Toronto (Ontario), le 17 septembre 2008
En présence de monsieur le juge Zinn
ENTRE :
STAN LOUTTIT
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
LE MINISTRE DES RESSOURCES NATURELLES
(L’HONORABLE GARY LUNN C.P., DÉPUTÉ) et
LA SOCIÉTÉ DE GESTION DES DÉCHETS NUCLÉAIRES
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s’agit d’un appel interjeté en vertu de l’article 51 des Règles des Cours fédérales contre l’ordonnance de la protonotaire Milczynski datée du 8 juillet 2008 et rejetant une requête pour que soient ajoutés les paragraphes 3 et 45 à 54 (la « réparation subsidiaire ») dans la demande consolidée et révisée. Les appelants souhaitent également obtenir une ordonnance leur accordant l’autorisation de modifier la demande maintenant consolidée sans avoir à souligner ces modifications, une ordonnance prolongeant le délai pour servir le présent avis de requête servant à interjeter appel de l’ordonnance de la protonotaire Milczynski, en plus de leurs dépens dans cette requête. La requête pour prolonger le délai est accueillie, sur consentement.
Contexte
[2] Deux avis de demande ont été présentés par les appelants le 16 juillet 2007 concernant des décisions distinctes mais connexes rendues par le ministre des Ressources naturelles et le gouverneur en conseil, en application de l’article 15 de la Loi sur les déchets de combustible nucléaire, LC 2002, c. 23. Ces demandes sollicitaient des brefs de certiorari et un jugement déclaratoire général.
[3] Ces deux demandes ont été entendues en parallèle. Elles reposent sur des faits et des questions juridiques similaires; vu la nature des demandes, les appelants ont déposé une requête pour différentes mesures de redressement de nature procédurale, y compris la consolidation de ces demandes, qui a été accordée par la protonotaire sur consentement. Les appelants ont également demandé une modification de leur acte de procédure pour pouvoir ajouter certaines précisions à leur plaidoirie concernant la demande de jugement déclaratoire, de même que pour plaider les faits substantiels appuyant cette demande de redressement. C’est la seule partie de la requête qui a été contestée quand la requête a été entendue. Plus précisément, la modification demandée consistait à ajouter ce qui suit au paragraphe 3 de la demande :
[traduction]
À titre subsidiaire, les demandeurs réclament ce qui suit :
a. une ordonnance déclarant que la décision du ministre ne peut être mise en application dans les secteurs contenant des roches sédimentaires datant de l’Ordovicien (y compris les secteurs qu’occupent les Premières nations de Mushkegowuk autour de la baie James);
b. une ordonnance déclarant que la décision du Cabinet ne peut être mise en application dans les secteurs contenant des roches sédimentaires datant de l’Ordovicien (y compris les secteurs qu’occupent les Premières nations de Mushkegowuk autour de la baie James);
c. une ordonnance déclarant que la décision du ministre permet uniquement l’élimination de 3,6 à 4,4 millions de grappes de déchets de combustible nucléaire;
d. une ordonnance déclarant que la décision du Cabinet permet uniquement l’élimination de 3,6 à 4,4 millions de grappes de déchets de combustible nucléaire;
e. une ordonnance déclarant que la décision du ministre permet uniquement l’élimination de déchets de combustible nucléaire provenant des installations nucléaires existantes utilisant le combustible d’uranium naturel;
f. une ordonnance déclarant que la décision du ministre permet uniquement l’élimination de déchets de combustible nucléaire provenant des installations nucléaires existantes utilisant le combustible d’uranium naturel;
[4] Les parties pertinentes des motifs de la protonotaire pour rejeter la requête en réparation subsidiaire sont les suivantes :
[traduction]
Les principes généraux relatifs à une requête en modification sont assez bien
établis. L’article 75 des Règles des Cours fédérales prévoit que la
Cour peut, à tout moment, autoriser une partie à modifier son acte de
procédure, aux conditions qui permettent de protéger les droits de toutes les
parties, sauf lorsqu’il en résulterait un préjudice à une partie qui ne
pourrait être réparé au moyen de dépens, et à condition que la modification ait
un lien avec les questions en litige ou aide à préciser les vraies questions et
la controverse entre les parties.
