Ottawa (Ontario), le 18 septembre 2008
En présence de monsieur le juge Lemieux
ENTRE :
et
SHELDON LIEBMAN
et
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE
ET DE LA PROTECTION CIVILE
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
Introduction
[1] Le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) a consenti au prononcé d’une ordonnance 1) faisant droit à la demande de contrôle judiciaire des demandeurs, 2) annulant la décision datée du 12 avril 2007 rendue par le délégué du ministre en application de l’article 133 de la Loi sur les douanes (la Loi) et 3) renvoyant l’affaire à un délégué du ministre différent.
[2] Le consentement du ministre est fondé sur des manquements à la justice naturelle, soit le défaut de la part de deux arbitres saisis de l’appel des demandeurs contre une confiscation compensatoire d’un montant de 1 615 151,10 $ (le montant de la confiscation) de communiquer aux avocats de ces derniers des renseignements et des documents qu’ils avaient reçus des enquêteurs de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’Agence ou l’ASFC). En outre, le délégué du ministre a reçu de l’Agence des commentaires ou des observations dont l’avocat des demandeurs n’avait pas été mis au courant après que l’arbitre eut recommandé l’annulation de la demande faite aux demandeurs au sujet du paiement du montant de la confiscation. Par ailleurs, même si l’arbitre Lepage leur avait expressément demandé de le faire, les enquêteurs ont omis de fournir aux demandeurs les documents à l’appui de la plupart des 32 feuilles de calcul qui avaient été envoyées à M. Liebman et sur lesquelles était fondé le montant de la confiscation.
[3] Il reste à la Cour à trancher les deux questions suivantes :
1) Quelle devrait être la portée des instructions que doit donner la Cour quant à la manière dont le nouvel examen sera mené?
2) Quel niveau de dépens faudrait-il adjuger aux demandeurs?
[4] La question des dépens est facile à exposer : l’avocat du ministre soutient qu’il convient d’adjuger les dépens aux demandeurs en prenant pour base la colonne III du tarif qui figure dans les Règles des Cours fédérales (les Règles). L’avocat des demandeurs soutient quant à lui que, dans les circonstances particulières de l’espèce, il est justifié d’accorder des dépens avocat-client pour la demande de contrôle judiciaire.
[5] L’étendue des instructions qu’il est demandé à la Cour de donner au sujet du nouvel examen est une question plus complexe. L’avocat du ministre soutient que la Cour devrait donner des instructions indiquant que le nouvel examen devrait être fondé sur le dossier qui existait à l’époque où la première décision du ministre a été rendue le 12 avril 2007, c’est-à-dire le dossier certifié déposé auprès de la Cour dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, conformément à la demande faite par l’avocat des demandeurs aux termes de l’article 317 des Règles. L’avocat des demandeurs soutient en revanche que les instructions devraient être formulées sous la forme d’une décision imposée, à savoir que la nouvelle décision du ministre devrait être [traduction] « conforme aux conclusions et à la recommandation de l’arbitre qui figurent dans le Résumé de l’affaire et les motifs de décision datés du 13 juin 2006 » soit, est-il signalé, l’annulation de la demande de paiement de la confiscation compensatoire. Pour comprendre la position des parties, voici maintenant les faits pertinents.
Les faits
[6] Pacific Pants Company Limited (Pacific, ou PPC) est une entreprise établie à Montréal qui importe des produits vestimentaires en vue de les revendre à des détaillants. Sheldon Liebman en est le propriétaire et le président.
[7] En 1997, la Division des enquêtes des douanes, à Revenu Canada, a ouvert une enquête sur les méthodes d’importation de Pacific à la suite d’une saisie, effectuée le 13 mai 1997, de T-shirts non déclarés que Pacific avait importés de Tate Fashion Ltd., une entreprise établie à Hong Kong (Tate). Les déclarations d’importation de Pacific ont été étudiées pour une période s’étendant de janvier 1994 à octobre 1997, et les enquêteurs ont jugé qu’elles étaient problématiques.
[8] Des mandats de perquisition ont été obtenus et exécutés.
[9] Une analyse des livres et des registres saisis auprès de Pacific ont révélé que cette dernière ne déclarait pas certaines marchandises aux Douanes et, dans certains cas, qu’elle en déclarait mais à des valeurs nettement inférieures aux prix réellement payés. (Voir le dossier des demandeurs, volume I, page 166.)
[10] À la suite de la vérification, une certaine quantité de marchandises ont été saisies le 19 décembre 1997 et il a été offert de les restituer en échange d’une somme égale aux droits impayés, à la TPS à payer ainsi qu’à une pénalité équivalant au double des recettes non acquittées.
[11] En outre, toujours à la suite de l’examen des livres et des registres saisis auprès de Pacific, le 16 mars 1998 Douanes Canada a délivré à cette dernière un avis de confiscation compensatoire (l’avis), modifié le même jour, d’un montant de 1 615 151 $ au motif que [traduction] « une fausse déclaration a été faite aux Douanes à propos de la quantité et des valeurs desdites marchandises […] ». Là encore, le montant a été calculé en prenant pour base les droits impayés, le montant de TPS à payer ainsi qu’une pénalité équivalant au double des recettes non acquittées.
[12] Le motif de la délivrance de l’avis, au lieu d’une saisie matérielle, était que cet avis avait trait à l’importation de vêtements déjà entrés au Canada et vendus par Pacific à des détaillants au cours d’une période s’étendant entre janvier 1994 et octobre 1997 et qu’il n’y avait donc pas de marchandises à saisir.
[13] Il ressort du dossier que Pacific n’a pas interjeté appel de la saisie matérielle des marchandises, mais plutôt de l’avis. Cet appel a été entendu par des arbitres de la Direction générale de l’arbitrage de Revenu Canada qui, après une réorganisation, est devenue la Direction générale des recours. Il semble également qu’une entente ait été conclue entre Douanes Canada et Pacific, à savoir que l’on traiterait en premier de la mainlevée des marchandises visées par la saisie matérielle et que, une fois la totalité des marchandises restituée, l’avocat de Pacific ferait part de ses observations sur l’avis.
[14] Dans une lettre datée du 18 septembre 2003 (dossier des demandeurs (D.D.), volume I, page 164), Dwayne Mockler, de la Division de l’arbitrage, a déclaré à M. Liebman qu’en date du 18 juillet 2002 il y avait eu mainlevée de la totalité des marchandises saisies, qu’il était entré en contact avec M. Liebman en juillet et en décembre 2002 pour obtenir ses observations et qu’il n’avait rien reçu de Pacific. Il a demandé que Pacific lui fasse part de ses observations avant le 24 octobre 2003 et que, si cela n’était pas fait, l’affaire serait envoyée en vue de la prise d’une décision finale. Une prorogation additionnelle a été accordée jusqu’au 13 novembre 2003 par la nouvelle arbitre, Suzanne Regan, qui avait repris le dossier de M. Mockler.
