Ottawa (Ontario), le 8 septembre 2008
En présence de monsieur le juge Phelan
ENTRE :
et
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
I. INTRODUCTION
[1] La présente demande de contrôle judiciaire soulève essentiellement la question de savoir si la Commission d’appel des pensions (la CAP) pouvait accorder l’autorisation d’interjeter appel de la décision du tribunal de révision (le TR) confirmant la décision du ministre de refuser au défendeur une pension de survivant au titre du Régime de pensions du Canada (le Régime). Les motifs invoqués par le défendeur à l’appui de sa demande d’autorisation étaient que le TR avait omis de changer la date de l’invalidité de son épouse, maintenant décédée, pour la faire passer d’août 2003 à janvier 2004,. La Couronne sollicite en l’espèce le contrôle judiciaire de la décision de la CAP d’accorder au demandeur cette autorisation au motif qu’il n’existait pas de cause défendable justifiant l’octroi de l’autorisation étant donné que la CAP n’avait aucune compétence en ce qui concerne la question de la date de l’invalidité de l’épouse du défendeur.
[2] Le défendeur n’était pas représenté devant la Cour dans la présente procédure, et ses arguments étaient grandement axés sur l’iniquité de la situation dans laquelle il se retrouve et sur le caractère confus des dispositions de la Loi concernant les prestations d’invalidité et les allocations au survivant.
II. CONTEXTE
[3] Mme El Borai, maintenant décédée, a déposé une première demande de pension d’invalidité en février 2003, mais sa demande a été rejetée parce qu’elle a repris le travail en avril de la même année. Elle a ensuite déposé une nouvelle demande de pension d’invalidité en décembre 2003, indiquant que son invalidité remontait au mois d'août 2003. La demande de Mme El Borai a été accueillie et des prestations devaient lui être versées à partir de la date de son invalidité, soit le mois d’août 2003 comme elle l’avait demandé.
[4] Dans sa plaidoirie devant la Cour, M. El Borai, qui n’a pas produit de dossier du défendeur, a fait valoir que le choix de la date de l’invalidité était grandement tributaire des exigences de la société Manufacturer’s Life avec laquelle Mme El Borai avait une assurance‑invalidité. Les détails concernant cet aspect précis de la question n’ont pas été présentés à la Cour.
[5] Quoi qu’il en soit, personne n’a contesté le mois d’août 2003 comme date présumée de l’invalidité et les versements ont commencé normalement.
[6] Mme El Borai est décédée le 25 mai 2004 et, peu de temps après, M. El Borai a présenté une demande de prestation de décès, de pension de survivant et de prestation d’orphelin en vertu des articles 57 à 59 du Régime (il n’est pas nécessaire de reproduire ici ces dispositions, mais inutile de dire qu’elles sont complexes, sinon confuses). L’admissibilité à ces diverses prestations est régie par l’article 44 du Régime et se fonde sur la période cotisable du cotisant (en l’occurrence Mme El Borai) et de sa période minimale d’admissibilité.
[7] La demande de prestation et de pension de survivant présentée par M. El Borai a été rejetée au motif que, pour qu’il soit admissible en vertu du Régime, il aurait fallu que Mme El Borai ait cotisé pendant huit ans (arrondissement de 7,66 années, conformément à une jurisprudence bien établie). Or, selon les calculs du ministre, Mme El Borai n’avait malheureusement cotisé que pendant sept ans. Cette décision du ministre, datée du 23 juin 2004, a été confirmée le 26 octobre 2004 dans le cadre d’une révision effectuée en application de l’article 81 du Régime.
[8] M. El Borai a engagé deux procédures pour contester la décision lui refusant, à lui et à sa famille, la prestation de survivant. Premièrement, conformément à l’article 82 du Régime, il a interjeté appel devant un TR de la décision du ministre concernant sa non‑admissibilité aux prestations et, deuxièmement, il a demandé au ministre de rouvrir le dossier de son épouse et de reconsidérer la décision concernant la date présumée de l’invalidité de son épouse. Dans le cadre de cette requête en reconsidération, le demandeur souhaitait présenter comme « faits nouveaux », conformément au paragraphe 84(2) du Régime, le fait que Mme El Borai avait cotisé en 2004. Si cela était effectivement le cas, Mme El Borai aurait cotisé pendant huit ans et M. El Borai et sa famille seraient par conséquent admissibles à la prestation de survivant.
[9] La demande de reconsidération fondée sur le paragraphe 84(2) a été rejetée au motif qu’il n’existait aucun fait nouveau et qu’en tout état de cause, les éléments de preuve invoqués n’auraient pas modifié l'issue de la cause parce que les montants versés en 2004 étaient inférieurs aux sommes minimums pouvant être considérées comme des cotisations suffisantes pour l'année en question. Bien que la lettre du ministre ait contenu l’avis habituel concernant le droit de solliciter le contrôle judiciaire de la décision, le demandeur n’a pas présenté une telle demande.