La partie qui demande l’autorisation de modifier un acte de procédure n’a pas à prouver ses allégations suivant la norme de preuve requise, et la Cour doit présumer que les faits plaidés dans les modifications sont véridiques. Il convient également, lors d’une telle requête, de soumettre la modification proposée au même critère qu’une requête en radiation, en tenant compte en particulier des motifs énumérés à l’article 221 des Règles, notamment en se demandant si les modifications proposées révèlent une cause d’action valable, sont scandaleuses, frivoles ou vexatoires, ou sont telles qu’elles risquent de nuire à l’instruction équitable de l’action sur le fond ou de la retarder.
[…]
Je conviens avec les parties intimées que cette mesure de réparation subsidiaire ne s’applique pas. Il faudrait pour ce faire que la Cour rende des décisions stratégiques précises concernant l’élimination de déchets de combustible nucléaire : lieu de l’élimination, quantités de combustible à éliminer et source des déchets de combustible nucléaire. De telles décisions nécessitent que l’on prenne en considération une variété de facteurs scientifiques, sociaux, économiques et politiques, en plus des exigences de la Loi sur les déchets de combustible nucléaire.
Même si la Cour peut vérifier si un décideur qui prend de telles décisions stratégiques a le pouvoir de prendre ces décisions et le fait en conformité avec les exigences des processus décisionnels légaux et administratifs, elle ne peut vérifier le bien-fondé de la décision ou tirer des conclusions à ce sujet (MacMillan Bloedel Ltd. v. British Columbia, [1984] B.C.J. No 1472 (B.C.C.A.)).
Questions en litige
[5] Les appelants affirment que dans le contexte du présent appel, la Cour doit examiner de nouveau leur requête en modification, parce ce que le jugement déclaratoire qu’ils souhaitent obtenir est essentiel aux issues de la présente demande, ou subsidiairement, parce que la protonotaire a clairement commis une erreur en appliquant le critère prévu pour une requête en radiation, à l’article 221 des Règles, aux requêtes en vue de faire modifier des demandes, alors que l’article 221 s’applique uniquement aux actions.
Analyse
La modification est-elle déterminante pour l’issue du principal?
[6] Dans l’arrêt Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., [2004] 2 RCS 459 (CAF), la Cour d’appel fédérale a établi la norme de contrôle applicable aux ordonnances discrétionnaires des protonotaires. Elle a indiqué que la première question à trancher est de savoir si la question est essentielle à l’issue du principal.
[...] [Le] juge doit logiquement d’abord trancher la question de savoir si les questions sont déterminantes pour l’issue de l’affaire. Ce n’est que quand elles ne le sont pas que le juge a effectivement besoin de se demander si les ordonnances sont clairement erronées. J’énoncerais le critère comme suit : « Le juge saisi de l’appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants : a) l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal, b) l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits. ».
Dans Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 CF 425 (CAF), au paragraphe 97, le juge MacGuigan a décrit les questions déterminantes comme « les questions ayant une influence déterminante sur l’issue de la cause principale, c’est-à-dire sa solution ».
[5] Les appelants affirment que la modification proposée est déterminante pour leur demande. À cet égard, leur position est qu’en rejetant la modification proposée, la protonotaire a éliminé toute possibilité que les appelants obtiennent un jugement déclaratoire précis dans le contexte de l’instance. D’abord, ce n’est pas le cas. Il demeure loisible au juge qui préside de prononcer une déclaration selon laquelle les intimés ont omis de se conformer à la loi en ce qui concerne les consultations qui selon les appelants n’ont pas été faites correctement.
[6] Plus important encore, comme l’a concédé l’avocat des intimés, si les appelants peuvent établir que les intimés ont violé la Loi, on pourrait s’attendre à ce que la Cour rende une ordonnance annulant les décisions et renvoyant l’affaire, peut-être avec des directives, pour que les décisions nécessaires soient prises en conformité avec la Loi.
[7] En conséquence, comme la question tranchée par la protonotaire n’était pas déterminante pour l’issue de la cause, un examen de novo est justifié uniquement si l’ordonnance de la protonotaire était entachée d’une erreur flagrante, en ce sens que la protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits.
L’exercice du pouvoir discrétionnaire de la protonotaire était-il fondé sur un mauvais principe?
[8] Comme il a été souligné, les appelants allèguent que la protonotaire a commis une erreur en appliquant le critère pour une requête en radiation, établi à l’article 221 des Règles, à la requête en vue de modifier une demande de contrôle judiciaire, à laquelle l’article 221 ne s’applique pas.