[15] Le 15 novembre 2003, M. Liebman a envoyé à l’arbitre Regan une télécopie lui demandant de communiquer les renseignements qu’elle avait dans ses dossiers et disant : [traduction] « Nous avons besoin de tous les renseignements justificatifs – Nous n’en avons aucun de disponible ». Le dossier de l’arbitre Regan ne contenait aucun document justificatif, sauf au sujet de la feuille de calcul no 18. Le lendemain, elle a écrit à l’enquêteur McKenna pour lui dire que M. Liebman demandait les documents à l’appui de certaines des feuilles de calcul et elle a demandé à cet enquêteur de fournir ces renseignements à M. Liebman, ajoutant : [traduction] « Il semble qu’aucun document ait jamais été fourni à l’appui de chacune des feuilles de calcul – y en a-t-il eu? [Non souligné dans l’original.]
[16] Une prorogation additionnelle a été consentie jusqu’au 16 janvier 2004 après que l’arbitre Regan eut reçu des nouvelles du nouvel avocat inscrit au dossier de Pacific. Zave Kaufman a transmis ses observations préliminaires le 14 janvier 2004 (D.D., volume I, page 184). Ces observations traitaient essentiellement du fait que les enquêteurs avaient rectifié erronément le prix de vente de Tate à Pacific et qu’il n’y avait aucune preuve que Pacific avait fait des paiements additionnels à Tate à l’égard des marchandises importées visées par l’avis. L’arbitre a envoyé une copie de la lettre de M. Kaufman à l’enquêteur pour commentaires.
[17] Le 8 mars 2004, l’arbitre a reçu les commentaires de l’enquêteur, qu’elle a transmis le lendemain à M. Kaufman afin de connaître sa réaction. La lettre datée du 8 mars 2004 de l’enquêteur McKenna présentait un historique des démêlés de Pacific avec Douanes Canada; en particulier, l’enquêteur affirmait que Pacific avait versé à Tate des paiements qui s’ajoutaient aux montants déclarés, un fait qui, d’après lui, découlait d’une analyse des journaux de décaissements de Pacific, de ses documents d’achat, de ses documents bancaires ainsi que des factures de Tate.
[18] Le 8 avril 2004, M. Kaufman a répondu aux commentaires de l’enquêteur McKenna, lesquels, comme il a été signalé, lui avaient été envoyés par l’arbitre Regan. M. Kaufman a nié l’existence de paiements additionnels de la part de Pacific à Tate; il a indiqué que les chiffres de l’enquêteur étaient une reconstitution des décaissements de Pacific et qu’il avait besoin de savoir quelle méthode l’enquêteur avait employée. L’arbitre a répondu à M. Kaufman le 14 avril 2004, disant que l’affaire serait étudiée par l’enquêteur, avec le post-scriptum suivant, à l’intention de ce dernier : « any concern ».
[19] Le 29 avril 2004, l’enquêteur McKenna a répondu à l’arbitre en faisant valoir et remarquer, dans une lettre longue de dix pages, que Pacific avait fait des paiements additionnels à Tate. L’arbitre n’a pas envoyé sa lettre à M. Kaufman pour commentaires. Il s’agit là du premier manquement à l’équité procédurale sur lequel est fondé le consentement donné par le ministre au fait d’accueillir la présente demande de contrôle judiciaire (D.D., volume II, page 241).
[20] L’arbitre Joanne Lepage a été nommée pour s’occuper du dossier vers la fin de l’année 2004, en remplacement de l’arbitre Regan. Le 13 janvier 2005, elle a écrit à M. Kaufman, disant qu’il semblait, d’après un rapide survol du dossier, que le 24 octobre 2004 Suzanne Regan avait accordé aux demandeurs une prorogation de délai afin de donner à Pacific la possibilité d’obtenir de la Banque de Hong Kong une preuve du montant payé pour les marchandises visées par l’avis et que, d’après une brève conversation qu’elle avait eue avec M. Liebman, ce dernier se trouvait dans l’impossibilité d’obtenir ces renseignements. L’arbitre a déclaré à M. Kaufman qu’il n’était plus nécessaire de tenir l’affaire en suspens, et elle a demandé qu’on lui présente des observations supplémentaires avant le 1er février 2005 (D.D., volume II, page 252).
[21] Le 31 janvier 2005, M. Kaufman a répondu. Il a réitéré sa prétention selon laquelle, malgré le fait que l’enquête n’ait jamais pu confirmer l’existence de paiements additionnels que Pacific aurait faits à Tate en rapport avec les importations pertinentes, Pacific Pants s’était efforcée de trouver des copies de preuves de paiements faits à Tate entre les mois de septembre 1995 et de décembre 1996. Il a ajouté : [traduction] « Nous disons des copies, dans la mesure où tous les documents originaux qui se rapportent à ces transactions ont été saisis dans les locaux de Pacific Pants par des enquêteurs de Douanes Canada […] et, à notre connaissance, jamais ils n’ont été rendus à notre client ». M. Kaufman a ensuite fait part des résultats de ses efforts. Tate ne pouvait être d’aucune aide car elle avait fait faillite. Il a déclaré que, subsidiairement, Pacific avait demandé à la Banque de Hong Kong de fournir une copie des paiements bancaires que Pacific avait faits afin de confirmer que la valeur en douane véritable avait été déclarée comme il faut. Il a informé l’arbitre que cette voie n’avait donné aucun résultat car la Banque n’avait plus de documents dans ses dossiers, le délai de conservation de sept ans imposé par la loi étant expiré.
[22] M. Kaufman suggère une voie évidente : les documents de Pacific qui ont été saisis et qui se trouvent entre les mains des enquêteurs. Il a toutefois affirmé que Pacific s’était acquittée de son obligation initiale de prouver qu’elle avait déclaré comme il le fallait les valeurs en douane des marchandises au moment de leur importation et que jamais les enquêteurs n’avaient pu trouver une preuve de paiements additionnels, malgré une recherche minutieuse de documents de banque et d’entreprise à l’époque de l’enquête, un aveu que l’enquêteur McKenna lui avait fait le 5 janvier 2004. Il a affirmé par ailleurs que Douanes Canada avait [traduction] « la documentation nécessaire pour étayer [sa] position et que l’intérêt de la justice exige que cette documentation soit mise à sa disposition » (D.D., volume II, pages 255 et 256). [Non souligné dans l’original.]