[10] L’appel devant le TR a été rejeté au motif que, dans le cadre d'un appel fondé sur l'article 82, le TR n'a pas compétence pour modifier la date présumée de l’invalidité. Le tribunal a au moins implicitement indiqué qu’il aurait été plus approprié de demander la réouverture du dossier de Mme El Borai conformément au paragraphe 84(2).
[11] Après s’être prononcé sur la question de la compétence, le TR a examiné la question de savoir si le revenu de Mme El Borai en 2004, soit 326,63 $, et sa cotisation de 36,31 $ au RPC, devaient être considérés comme faisant partie de la période minimale d’admissibilité, ce qui aurait pour effet d’ajouter une année aux sept années d’admissibilité existantes. Le TR a conclu que les cotisations en question n’atteindraient pas de toute manière la cotisation minimale requise de 1 458,33 $. Il résulte de cette conclusion que même si la date présumée de l’invalidité avait été modifiée afin de tenir compte du fait que Mme El Borai avait eu un revenu et effectué des cotisations en 2004, on n’aurait pu compter que sept années de cotisations valides car les cotisations de 2004 étaient insuffisantes comme cotisations pour une année.
[12] M. El Borai a alors cherché à obtenir l’autorisation d’interjeter appel de la décision du TR, faisant valoir que :
[traduction] C’est à tort que le TR n’a pas permis que l’on change, aux fins de la prestation d’invalidité du Régime de pensions du Canada, la date présumée de l’invalidité de la défunte épouse de l’appelant, pour la faire passer d’août 2003 à janvier 2004. Sans un tel changement, l’appelant n’a pas droit à la pension de survivant ou à la prestation d’orphelin à partir de juin 2004 (mois suivant le décès de son épouse, Mme Laila L. El Borai). La décision de la Commission d’appel des pensions ci‑jointe (annexe A) et la décision de la Cour fédérale (annexe B) concernant l’octroi d’une prestation de survivant à Mme Skoric portent sur une affaire en tous points analogue à celle de M. El Borai.
[13] Selon la Couronne, la présente demande d'autorisation ne concerne que le refus de modifier la date présumée de l’invalidité de Mme El Borai. Dans l’exposé des faits ayant servi de fondement à l’octroi de l’autorisation, M. El Borai a soulevé la question de savoir si la cotisation de 36,13 $ en 2004 ne pourrait pas être considérée comme suffisante pour justifier une année supplémentaire de cotisations. Voici les termes exacts dans lesquels est formulé l’argument :
[traduction]
10. Précisons que pour l’année 2004, Mme El Borai a cotisé 36,13 $ au Régime de pensions du Canada (montant remis en janvier ou février de l’année suivante, soit en 2005 « annexe E »). Compte tenu du taux de cotisation de 4,95 % applicable en 2004, cette cotisation de 36,31 $ au RPC correspond à des revenus de plus de 730 $, somme qui dépasse largement le montant mensuel de l’exemption de base prévu en cas d’invalidité, soit 333,34 $ (4 000 $ divisé par 12 mois = 333,34 $), et donnerait droit au mari et aux enfants de feu Mme El Borai de recevoir des prestations mensuelles après sa mort.
Cet argument soulève un certain nombre de questions à peu près similaires à celles qui se posaient dans Canada (Ministre du Développement des Ressources humaines) c. Skoric, [2000] 3 C.F. 265 (C.A.F.).
[14] Toutefois, dans l’ordonnance qu’il sollicite en l’espèce, M. El Borai a demandé ce qui suit :
[traduction]
1. Il est respectueusement demandé que soit retenue comme date de début de l’invalidité de feu Mme El Borai janvier 2004 plutôt qu’août 2003 et que, comme précisé ci‑dessus au point 10, soit retenue une cotisation calculée au prorata pour l’année 2004.
2. Cela permettrait de prendre comme fin de la période de cotisation janvier 2004 plutôt qu’août 2003. La période de cotisation totale serait ainsi portée à 30 ans, moins six ans au titre de la clause d’exclusion pour élever des enfants (CEEE), ce qui laisserait une période de cotisation de 24 ans. Si l’on compte la cotisation de l’année 2004, les huit années de cotisation nécessaires à l’octroi de la prestation de décès, de la pension de survivant et de la prestation d’orphelin seraient atteintes.
3. La non-admissibilité aux prestations d’invalidité pour la période allant de décembre 2003 à avril 2004 pourrait être compensée par le paiement des arriérés sur la prestation de survivant.
