « le fait que le demandeur ne se soit pas soucié de vérifier la situation chez son propriétaire, que ce soit relativement à ses propres problèmes ou à ceux de son propriétaire, n’est ni crédible ni vraisemblable ».
g. Elle a tiré une conclusion défavorable de l’omission du demandeur d’avoir indiqué dans son Formulaire de renseignements personnels (le FRP) que son père aurait perdu son emploi du fait que lui, son fils, avait hébergé un adepte du Falun Gong.
h. Elle a tiré une conclusion défavorable des déclarations contradictoires du demandeur au sujet de la couleur du passeport que lui avait remis le passeur et du fait qu’il ne savait pas si son nom et sa photo y figuraient.
[6] Le demandeur soutient que la Commission a commis de nombreuses erreurs dans l’appréciation de sa crédibilité, ce qui justifie l’intervention de la Cour.
[7] La prétention principale du demandeur est que les conclusions de la Commission sur la crédibilité sont d’une façon générale conjecturales et non étayées par la preuve. Le demandeur accuse également la Commission d’avoir [traduction] « analysé au microscope » son témoignage et d’avoir mal interprété certaines de ses déclarations.
[8] Pour ce qui est de la conclusion défavorable que la Commission a tirée du fait qu’il ait omis d’indiquer dans son FRP que son père aurait perdu son emploi, le demandeur allègue que l’information n’est pas suffisamment importante pour justifier une conclusion défavorable quant à sa crédibilité; la situation de son père n’a pas joué un rôle déterminant dans sa décision de fuir la Chine. Le demandeur conteste également la conclusion défavorable tirée par la Commission de son témoignage au sujet du passeport qu’il avait utilisé pour venir au Canada, en faisant valoir que ses déclarations étaient compatibles avec le fait qu’il avait voyagé muni d’un passeport canadien. Toute hésitation sur la couleur du passeport n’était pas un motif valable pour le juger non crédible.
[9] Sur ce fondement, le demandeur demande que la décision de la Commission soit annulée et que l’affaire soit renvoyée à la Section de la protection des réfugiés afin qu’un tribunal différemment constitué de la Commission statue à nouveau sur l’affaire.
[10] Le défendeur allègue que la Commission pouvait raisonnablement arriver à la conclusion qu’elle a tirée et que le demandeur n’a pas soulevé de question défendable. La Commission a fourni de nombreuses raisons pour lesquelles elle doutait de la véracité du témoignage du demandeur, et aucun facteur n’est déterminant à lui seul. Selon le défendeur, ces raisons devraient être lues comme un tout.
[11] Le défendeur cherche à faire rejeter la demande de contrôle judiciaire.
[12] Les questions de crédibilité sont traitées comme des questions de fait. Elles emportent donc l’application de la norme de la raisonnabilité et ne seront pas modifiées, sauf si elles sont fondées sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments de preuve (alinéa 18.1(4)d), Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7; Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, [2008] R.C.S. no 9, 2008 CSC 9).
[13] Dans ses observations, le demandeur énumère six arguments à l’appui d’une intervention de la Cour, chacun desquels conteste les conclusions de la Commission quant à sa crédibilité. Même si je conviens que certaines des conclusions de la Commission, prises isolément, peuvent être lacunaires, elles ne sont pas, à mon avis, arbitraires ou abusives.
[14] Dans l’arrêt Aguebor c. M.E.I., (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.), au paragraphe 4, la Cour d’appel fédérale a écrit :
Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu’est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d’un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d’un récit et de tirer les inférences qui s’imposent. Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d’attirer notre intervention, ses conclusions sont à l’abri du contrôle judiciaire.
[15] Le fardeau de prouver le bien-fondé d’une demande d’asile est imposé au demandeur, et la norme de preuve applicable aux éléments factuels des demandes est celle de la prépondérance des probabilités. Même si de nombreux documents ont été fournis sur la persécution des adeptes du Falun Gong et de leurs sympathisants en Chine, d’une façon générale, le demandeur n’a été en mesure de produire aucun élément de preuve précis pour corroborer son exposé circonstancié.
[16] Certaines conclusions de la Commission sont contestables. Premièrement, la Commission a douté de la crédibilité du demandeur parce qu’elle a jugé qu’il était très peu plausible que le propriétaire ou des membres de la famille du demandeur n’aient pas entendu une personne se déplacer dans l’appartement lorsque le demandeur était au travail. Comme le souligne le demandeur dans ses observations, il n’est pas impossible que le propriétaire et sa famille n’aient pas été au courant de la présence de M. Li dans l’appartement, puisque celui-ci avait sa propre entrée et que le demandeur avait expressément demandé à son ami de ne pas faire de bruit et de demeurer dans l’appartement. De plus, même s’ils avaient soupçonné la présence d’une personne dans l’appartement loué, il n’y a pas lieu de présumer qu’ils auraient trouvé quelque chose qui clochait ou qu’ils auraient eu des raisons de chercher à découvrir qui était là. Cependant, en l’absence de toute preuve corroborante du propriétaire ou de toute personne qui aurait pu être au courant de la visite de l’ami, (par ex. le patron du demandeur, ses collègues de travail ou ses amis), je ne puis conclure que la conclusion était déraisonnable.