[23] Le 18 août 2005, l’arbitre Lepage a écrit à M. Kaufman. Elle a fait état du fait que M. Liebman avait reçu une copie de toutes les feuilles de calcul et que M. Kaufman avait déclaré, dans sa lettre du 15 décembre 2003, qu’il présenterait une demande en vertu de la Loi sur l’accès à l’information. Selon ce qu’elle savait, ce dernier n’avait pas donné suite à son projet et elle l’avait invité à le faire afin d’obtenir les documents qui, disait-il, pouvaient aider à confirmer sa position selon laquelle c’était la valeur en douane véritable qui avait été déclarée, comme il se devait.
[24] Le 12 septembre 2005, M. Kaufman a présenté une demande au coordonnateur de l’accès - demande dont il a transmis une copie à l’arbitre Lepage - en vue d’obtenir les preuves de paiements faits à Tate, par l’intermédiaire de la Banque de Hong Kong, de façon à établir que les seuls paiements faits étaient ceux qui avaient été totalement déclarés à Douanes Canada au moment de l’importation (D.D., volume II, page 262).
[25] Cette demande d’accès étant faite, le dossier a été tenu en suspens jusqu’à ce que M. Kaufman reçoive les renseignements demandés (D.D., volume II, page 265).
[26] Le 16 novembre 2005, l’enquêteur McKenna a écrit à l’arbitre Lepage pour lui faire savoir qu’à son avis il fallait maintenir la demande de paiement et que [traduction] « [j]’enverrai sous peu des documents justificatifs qui confirmeront l’avis ».
[27] Le 29 novembre 2005, l’arbitre Lepage a envoyé une télécopie à l’enquêteur McKenna pour faire savoir qu’il n’y aurait pas de décision avant que toutes les observations aient été reçues. Elle lui a demandé de transmettre tous les documents justificatifs avant le 6 février 2006, notant que [traduction] « les seuls documents présentement dans le dossier qui ont été envoyés par votre bureau comprennent l’exposé des précisions, les feuilles de calcul et l’identification de références connexe, de même que les documents de référence concernant la feuille de calcul no 18 » (D.D., volume II, page 269).
[28] Le 19 décembre 2005, M. McKenna a envoyé une lettre de cinq pages en vue de clarifier et d’étayer la demande de paiement. À cet envoi était jointe une quantité volumineuse (267 pages) de documents justificatifs concernant les feuilles de calcul nos 14, 3, 4 et 30. Ni cet envoi ni les documents justificatifs n’ont été communiqués à M. Kaufman pour commentaires. Ce second manquement à l’équité procédurale est le second motif pour lequel le ministre a consenti à ce que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie (D.D., volume II, pages 270 à 541). [Non souligné dans l’original.]
[29] Le 27 avril 2006, l’arbitre Lepage a écrit à M. Kaufman en disant qu’étant donné que [traduction] « aucune observation additionnelle n’a été reçue depuis qu’il a présenté sa demande d’accès, je me dois de vous aviser que cette affaire sera transmise en vue de la prise d’une décision finale le 15 mai 2006 ou aux environs de cette date et qu’il devrait faire part de ses commentaires avant cette date-là » (D.D., volume II, page 543).
[30] Le 15 mai 2006, M. Kaufman a demandé du temps supplémentaire pour transmettre ses observations finales, ce qui lui a été accordé jusqu’au 12 juin 2006.
[31] Le 11 juin 2006, M. Kaufman a transmis ses observations, en disant ce qui suit : [traduction] « Nous vous remercions de nous avoir accordé une prorogation de délai pour que nous puissions analyser plus en détail les documents reçus de l’ASFC à la suite de la demande en vertu de la Loi sur l’accès à l’information » [Non souligné dans l’original]. Il a fait part de son analyse concernant les documents qu’il avait reçus de Mme Regan le 9 mars 2004, en faisant référence à une série de feuilles de calcul que les enquêteurs avaient établies et désignées en tant que pièces jointes « L » et « M ».
[32] Il s’est reporté à la pièce jointe « L », qui présente censément en détail des achats faits auprès de Tate (entre juin 1995 et janvier 1996) d’un montant total de 946 168 $, et a fait une comparaison avec des paiements de 1 639 000 $ faits par télex entre les mois de mai et d’octobre 1995, et corroborés par des documents justificatifs obtenus par mandat auprès de la banque de Pacific Pants (la Banque Hong Kong du Canada). Il a déclaré ce qui suit : [traduction] « Ayant maintenant eu la possibilité d’examiner les mêmes documents (obtenus au moyen de notre demande d’accès à l’information) que les agents, nous avons franchement eu bien de la difficulté à faire concorder les mêmes chiffres que ceux qui sont indiqués sur cette feuille de calcul. » [Non souligné dans l’original.]
[33] Il a fait état de ses motifs, et a ajouté ceci : [traduction] « [e]n outre, il semble que (les enquêteurs) n’ont jamais tenu compte, sinon peu, du fait que les paiements ont pu avoir été faits dans le cours normal des affaires au titre de dépenses telles que le quota ou l’achat de commissions de mandataire, ou pour des sommes avancées (au mandataire) et tenues dans un compte à l’étranger en prévision de paiements de marchandises à venir », ce que M. Kaufman explique comme suit au paragraphe suivant de sa lettre datée du 11 juin 2006 : [traduction] « il ne s’agit pas d’expéditions de lots partiels mais plutôt de fonds “avancés” pour payer des marchandises qui deviennent tout à coup disponibles (sur le marché) à cause de l’annulation d’une commande, d’un excédent de production, d’une faillite, etc. ».
[34] Il a fait un commentaire à propos de la pièce jointe « M » où sont détaillés les achats faits auprès de Tate entre janvier 1996 et 1998, d’un montant de 3 001 275 $. Il a ajouté qu’il n’existait aucune preuve de paiements effectués par télex (faits par la banque) dans le dossier. Autrement dit, il n’avait aucun document justificatif.
[35] Il a terminé en disant que Pacific [traduction] « avançait régulièrement des fonds à son ou ses mandataires à l’étranger pour faciliter l’achat rapide de marchandises au cas où ces dernières apparaîtraient sur le marché à prix fort avantageux. Il s’agissait là, pour notre client, d’une pratique courante ». Il a demandé à tenir une réunion (D.D., volume II, pages 548 à 550).
[36] Comme il est indiqué dans un « Résumé de cas et motifs de décision » daté du 13 juin 2006, l’arbitre Lepage a recommandé qu’il soit décidé :
· qu’il y avait eu infraction à la Loi sur les douanes à l’égard de l’avis signifié;
· que, conformément à l’article 133 de la Loi sur les douanes, la demande de paiement soit retirée (D.D., volume II, pages 551 à 560).