[15] Il convient en premier lieu de cerner quelle était la véritable question soulevée dans la demande d’autorisation. On laisse entendre que les questions du montant des cotisations et de la période de cotisation ont été soulevées, comme dans l’affaire Skoric, mais, si on lit de façon objective la demande d’autorisation, on voit que cette question ne devenait pertinente qu’en cas de changement de la date présumée de l’invalidité. Selon la décision Skoric, on peut, dans certaines circonstances, tenir compte de cotisations effectuées en dehors de la période de cotisation. Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que Skoric n’a aucune pertinence quant aux motifs d’appel invoqués par M. El Borai. En l’espèce, l’autorisation a été accordée sans motifs à l’appui, comme c'est généralement le cas lorsque l’autorisation est accordée. Par conséquent, la véritable question en litige dans la demande d’autorisation était la possibilité de modifier la date de l’invalidité.
III. ANALYSE
[16] En l’espèce, la norme de contrôle applicable n’est pas déterminante. Dans la décision Canada (P.G.) c. Dale, 2006 CF 1364, la Cour a statué qu’il s’agit essentiellement d’une question de compétence qui ne commande pas la retenue et que, même si la norme de contrôle applicable dans cette affaire était celle du caractère raisonnable, si la CAP n’avait pas compétence en la matière, il serait déraisonnable de conclure, comme il faudrait le faire pour accorder l’autorisation (voir Callihoo c. Canada (P.G.), [2000] A.C.F. No. 612 (CPFI) (QL)), à l’existence d'une cause défendable.
[17] Les parties avaient admis que la procédure devant le TR constituait un appel fondé sur l’article 82 visant la confirmation par le ministre, après reconsidération en application de l’article 81, du refus d’accorder la prestation de survivant.
[18] La décision antérieure du ministre au sujet de l’invalidité était fondée sur l’article 60 du Régime. Cette décision a fait, sans succès, l’objet d’une demande de modification fondée sur le paragraphe 84(2). Aucune demande de contrôle judiciaire ni aucune autre procédure n’a été introduite à l’égard de cette décision.
[19] Les efforts actuels en vue d’obtenir que le TR et la CAP modifient la décision du ministre concernant l’invalidité constituent en fait une contestation incidente de la décision rendue précédemment par le ministre après reconsidération. Les contestations incidentes ne sont généralement pas admises (voir R. c. Consolidated Maybrun Mines Ltd., [1998] 1 R.C.S. 706, et Burstyn c. Canada (Agence du revenu du Canada), 2006 CF 744). Cela est particulièrement vrai lorsque la loi prévoit des recours que le défendeur a exercés. Même le droit de présenter une requête en reconsidération pourrait probablement être exercé à nouveau.
[20] C’est à bon droit que le TR a estimé ne pas avoir compétence pour modifier la date de l’invalidité puisqu’il n’était pas saisi de la décision du ministre à cet égard en vertu de l’article 82.
[21] Comme le TR n’a pas compétence à l’égard de cette question, la CAP n’était pas elle-même compétente, aux termes de l’article 83, pour accorder la permission d’interjeter appel. La compétence de la CAP se limite aux questions sur lesquelles le TR avait compétence.
IV. CONCLUSION
[22] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et la décision de la Commission d’appel des pensions, annulée. Compte tenu des circonstances de la présente affaire, il n’y aura pas d’adjudication de dépens.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de la Commission d’appel des pensions est infirmée. Il n’y aura pas d’adjudication de dépens dans la présente affaire.
Traduction certifiée conforme
Sandra de Azevedo, LL.B.
ANNEXE A
Régime de pensions du Canada, L.R.C. 1985, ch. C-8
84. (2) Indépendamment du paragraphe (1), le ministre, un tribunal de révision ou la Commission d’appel des pensions peut, en se fondant sur des faits nouveaux, annuler ou modifier une décision qu’il a lui-même rendue ou qu’elle a elle-même rendue conformément à la présente loi. |
84. (2) The Minister, a Review Tribunal or the Pension Appeals Board may, notwithstanding subsection (1), on new facts, rescind or amend a decision under this Act given by him, the Tribunal or the Board, as the case may be.
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1672-07
INTITULÉ : PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
et
YOUSRI EL BORAI
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : le 3 septembre 2008
MOTIFS DU JUGEMENT
DATE DES MOTIFS : le 8 septembre 2008
COMPARUTIONS :
M. Allan Matte
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POUR LE DEMANDEUR |
M. Yousri El Borai
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POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
M. JOHN H. SIMS, c.r. Sous-procureur général du Canada Ottawa (Ontario)
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POUR LE DEMANDEUR |
(pas de représentation par avocat) |
POUR LE DÉFENDEUR |