[17] Deuxièmement, la Commission a conclu que l’exposé circonstancié du demandeur en ce qui a trait à la question du risque était invraisemblable. Cette conclusion semble avoir découlé d’une certaine ambiguïté dans l’échange entre le membre de la Commission et le demandeur durant l’audience au sujet de la nature du « risque » dont il était question. La discussion est résumée aux pages 2 et 3 des motifs de la Commission :
Le demandeur d’asile s’est vu demander s’il savait que la pratique du Falun Gong était interdite. Il a répondu par l’affirmative. À la question de savoir s’il était au courant qu’une personne qui aidait un adepte du Falun Gong risquait d’être arrêtée, il a répondu par l’affirmative. Toutefois, il croyait qu’il n’y aurait pas de problème s’il n’aidait son ami que pendant deux ou trois jours. Il a été souligné que cela ne faisait apparemment pas de différence pour la police si l’aide durait pendant une ou dix journées. Le demandeur d’asile a par la suite dit que son appartement était un lieu tranquille qui était rarement visité par le PSB. Il croyait donc qu’il n’y aurait pas de problème. Il s’est vu rappeler qu’il avait mentionné qu’il était conscient du risque. Il a répondu par l’affirmative […] Je tire des conclusions défavorables quant aux motifs changeants du demandeur d’asile en ce qui concerne la nature du risque.
[18] Le demandeur explique la contradiction apparente différemment. Il soutient que sa déclaration, selon laquelle il croyait qu’il n’y aurait pas de problème s’il permettait à son ami de demeurer dans son appartement pendant quelques jours, n’est pas incompatible avec son témoignage portant qu’il était conscient du risque qu’il courait en aidant un adepte du Falun Gong, dans le cas où il serait découvert (mémoire du demandeur, aux paragraphes 26 et 27). Le demandeur établit donc une distinction entre le risque d’être découvert et le risque que courent les personnes qui sont découvertes, et il soutient que cette distinction explique la contradiction qu’il aurait lui-même faite. Encore une fois, je suis porté à souscrire à l’avis du demandeur selon lequel le raisonnement de la Commission pose problème, puisque celle-ci a conclu à un manque de crédibilité là où il ne pouvait y avoir qu’un simple malentendu. Je signale toutefois que le demandeur et son avocate ont eu la possibilité au moment de l’audience de corriger cette perception erronée.
[19] Dans ses motifs, la Commission a ensuite douté de la crédibilité du demandeur en raison de son omission d’expliquer comment les agents du gouvernement pouvaient avoir été en mesure d’arrêter son ami si rapidement. Les faits laissent croire que M. Li a quitté l’appartement du demandeur au cours de la journée du 30 octobre 2003; le lendemain matin, le PSB se serait rendu au lieu de travail du demandeur dans l’espoir de le retrouver.
[20] La conclusion de la Commission selon laquelle il est « plus vraisemblable que les agents du PSB de la ville de Guangzhou » n’aient pas été en mesure de le faire « la nuit, dans la noirceur » ne repose pas explicitement sur la preuve; elle constitue une tentative pour comprendre ce qui s’est passé en l’absence d’explications de la part du demandeur. Toutefois, le demandeur n’est pas en position pour expliquer la conduite des autorités et son incapacité de le faire ne devrait pas être utilisée contre lui (Cao c. Canada (M.C.I.), IMM-4171-06, le 7 août 2007 (Sect. 1re inst.)). Néanmoins, cette conclusion, bien qu’elle pose problème, n’est pas déterminante; il est clair qu’elle ne constituait que l’un des facteurs qui penchait en faveur de la conclusion d’invraisemblance de la Commission.
[21] Par exemple, le demandeur a été manifestement incohérent dans son récit en ce qui concerne le moment où ses parents auraient appris que des agents du PSB le poursuivaient. Il a aussi été incapable d’expliquer pourquoi son ami aurait donné au PSB l’adresse de ses parents plutôt que son adresse actuelle. Deux autres facteurs ont permis à la Commission de tirer des conclusions défavorables quant à la crédibilité du demandeur : (1) son omission de mentionner dans son FRP que son père aurait perdu son emploi à cause du gouvernement du fait que lui, son fils, avait hébergé un adepte du Falun Gong; et (2) son incapacité de se rappeler de détails au sujet du passeport canadien qu’il avait utilisé pour venir au Canada depuis la Chine.
[22] Encore une fois, aucun de ces facteurs, utilisé seul, ne constituerait normalement un motif suffisant pour conclure à un manque de crédibilité. Quant aux omissions du FRP, par exemple, le témoignage de vive voix est généralement autorisé pour obtenir des détails additionnels sur l’exposé circonstancié d’un demandeur d’asile et ne devrait pas servir de fondement pour attaquer la crédibilité (Selvakumaran c. Canada (M.C.I.), IMM-5103-01, le 31 mai 2002 (C.F. 1re inst.), au paragraphe 21). Cependant, conjuguées aux autres facteurs qui ont manifestement semé des doutes dans l’esprit de la Commission, les conclusions suffisent pour justifier le résultat.
[23] Le raisonnement de la Commission n’a jamais atteint le niveau de conclusions arbitraires ou abusives, même s’il pouvait dans certains cas être contestable. Compte tenu de cette conclusion et de l’absence évidente d’éléments de preuve à l’appui de la demande du demandeur, la décision n’est pas déraisonnable et ne devrait donc pas être modifiée.
[24] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée. Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question de portée générale n’est certifiée.
Juge suppléant
Traduction certifiée conforme
Caroline Tardif, LL.B., B.A. Trad.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-586-08
INTITULÉ : JING TAO SHEN c. M.C.I.
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 2 septembre 2008
ET JUGEMENT : LE JUGE TANNENBAUM
DATE DES MOTIFS : Le 10 octobre 2008
COMPARUTIONS :
Vania Campana
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Leanne Briscoe
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Lewis & Associates Avocats
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POUR LE DEMANDEUR |
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada |
POUR LE DÉFENDEUR |