[37] Pour arriver à sa recommandation, l’arbitre Lepage a passé en revue les procédures et les preuves, y compris les éléments qu’elle avait en main, lesquels englobaient les preuves additionnelles à l’appui des feuilles de travail nos 14, 3, 4 et 30 que les demandeurs n’avaient jamais reçues parce qu’elles n’avaient pas été envoyés à M. Kaufman.
[38] À la page 5, l’arbitre Lepage a écrit ce qui suit :
[traduction]
En ce qui concerne les paiements additionnels, l’enquêteur explique
qu’il a été conclu, après avoir analysé les journaux des décaissements et des achats
et les documents bancaires de PPC, ainsi que les factures de Tate Fashion,
qu’entre 1995 et janvier 1998, PPC avait acheté pour 3 947 443,76 $
de marchandises auprès de Tate Fashion, alors qu’entre mai 1995 et octobre 1997
les décaissements totalisaient 8 179 291,85 $. Il a été signalé
qu’étant donné que les inscriptions dans le journal des achats et celui des décaissements
de PPC avaient pris fin en janvier 1996 et en octobre 1997, respectivement, le
journal des achats de l’entreprise avait été « reconstitué » à partir
des factures du vendeur. L’enquêteur a par la suite « rectifié d’un
montant de 1 904 895 $ certaines importations
sous-déclarées », ce qui donne à penser que la différence serait peut-être
attribuable à des paiements de frais de quota concernant des marchandises non
déclarées.
[39] À la page 9, l’arbitre Lepage conclut ce qui suit au sujet des paiements additionnels :
[traduction]
Néanmoins, le demandeur soutient que le prix réel payé pour l’ensemble des
marchandises contenues dans les expéditions a été convenablement déclaré. Il
ajoute qu’il n’existe aucune preuve à l’appui de l’allégation de
sous-évaluation de l’Agence. En ce qui concerne cette allégation, il ressort
d’un examen de la méthode employée par les enquêteurs que ces derniers ont
comparé les journaux des décaissements et des achats de PPC, les documents
bancaires ainsi que les factures de Tate Fashion, après avoir « rectifié d’un
montant de 1 904 895 $ certaines importations non déclarées ».
Cependant, en ce qui concerne l’allégation de sous-évaluation, malgré un examen
détaillé des rapports figurant dans le dossier il n’existe aucune preuve qui
établisse positivement que les décaissements forfaitaires étaient des paiements
additionnels destinés à Tate Fashion expressément pour les marchandises en
question et que, de ce fait, les factures utilisées pour corroborer les
documents comptables faisaient état d’une valeur frauduleuse. Une corrélation
directe entre les « décaissements » inscrits et les factures ou les commandes
particulières n’a pas été établie. Dans ce contexte, l’allégation relative à
l’évitement de recettes est, au mieux, douteuse.
Il est signalé que les accusations criminelles auxquelles les demandeurs ont plaidé coupables avaient trait à de la contrebande et à de fausses informations relatives à des permis d’importation, plutôt qu’à un cas de sous-évaluation. [Non souligné dans l’original.]
[40] Le délégué du ministre n’a pas souscrit à la recommandation de l’arbitre Lepage. Dans sa lettre de décision datée du 12 avril 2007 (quelque huit mois après avoir reçu la recommandation de l’arbitre Lepage) et transmise à M. Liebman, avec copie à Zave Kaufman, il a décidé, à l’instar de l’arbitre Lepage, qu’en vertu des dispositions de l’article 131 de la Loi sur les douanes il y avait eu infraction à la Loi ou au Règlement en rapport avec l’avis qui avait été signifié. Il a également exprimé l’avis qu’aux termes des dispositions de l’article 133 de la Loi sur les douanes, la demande de paiement du montant de la confiscation était maintenue car, étant donné qu’une déclaration véridique et complète concernant la valeur et la quantité des marchandises n’avait pas été faite à Douanes Canada, la confiscation était justifiée.
[41] Le délégué du ministre a informé M. Liebman que [traduction] « après avoir examiné la preuve au dossier fournie par vous et par les enquêteurs des Douanes, il m’a été impossible de souscrire à vos observations selon lesquelles la différence entre les fonds payés par Pacific Pants au cours de la période visée par l’enquête avait trait à l’achat “anticipé” de marchandises qui pouvaient tout à coup devenir disponibles sur le marché à prix fort avantageux ».
[42] De l’avis du délégué du ministre, [traduction] « la preuve au dossier établit clairement que Pacific Pants a fait des paiements additionnels à Tate Fashion au cours de la période visée par l’enquête ».
[43] Il a ajouté en outre que Pacific Pants n’avait fourni aucune preuve pour montrer que les paiements additionnels relevés par les enquêteurs de Douanes Canada avaient [traduction] « été utilisés pour les raisons que vous invoquez ou que les fonds n’ont jamais été restitués à Pacific Pants » et, a-t-il conclu, en l’absence des preuves [traduction] « à l’appui de votre prétention selon laquelle la différence de paiements entre votre client et Tate Fashion avait trait à des achats anticipés de marchandises et non aux marchandises réelles qui ont été importées lors de la période visée par l’enquête, ma seule conclusion est que les paiements additionnels étaient destinés aux marchandises importées durant la période visée par l’enquête, que cela a donné lieu à une sous-évaluation du prix véritable des marchandises et qu’une infraction à la Loi sur les douanes a bel et bien eu lieu ». [Non souligné dans l’original.]
Analyse
1. La portée des instructions à donner
a) Exposé
[44] Comme il a été indiqué, l’avocat du ministre soutient que le nouvel examen de la demande devrait être fondé sur les renseignements contenus dans le dossier certifié du tribunal que le délégué du ministre avait en main, et qui inclurait les renseignements que M. Kaufman n’avait pas vus à l’égard de certaines feuilles de calcul (renseignements transmis à l’arbitre le 19 décembre 2005 par l’enquêteur McKenna), ainsi que les renseignements figurant dans les observations d’avril 2004 de l’enquêteur. L’avocat du ministre a formulé un point supplémentaire. À son avis, d’après la décision rendue par la Cour d’appel fédérale dans Francella c. Procureur général du Canada, 2003 CAF 441 (Francella) l’Agence ne devrait pas avoir la possibilité de produire de nouveaux éléments de preuve qui existaient à l’époque où agissait le délégué du ministre mais qu’il n’avait pas en main. Autrement dit, l’Agence ne devrait pas avoir droit à « un second essai ». Il a expliqué sa position en termes succincts, aux paragraphes 20 et 21 de ses observations écrites :
[traduction]
20. Compte tenu de Francella c. P.G. Canada, le défendeur convient qu’il est trop tard pour donner à l’enquêteur qui a délivré l’avis modifié de confiscation compensatoire la possibilité d’introduire des éléments de preuve qui auraient pu être soumis au ministre au cours de l’arbitrage.
