Ottawa (Ontario), le 24 juillet 2008
En présence de madame la juge Simpson
ENTRE :
et
EXPORTATION ET DÉVELOPPEMENT CANADA
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Laura Gainer (la demanderesse) demande le contrôle judiciaire en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, d’une décision rendue par la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) le 21 juin 2007 par laquelle celle‑ci a rejeté, en vertu de l’alinéa 44(3)b) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, 1985, ch. H-6 (la Loi), la plainte qu’elle avait déposée.
[2] La demanderesse a été représentée par un avocat lorsqu’elle a déposé sa plainte ainsi que lors de la préparation des deux demandes de contrôle judiciaire décrites ci‑dessous. Elle ne s’est représentée elle‑même que lors des journées d’audience.
L’HISTORIQUE
[3] La demanderesse travaillait comme gestionnaire principale (gestionnaire), Développement des entreprises, à Exportation et Développement Canada (EDC).
[4] EDC assure des entreprises canadiennes contre le risque que leurs clients étrangers n’acquittent pas leurs factures et accorde des prêts à des acheteurs étrangers en vue de financer l’achat de produits d’exportateurs canadiens. Les gestionnaires vendent l’assurance et les prêts d’EDC. Les gestionnaires principaux, comme la demanderesse, ont en général des objectifs de vente plus élevés et reçoivent des rémunérations au rendement plus élevées que les gestionnaires ordinaires.
[5] En décembre 2001, la demanderesse a commencé à se plaindre d’inégalité salariale entre les gestionnaires de sexe masculin et les gestionnaires de sexe féminin. EDC affirme qu’elle a examiné ses plaintes mais qu’elle n’a constaté aucune différence. Par la suite, en mai 2003, EDC a demandé à Mercer Human Resource Consulting de rédiger un rapport, lequel fut complété en décembre 2003. Celle‑ci a conclu qu’il y avait eu inégalité salariale au cours des années 2000, 2001 et 2003. EDC a par conséquent admis qu’elle s’était trompée dans son appréciation initiale de la question de l’équité salariale, elle s’est excusée auprès de la demanderesse et lui a versé un montant de 2 754 $ (1 347,75 $ après déductions) afin de corriger les inégalités.
[6] La demanderesse a affirmé que, après qu’elle se soit plainte auprès d’EDC, elle a fait l’objet de représailles et qu’elle a par conséquent démissionné le 16 mai 2003.
[7] La demanderesse a par la suite déposé une plainte auprès de la Commission le 20 novembre 2003 (la plainte). Dans celle‑ci, elle a décrit cinq évènements qui, selon elle, constituaient des représailles exercées par suite des plaintes qu’elle avait déposées auprès d’EDC relativement à l’inégalité.
[8] La Commission a fait enquête et, le 10 juin 2005, elle a publié son rapport, lequel recommandait un rejet de la plainte (le premier rapport). Le 27 septembre 2005, la plainte a été rejetée (la première décision).
[9] La demanderesse a demandé le contrôle judiciaire de la première décision (le premier contrôle judiciaire). Elle a soulevé les trois questions suivantes dans sa demande :
1. Y‑a‑t‑il eu manquement à l’équité procédurale vu l’absence d’une enquête complète et neutre?
2. La Commission a‑t‑elle commis une erreur de droit en n’appliquant pas correctement l’article 11 de la Loi et l’Ordonnance de 1986 sur la parité salariale, DORS/86-1082?
3. La Commission a‑t‑elle commis une erreur en omettant de prendre en considération, d’interpréter et d’appliquer correctement l’article 14.1 de la Loi relativement à cinq allégations précises de représailles? Ces allégations étaient les suivantes :
[Traduction]
· Allégation 2 : Après m’être plainte de problèmes d’équité salariale, mes conditions de rémunération, par rapport à d’autres, ont empiré.
· Allégation 3 : J’ai été l’objet de représailles, y compris des appréciations de rendement inférieures à celles que je méritais en 2001 et en 2002.
· Allégation 4 : En janvier 2003, la région de l’Ontario a été réorganisée en 14 territoires supposément égaux, mais plus tard, lors d’une autre réorganisation des territoires, le mien a été le seul dont on a réduit la taille.
· Allégation 5 : J’ai été l’objet d’attaques personnelles inappropriées lors de réunions avec la direction de la défenderesse.
· Allégation 6 : En 2002, j’ai présenté ma candidature au poste de vice-président régional, région de l’Ontario, un poste pour lequel j’étais plus que qualifiée, vu le leadership dont je faisais preuve en matière de vente. Cependant, on n’a même pas pris ma candidature en considération pour ce poste, qui est resté vacant jusqu’en juin 2003.
[10] La demanderesse a admis que tous ces prétendus actes de représailles se sont produits avant qu’elle dépose sa plainte.
[11] L’article 14.1 de la Loi est ainsi libellé :
14.1 Constitue un acte discriminatoire le fait, pour la personne visée par une plainte déposée au titre de la partie III, ou pour celle qui agit en son nom, d’exercer ou de menacer d’exercer des représailles contre le plaignant ou la victime présumée. |
14.1 It is a discriminatory practice for a person against whom a complaint has been filed under Part III, or any person acting on their behalf, to retaliate or threaten retaliation against the individual who filed the complaint or the alleged victim. |
[12] Dans les motifs de l’ordonnance et dans l’ordonnance datée du 26 juin 2006 qu’il a rendue dans le cadre du premier contrôle judiciaire, le juge Konrad von Finckenstein n’a accueilli la demande que relativement à la troisième question en litige. Ses motifs sont publiés dans Gainer c. Exportation et Développement Canada, 2006 CF 814, 295 F.T.R. 137.