[9] Il ne fait aucun doute que l’article 221 ne s’applique pas aux demandes; toutefois, il ne s’agissait pas d’une requête en radiation, et la protonotaire a clairement dit qu’en exerçant son pouvoir discrétionnaire pour autoriser la modification, elle prenait en considération, comme un des facteurs, la question de savoir si la réparation demandée divulguait quelque chose que la Cour pourrait accorder si la demande des demandeurs était accueillie. À mon avis, il n’est pas erroné de se poser la question, quand il faut décider si l’on doit exercer son pouvoir discrétionnaire pour autoriser une modification à une demande, même au début d’une instance.
[10] Les modifications relèvent toujours du pouvoir discrétionnaire de la Cour, puisque l’on s’attend à ce que l’acte de procédure d’une partie définisse les questions en litige et précise la réparation demandée en première instance. À l’occasion, des faits sont découverts ou la caractérisation du litige entre les parties change, de telle façon qu’une modification est dans l’intérêt de la justice. Il me serait difficile d’être convaincu qu’autoriser une modification pour soulever une demande de réparation qui ne saurait être raisonnablement accueillie par la Cour est dans l’intérêt de la justice.
[11] Même si l’article 221 des Règles ne s’applique pas directement aux demandes, le critère « évident et manifeste » établi relativement aux requêtes en radiation dans une action peut être pertinent pour décider si une requête en modification en vertu de l’article 75 des Règles doit être accueillie. Dans la décision Bande indienne de Songhees c. Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2005 CF 1464, qui portait sur une demande et non une action, le juge a écrit ce qui suit au paragraphe 14 :
Je suis convaincu que la protonotaire avait raison de dire que [traduction] « le principe général qui s’applique, c’est qu’il y a lieu d’autoriser la modification d’un acte de procédure si la modification sert les intérêts de la justice et à condition que la modification ne cause ni injustice ni préjudice aux autres parties que les dépens ne pourraient réparer. Une modification ne sert pas les intérêts de la justice et sera refusée s’il est évident et manifeste que les demandeurs ne peuvent avoir gain de cause en se fondant sur elle. » Voir Canderel Ltée c. Canada, [1994] 1 C.F. 3 (C.A.). Même si le critère « évident et manifeste » énoncé dans certaines décisions, notamment Hunt c. Carey Canada Inc., [1990] 2 R.C.S. 959, est utilisé pour permettre la radiation d’un acte de procédure en conformité avec l’article 221 des Règles, il s’applique également aux modifications proposées. L’affaire Merck, précitée, vise la rétractation d’aveux et un changement important des actes de procédure antérieurs. La situation est bien différente en l’espèce.
[12] Je partage ce point de vue.
[13] Je partage également le point de vue exprimé par la protonotaire Milczynski, selon lequel ce que cherchent les appelants avec cette modification obligerait la Cour à rendre une ordonnance et, ainsi, à se substituer au ministre et aux représentants élus pour agir en décideurs. Ce n’est pas notre rôle. Même si la Cour peut réviser des décisions qu’ils rendent, notre rôle n’est pas de juger le bien‑fondé des décisions rendues de manière juste et au moyen d’une procédure qui respecte les principes de justice naturelle.
[14] Par conséquent, la présente requête doit être rejetée.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :
1. Le délai pour servir l’avis de requête pour faire appel de l’ordonnance de la protonotaire Milczynski est prolongé au besoin.
2. Autrement, la présente requête est rejetée, le tout avec dépens.
« Russel W. Zinn »
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1305-07
INTITULÉ : LE CONSEIL MUSHKEGOWUK et STAN LOUTTIT c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,
LE MINISTRE DES RESSOURCES NATURELLES
(L’HONORABLE GARY LUNN C.P., DÉPUTÉ), et
LA SOCIÉTÉ DE GESTION DES DÉCHETS NUCLÉAIRES
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 15 septembre 2008
DATE DES MOTIFS : Le 17 septembre 2008
COMPARUTIONS :
Murray Klippenstein et Basil Alexander
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Liz Tinker
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Klippensteins Avocats Toronto (Ontario)
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John H. Simms, c.r. Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario)
Gowling Lafleur Henderson Toronto (Ontario) |
POUR LES INTIMÉS
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