21. Le défendeur soutient donc que la Cour devrait renvoyer l’affaire au ministre pour nouvel examen sur la base du seul dossier que ce dernier avait en main quand il a rendu sa décision le 12 avril 2007. (Plus précisément, il est trop tard pour l’enquêteur de l’ASFC qui a délivré l’avis modifié de confiscation compensatoire pour fournir au ministre les preuves justificatives manquantes qui sont mentionnées dans les documents d’« identification des références » qui sont joints à chacune des feuilles de calcul, et ce, même si ces preuves justificatives pourraient prouver que la demande de paiement de 1 615 151,10 $ est parfaitement fondée dans les faits et en droit.)
[45] L’arrêt Francella, précité, étaye les observations de l’avocat du ministre sur ce point. Cette affaire, qui portait sur l’imposition de pénalités à la demanderesse sous le régime de la Loi sur l’assurance-emploi, a été tranchée par le juge Rothstein à l’époque où celui-ci était membre de la Cour d’appel fédérale. Voici ce qu’il a écrit, aux paragraphes 8 et 9 de la décision :
[8] Dans le cas où un juge-arbitre renvoie l'affaire pour un nouvel examen au même conseil arbitral ou à un conseil arbitral constitué d'autres membres, le caractère de novo de l'audience de réexamen dépend des conditions auxquelles le renvoi a été ordonné par le juge-arbitre et des exigences de l'équité procédurale. Dans la mesure où il n'y a pas d'iniquité manifeste, le juge-arbitre a la latitude de préciser de quelle manière l'affaire doit être instruite dans le renvoi pour un nouvel examen, soit par une nouvelle audience à laquelle on présentera une nouvelle preuve, soit par une audience basée sur le dossier déposé devant le premier conseil arbitral, soit encore par un mélange des deux. Il peut arriver que la nouvelle preuve soit limitée à des questions spécifiques. Je ne laisse pas entendre que ces options soient exhaustives. Ce que je tiens à établir, c'est que dans la mesure où la procédure est équitable, il existe un certain nombre d'options entre lesquelles peut choisir le juge-arbitre qui renvoie une affaire pour un nouvel examen par un conseil arbitral. Il n'est certainement pas nécessaire que l'audience relative au nouvel examen soit de novo.
[9] S'agissant de l'équité, je n'ai pas l'intention d'énumérer exhaustivement les circonstances dans lesquelles autoriser ou refuser la production d'une nouvelle preuve pourrait être inéquitable. Chaque affaire doit être examinée selon les faits de l'espèce. Cependant, sauf dans des circonstances très exceptionnelles, il me semble qu'il serait inéquitable au plan de la procédure de renvoyer une affaire pour un nouvel examen uniquement pour donner l'occasion à une partie de présenter une nouvelle preuve qu'elle aurait pu produire à une audience antérieure. En général, lorsque les parties terminent la présentation de la preuve, elles passent ensuite à l'argumentation et l'affaire est jugée sur le fondement de la preuve qui a été produite. Si un élément de preuve n'a pas été produit, intentionnellement ou accidentellement, et s'il se trouve par la suite qu'il aurait été utile à l'une des parties, il est généralement trop tard pour l'admettre en preuve. La partie opposée peut avoir défini sa stratégie en fonction d'éléments de preuve qui n'ont pas été présentés ou même avoir fait des aveux préjudiciables en se basant sur l'absence de ces éléments de preuve.
[Non souligné dans l’original.]
[46] Dans les circonstances particulières de l’affaire dont il était saisi, le juge Rothstein est arrivé à la conclusion qu’il était inéquitable de donner à la Commission de l’assurance-emploi la possibilité de fournir de nouveaux éléments de preuve qui n’avaient pas été soumis au conseil arbitral. C’est ce qu’il a écrit au paragraphe 11 de ses motifs :
[11] Toutefois, même si ces termes pouvaient s'interpréter comme autorisant la production d'une nouvelle preuve, j'estime qu'il serait inéquitable d'autoriser une nouvelle preuve en l'espèce. Dans sa décision du 1er août 2000, le juge-arbitre n'a pas été persuadé que les éléments de preuve produits devant le premier conseil arbitral justifiaient de conclure que des déclarations fausses ou trompeuses avaient été faites sciemment sur les cartes de déclaration. Dans ses décisions du 18 janvier 2002, il a confirmé que le seul motif du renvoi de l'affaire à un conseil arbitral constitué différemment était l'absence de preuve à l'appui de l'allégation que les demandeurs avaient fait des déclarations fausses ou trompeuses. Il était inéquitable de donner à la Commission « une seconde chance ». La Commission n'était pas l'appelante devant le juge-arbitre. Il n'y a eu aucune conclusion affirmant l'existence d'une erreur de droit ou de procédure aux premières audiences du conseil arbitral. Il serait inéquitable d'accorder gain de cause à la Commission à l'égard des appels des demandeurs, particulièrement en l'absence de toute conclusion d'erreur de la part du premier conseil arbitral.
[Non souligné dans l’original.]
[47] En l’espèce, l’avocat des demandeurs invoque les motifs suivants à l’appui de son argument en faveur d’instructions assimilables à un « verdict imposé » :
· il ne reste aucune question de fait à régler. La totalité des éléments de preuve qui se trouvaient dans le dossier certifié du tribunal ont été soumis à l’arbitre Lepage. En particulier, il n’y a aucun fondement à la prétention du ministre selon laquelle les demandeurs ont plaidé coupables à neuf chefs en vertu de l’article 158 de la Loi sur les douanes car il n’existe aucune preuve dans le dossier certifié que cela est le cas. Il soutient que les éléments de preuve figurant dans le dossier de requête modifié du ministre ne sont pas suffisants pour établir le bien-fondé des arguments des demandeurs;
· la totalité des éléments de preuve que l’arbitre Lepage a pris en considération pointe dans la même direction : elle n’avait en main aucune preuve susceptible de l’amener raisonnablement à conclure que les demandeurs avaient sous-évalué les marchandises – qui sont visées par l’avis - et payé la valeur véritable de ces marchandises en effectuant des paiements additionnels. Les enquêteurs et, en particulier, leur supérieur immédiat à l’Agence se sont rendus compte qu’il n’y avait aucune corrélation directe entre les inscriptions de décaissements et des factures ou des commandes particulières. Ce supérieur a fait irrégulièrement pression auprès du décideur pour qu’il annule la recommandation de l’arbitre Lepage;
· une instruction de renvoi est une option appropriée car le ministre a manqué à l’obligation que lui impose la loi de rendre une décision « dans les meilleurs délais possible en l’espèce » et les conséquences du délai (13 années après l’importation des marchandises) empêchent tout à fait les demandeurs de répliquer convenablement aux allégations;
· il a souligné qu’un renvoi à la suite d’un verdict imposé est également justifié parce que mon collègue, le juge Russell, a déjà clairement indiqué dans la décision Leasak c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2006 CF 1397 qu’il était inacceptable qu’un arbitre reçoive des observations d’agents de Douanes Canada sans donner à la personne directement visée la possibilité d’y répondre. L’avocat des demandeurs a soutenu qu’en l’espèce la conduite des arbitres de la Direction générale des recours reflétait ce que la Cour avait interdit dans Leasak et qu’il fallait les sanctionner pour cela en recourant à un verdict imposé.
b) Les conclusions sur ce point
[48] Il ressort clairement de la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale et de la présente Cour que les dispositions de l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales - lesquelles prévoient que la Cour peut, sur présentation d’une demande de contrôle judiciaire, au moment d’infirmer une décision et de la renvoyer pour nouvel examen, le faire « conformément aux instructions qu’elle estime appropriées » - sont d’une portée suffisamment large pour autoriser la Cour à ordonner que la décision soit prise dans le cadre d’un nouvel examen de la part de l’office fédéral, mais qu’une telle instruction est un pouvoir exceptionnel qu’il ne convient d’exercer que dans les cas les plus limpides. Le juge Evans, s’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale, a écrit ce qui suit au paragraphe 14, dans l’arrêt Rafuse c. Canada (Commission d’appel des pensions), 2002 CAF 31 :
[14] Bien que la Cour puisse donner des directives quant à la nature de la décision à rendre lorsqu'elle annule la décision d'un tribunal, il s'agit d'un pouvoir exceptionnel ne devant être exercé que dans les cas les plus clairs : Xie, précité, au paragraphe 18. Ce pouvoir doit rarement être exercé dans les cas où la question en litige est de nature essentiellement factuelle (Ali c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 3 C.F. 73 (C.F. 1re inst.)), surtout lorsque, comme en l'espèce, le tribunal n'a pas tiré la conclusion pertinente.
[Non souligné dans l’original.]
[49] Dans l’arrêt Rafuse, le juge Evans a cité en y souscrivant la décision que la juge Reed avait rendue dans Ali c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 3 C.F. 73. Dans cette décision-là, la juge Reed a énoncé, au paragraphe 18 de ses motifs, les types de facteurs dont il faudrait tenir compte pour justifier le prononcé d’une décision imposée au sujet de la tenue d’un nouvel examen :
[…]
· Les preuves versées aux débats sont-elles si nettement concluantes qu’une seule conclusion puisse en être tirée?
· La seule question à trancher est-elle une pure question de droit, concluante aux fins de la cause?
· La question de droit ainsi posée est-elle fondée sur des faits qui sont admis et sur des preuves incontestées?
· L’affaire dépend-elle d’une question de fait sur laquelle la preuve est partagée?
[50] Je suis disposé à allonger cette liste de facteurs de façon à y inclure les délais administratifs déraisonnables qui causent préjudice. Je me fonde sur la décision que la Cour suprême du Canada a rendue dans Blencoe c. Colombie-Britannique (Commission des droits de la personne), [2000] 2 R.C.S. 307 (Blencoe), au paragraphe 160 :
160 Comme nous l’avons vu, les principaux facteurs dont l’ensemble de la jurisprudence moderne en droit administratif nous invite à tenir compte sont la longueur, la cause et les effets. Grâce à une meilleure compréhension des différents types de délai et des différents contextes dans lesquels ils se situent, nous considérons que, pour évaluer le caractère raisonnable d’un délai administratif, trois facteurs principaux doivent être appréciés :
1) le délai écoulé par rapport au délai inhérent à l’affaire dont est saisi l’organisme administratif en cause, ce qui comprendrait la complexité juridique (y compris l’existence de questions systémiques particulièrement complexes) et la complexité factuelle (y compris la nécessité de recueillir de grandes quantités de renseignements ou de données techniques), ainsi que les délais raisonnables pour que les parties ou le public bénéficient de garanties procédurales;
2) les causes de la prolongation du délai inhérent à l’affaire, ce qui comprendrait notamment l’examen de la question de savoir si la personne touchée a contribué ou renoncé à certaines parties du délai, et celle de savoir si l’organisme administratif a utilisé aussi efficacement que possible les ressources dont il disposait;
3) l’incidence du délai, considérée comme englobant le préjudice sur le plan de la preuve et les autres atteintes à l’existence des personnes touchées par le délai qui s’écoule. Cela peut également comprendre l’examen des efforts que les différentes parties ont déployés pour réduire au minimum les effets négatifs en fournissant des renseignements ou en apportant des solutions provisoires.
[…]
[Non souligné dans l’original.]
[51] En l’espèce, l’avocat des demandeurs soutient que le temps mis pour faire enquête et rendre une décision était déraisonnable et qu’il a causé un grave préjudice à la cause de ses clients, et ce, au point où ces derniers ont perdu une possibilité de rassembler des éléments de preuve leur permettrant de soumettre des arguments convaincants au ministre.
[52] Je ne suis pas disposé à conclure, au vu des faits de l’espèce, que le temps mis pour faire enquête et rendre une décision était déraisonnable. Selon la preuve figurant dans le dossier, les observations relatives à la demande de paiement du montant de la confiscation ont été, d’un commun accord, repoussées jusqu’à la mainlevée des marchandises qui faisaient l’objet de la saisie matérielle. Il ressort également du dossier que les demandeurs eux-mêmes ont été responsables d’une bonne part de ce délai (voir les paragraphes 14, 16, 20, 23, 24, 27 et 30 des présents motifs).
[53] À l’audition de la présente affaire, j’ai dit aux deux avocats que je me souciais dans une très large mesure de l’allégation des demandeurs selon laquelle l’écoulement du temps avait éliminé toute chance de réunir les éléments de preuve qui leur auraient permis de faire valoir de façon convaincante que les paiements additionnels faits à Tate ne concernaient pas la valeur réelle des marchandises importées faisant l’objet de l’enquête. Cet argument reposait sur l’hypothèse que les documents saisis auprès de Pacific n’étaient pas à la disposition des demandeurs parce que Douanes Canada ne pouvait pas les trouver. S’ajoutaient à cela la faillite de Tate et le fait que la Banque de Hong Kong ne disposait pas de documents de paiement.
[54] Au vu de la preuve qui m’a été soumise, je ne suis pas persuadé que les demandeurs ont établi l’existence d’un préjudice. Il est manifeste que l’avocat des demandeurs, Zave Kaufman, est parvenu à obtenir, par l’entremise de la Loi sur l’accès à l’information, une partie ou la totalité des documents de Pacific qui avaient été saisis, ce qui lui a permis de présenter ses observations le 11 juin 2006 à l’arbitre Lepage. En particulier, ces observations portent sur une série de feuilles de calcul désignées en tant que pièces jointes « L » et « M » et réunies par les enquêteurs à Douanes Canada.
[55] À ce stade-ci, la Cour ignore quels documents Maître Kaufman a reçus grâce à sa demande d’accès : a-t-il reçu une copie de tous les documents saisis auprès de Pacific, ou juste une partie d’entre eux; quels documents de Pacific a-t-il obtenus par sa demande d’accès et en manque-t-il et, si oui, quel en est l’effet sur la preuve des demandeurs? La réponse à ces questions est inconnue; il incombait aux demandeurs de fournir une preuve du préjudice subi. À mon avis, ils ne l’ont pas fait.
[56] Compte tenu de mes conclusions quant au caractère raisonnable du délai et à l’absence de préjudice établi, il est inutile que j’examine la question de savoir si une décision imposée constituerait une réparation appropriée dans les circonstances. Voir l’analyse faite sur ce point dans Blencoe, aux paragraphes 178 à 186, où il est fait référence au paragraphe 181 de l’arrêt Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration c. Tobiass, [1997] 3 R.C.S. 391 (voir aussi la décision récente de la Cour suprême du Canada dans Charkaoui c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2008 CSC 38).
[57] Une lecture de ces décisions m’amène à penser que la réparation que proposent les demandeurs – un verdict imposé – serait trop sévère, même si le juge MacKay, dans la décision ACL Canada Inc. c. La Reine, 107 D.L.R. (4th) 736, aux pages 758 à 760 (ACL Canada), avait prévenu la Division de l’arbitrage que, dans les appels relatifs à des mesures d’exécution des douanes, l’équité procédurale était fort importante, surtout dans le cas d’échanges de renseignements entre un arbitre et des agents des douanes sans divulgation de ces renseignements à la personne visée par la mesure d’exécution. Dans Leasak, le juge Russell a fondé sa décision sur celle du juge MacKay dans ACL Canada.
[58] À la Division de l’arbitrage, aujourd’hui la Direction générale des recours, les arbitres auraient dû savoir qu’il était erroné de recevoir des renseignements d’enquêteurs sans les communiquer à l’avocat des demandeurs.
[59] Il y a une autre raison pour refuser d’imposer une décision au stade du nouvel examen dans cette affaire. Le paysage factuel et les inférences raisonnables qu’il est possible d’en tirer ne sont pas, dans une large mesure, réglés. Une décision imposée, me semble-t-il, rendrait inutile l’objet même du nouvel examen : permettre aux demandeurs de faire des commentaires sur des éléments de preuve qui auraient dû leur être communiqués à bon droit et qui ne l’ont pas été.
[60] Pour ces raisons, la demande des demandeurs en vue d’obtenir une décision imposée au stade du nouvel examen est rejetée.
2. La question des dépens
a) Exposé
[61] L’historique de la présente demande de contrôle judiciaire est le suivant :
· 11 mai 2007 – Avis de demande déposé par les demandeurs;
· 17 mai 2007 – Avis de comparution déposé par le ministre et indiquant que ce dernier [traduction] « entend s’opposer à cette demande »;
· 8 juin 2007 – Dépôt du dossier certifié du tribunal;
· 13 juillet 2007 – Ordonnance du protonotaire Morneau délivrée avec le consentement des parties et prorogeant le délai jusqu’au 31 juillet 2007 pour pouvoir signifier et déposer l’affidavit des demandeurs et prévoyant que l’affidavit du défendeur soit signifié et déposé 60 jours après la signification de l’affidavit des demandeurs;
· 19 octobre 2007 – Ordonnance du protonotaire Aronovitch rendue à la demande de l’avocat du défendeur, avec le consentement des demandeurs, et suspendant la demande de contrôle judiciaire jusqu’au 1er février 2008, avec production ce jour-là du ou des affidavits du défendeur. Le dossier indique que le motif sous-jacent est la tenue de négociations en vue d’un règlement. Aucun affidavit, en vertu de l’article 307 des Règles des Cours fédérales (1998) (les Règles), n’a été déposé pour le compte du défendeur;
· 12 mars 2008 – Les demandeurs signifient et déposent leur dossier;
· 17 avril 2008 – Les demandeurs déposent une demande d’audience;
· 3 juin 2008 – Ordonnance fixant l’audition de la présente demande de contrôle judiciaire à Montréal, le 2 septembre 2008;
· 6 août 2008 – Lettre de l’avocat du défendeur, informant la Cour que ce dernier ne s’opposerait pas à la demande de contrôle judiciaire et indiquant de plus que le défendeur déposerait auprès de la Cour une requête en vue d’obtenir une ordonnance faisant droit à l’appel, et annulant la décision datée du 12 avril 2007 du délégué du ministre;
· 12 août 2008 – Dépôt du dossier de requête du défendeur;
· 14 août 2008 – Ordonnance de la présente Cour fixant la procédure à suivre pour l’audition de la requête à laquelle se rapportent les présents motifs.
[62] Les demandeurs sollicitent les dépens avocat-client pour la présente demande de contrôle judiciaire. Les parties reconnaissent que la Cour jouit d’une vaste latitude pour ce qui est de fixer les dépens (voir Consorzio Del Prosciutto Di Parma c. Maple Leaf Meats, 2002 CAF 417). La Cour suprême du Canada a toutefois indiqué aux tribunaux à quel moment il convient d’accorder des dépens sur la base avocat-client.
[63] Dans l’arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, au paragraphe 77, la juge L’Heureux-Dubé, faisant référence à l’arrêt Young c. Young, [1993] 4 R.C.S. 3, a décrété que « [l]es dépens comme entre procureur et client ne sont généralement accordés que s’il y a eu conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante d’une des parties » dans la conduite du litige.
b) Les conclusions sur ce point
[64] Je suis d’avis que l’on ne peut pas accorder de dépens avocat-client en l’espèce. Les demandeurs n’ont pas montré que la conduite du défendeur ou de son avocat satisfait au critère d’une « conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante ». En fait, l’avocat des demandeurs fait état, au paragraphe 32 de sa réponse à la requête du défendeur, d’un point de vue flatteur envers la conduite de l’avocat du défendeur.
[65] L’avocat des demandeurs soutient que le défendeur a consenti à la toute dernière minute à la demande de contrôle judiciaire, ce qui a obligé ses clients à déposer une demande en vertu de l’article 317 des Règles, à déposer un affidavit et à établir un dossier des demandeurs. L’avocat soutient de nouveau qu’il convient de sanctionner l’imposition de dépens avocat-client car la jurisprudence prévient les arbitres de prendre grand soin de ne pas manquer à l’équité procédurale.
[66] Je signale que quand les demandeurs ont déposé leur demande de contrôle judiciaire, ils ont indiqué au défendeur qu’un élément central de leur cause était des questions d’équité procédurale. En outre, lorsque le défendeur a reçu le dossier certifié du tribunal, il est devenu évident que les manquements interdits avaient eu lieu.
[67] Comme je l’ai indiqué, cette conduite ne justifie pas l’imposition de dépens avocat-client selon l’interprétation que je fais de la jurisprudence sur ce point. Toutefois, je suis d’avis que le défendeur aurait dû réagir avec plus célérité quand il est devenu évident que la procédure présentait des problèmes d’équité. Il est à l’honneur de l’avocat du défendeur d’avoir demandé une suspension de procédure le 19 octobre 2007. Rien n’explique dans le dossier pourquoi l’affaire n’a pas été réglée.
[68] Comme l’a fait remarquer le juge Rothstein dans Consorzio Del Prosciutto Di Parma, la Cour a entière discrétion quant au montant des dépens à adjuger. Dans les circonstances de l’espèce, il convient d’imposer des dépens entre parties majorés, non pas pour punir le défendeur mais pour indiquer que, au vu du dossier dont j’ai été saisi, le temps mis pour régler la présente demande de contrôle judiciaire a obligé les demandeurs à engager des dépenses inutiles, tout en gardant à l’esprit, comme il a été dit dans Consorzio, au paragraphe 9, que l’objectif d’une adjudication de dépens est d’accorder une contribution appropriée à l’égard des dépens avocat-client. L’attribution que suggère l’avocat du défendeur, laquelle est fixée à la colonne III du tableau joint au tarif B, est insatisfaisante dans les circonstances.
[69] Une contribution appropriée à l’égard des dépens avocat-client consiste à fixer les dépens en prenant pour base la colonne V, au point médian de l’échelle prescrite pour les éléments appropriés.
3. Post-scriptum
a) Motifs adéquats
[70] L’avocat des demandeurs a fait état dans son argumentation que, en l’espèce, le délégué du ministre n’avait pas fourni de motifs adéquats au soutien de sa décision de maintenir la demande de paiement du montant confisqué. Il existe une foule de décisions où il est dit qu’un tribunal administratif doit fournir des motifs adéquats. De façon générale, les motifs doivent être appropriés, pertinents et intelligibles et permettre à la partie concernée d’évaluer les possibilités d’appel; ils doivent exposer le raisonnement qui a mené aux conclusions tirées (voir Northwestern Utilities Ltd. c. Edmonton, [1979] 1 R.C.S. 684, à la page 707).
[71] Dans une affaire comme celle-ci où les montants en cause sont élevés, les motifs doivent tenir compte des principaux éléments des observations présentées (voir Lee c. Canada, [1994] 1 C.F. 15, aux pages 26 et 27).
[72] Je ne propose pas de faire des commentaires sur le caractère adéquat des motifs donnés par le délégué du ministre dont la décision fait l’objet d’un contrôle parce que l’affaire n’a été soulevée qu’à l’audience. Cependant, j’ai profité de l’occasion pour énoncer les principes généraux qui s’appliquent à ce point de façon à guider les motifs qui seront établis dans le cadre du nouvel examen.
b) Observations sur le nouvel examen
[73] L’avocat du défendeur a proposé que les demandeurs ne soient autorisés qu’à présenter des observations sur les preuves ou les observations figurant dans le dossier qui ne leur avaient pas été communiquées avant la décision du 12 avril 2007. Je ne souscris pas à cette proposition, qui est trop restrictive dans les circonstances et qui causera vraisemblablement des difficultés. Les demandeurs devraient pouvoir formuler les observations qu’ils estiment appropriées au stade du nouvel examen.
JUGEMENT
LA PRÉSENTE COUR ORDONNE :
1. la désignation du défendeur est changée pour le « ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile », conformément à l’article 2 de la Loi sur les douanes, L.R.C. 1985, ch. 1 (2e suppl.);
2. la demande de contrôle judiciaire des demandeurs est accueillie, avec dépens; la décision du ministre, datée du 12 avril 2007 et rendue conformément à l’article 133 de la Loi sur les douanes, est annulée et l’affaire renvoyée au ministre pour nouvel examen avec les instructions suivantes, en tenant compte des motifs que la présente Cour a rendus aujourd’hui :
(a) le nouvel examen sera tenu et tranché par un délégué du ministre différent, dûment nommé;
(b) le nouvel examen sera tranché sur la base du dossier qui existait à l’époque où le délégué du ministre a rendu sa décision datée du 12 avril 2007, soit le dossier certifié qui a été déposé en l’espèce;
(c) les demandeurs peuvent déposer des éléments de preuve et formuler des observations;
(d) la présente Cour demeurera saisie de l’affaire au stade du nouvel examen afin d’aider les parties à mettre en application le présent jugement d’une manière conforme aux présents motifs;
3. les demandeurs auront droit à leurs dépens entre parties, fixés conformément à la colonne V du tarif B des Règles, et ce, au point médian de l’échelle de cette colonne pour chaque élément de coût pertinent.
« François Lemieux »
Juge
Traduction certifiée conforme
[…], trad. a., LL.L
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-811-07
INTITULÉ : PACIFIC PANTS COMPANY INC. ET AL c.
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
LIEU DE L’AUDIENCE : MONTRÉAL (QUÉBEC)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 2 SEPTEMBRE 2008
DATE DES MOTIFS : LE 18 SEPTEMBRE 2008
COMPARUTIONS :
Peter Kirby
|
POUR LES DEMANDEURS |
Jacques Minar
|
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Fasken Martineau DuMoulin, s.r.l. Montréal (Québec)
|
POUR LES DEMANDEURS |
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada
|
POUR LE DÉFENDEUR |