[13] Ces motifs sont en partie rédigés comme suit :
54 Pour toutes ces raisons, j’estime que les conclusions du rapport sous-jacent que la Commission a entérinées, dans la mesure où elles se rapportent aux allégations de représailles, ne satisfont pas au critère de l’erreur manifeste et dominante.
55 Par conséquent, la décision de la Commission, dans la mesure où elle se rapporte aux allégations de représailles, est annulée et renvoyée pour nouvel examen, après une enquête menée par un autre enquêteur. Ce dernier ne se concentrera que sur les allégations de représailles de la demanderesse.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie. La décision de la Commission portant sur la question des représailles est annulée. L’affaire est renvoyée à un autre enquêteur, qui devra faire enquête uniquement sur la question des allégations de représailles.
[14] En réponse à la décision du juge von Finckenstein, un autre enquêteur de la Commission (le deuxième enquêteur) a mené une enquête (la deuxième enquête) et a rédigé un rapport d’enquête supplémentaire daté du 27 mars 2007 qui ne traitait que de la question des représailles. Les parties ont pu présenter de nouvelles observations, mais le deuxième enquêteur s’est fié à la preuve que la Commission avait dans ses dossiers et n’a pas tenu de nouvelles entrevues.
[15] Dans le deuxième rapport, le deuxième enquêteur a souligné la décision que la Cour d’appel fédérale a rendue dans Dubois c. Canada (Procureur général), 2006 CAF 127, 346 N.R. 390 (la décision Dubois), laquelle décision n’avait pas été portée à l’attention du juge von Finckenstein. Dans cette décision, la juge Karen Sharlow, s’exprimant au nom d’une formation unanime de la Cour d’appel fédérale, a statué que l’article 14.1 de la Loi, reproduit plus haut, ne s’applique qu’aux événements qui se produisent après qu’une plainte a été déposée auprès de la Commission. En l’espèce, tous les actes de représailles allégués par la demanderesse se sont produits avant le dépôt de sa plainte.
[16] Compte tenu de la décision Dubois, le deuxième rapport concluait, notamment, que les allégations de la demanderesse ne constituaient pas des représailles au sens de la Loi et, le 21 juin 2007, la Commission a de nouveau rejeté la plainte (la deuxième décision). La présente demande vise le contrôle judiciaire de la deuxième décision.
QUESTION PRÉLIMINAIRE
[17] Une question préliminaire se pose : Est‑ce que, compte tenu de la décision Dubois, la tenue de la deuxième enquête aurait dû être ordonnée?
LA NORME DE CONTRÔLE
[18] La question de savoir si la décision Dubois avait pour conséquence que la tenue de la deuxième enquête n’était pas justifiée est une question de droit qui, selon moi, exige l’application de la norme de contrôle de la raisonnabilité si on applique la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick¸ 2008 CSC 9. Selon moi, la mise en application de jugements qui traitent de l’application de la Loi relève de l’expertise de la Commission.
DISCUSSION
[19] Il ressort clairement de la décision Dubois que, pour que des actes puissent être qualifiés de représailles au sens de l’article 14.1 de la Loi, ceux‑ci doivent avoir lieu après qu’une plainte a été déposée auprès de la Commission. En l’espèce, tous les événements mentionnés dans la première demande de contrôle judiciaire ont eu lieu avant le dépôt de la plainte. Pour ce motif, la tenue de la deuxième enquête n’aurait pas dû être ordonnée et, une fois déclenchée, si on se fie à la décision Dubois, elle ne pouvait déboucher que sur un rejet de la plainte.
CONCLUSION
[20] Compte tenu de cette conclusion quant à la question préliminaire, les erreurs qui auraient pu se produire lors de la deuxième enquête seraient sans importance parce qu’une décision rejetant la plainte était le seul résultat possible. Autrement dit, compte tenu de la décision Dubois, il n’était pas légalement possible de soumettre la plainte au Tribunal en vertu de l’article 14.1 de la Loi.
LES AUTRES QUESTIONS EN LITIGE
[21] La demanderesse affirme que dès que le deuxième enquêteur eut conclu que la décision Dubois était applicable, il y avait obligation d’examiner si les autres articles de la Loi pouvaient s’appliquer aux actes de représailles. L’article 59 a été mentionné au cours des plaidoiries comme étant la disposition la plus pertinente.
[22] Cette disposition est ainsi libellée :
59. Est interdite toute menace, intimidation ou discrimination contre l’individu qui dépose une plainte, témoigne ou participe de quelque façon que ce soit au dépôt d’une plainte, au procès ou aux autres procédures que prévoit la présente partie, ou qui se propose d’agir de la sorte. |
59. No person shall threaten, intimidate or discriminate against an individual because that individual has made a complaint or given evidence or assisted in any way in respect of the initiation or prosecution of a complaint or other proceeding under this Part, or because that individual proposes to do so. |
[23] Il ressort clairement de la transcription de l’audience, à la page 35, que la demanderesse n’a jamais dit à EDC qu’elle déposerait la plainte. La demanderesse a affirmé que EDC aurait dû déduire qu’elle se plaindrait à la Commission compte tenu du fait qu’elle savait qu’elle avait retenu les services d’un avocat lorsqu’elle avait démissionné. Toutefois, je ne crois pas que l’on puisse affirmer que l’article 59 s’applique en invoquant une déduction.
[24] De plus, comme l’avocat d’EDC l’a souligné, l’article 59 n’est pas une disposition qui porte sur une pratique discriminatoire qui est traitée au cours d’une enquête normale de la Commission. Il s’agit plutôt d’une disposition quasi criminelle. Elle s’appliquerait à la suite du dépôt d’une plainte distincte et uniquement si le procureur général consent à l’introduction d’une poursuite en vertu de l’article 60 de la Loi.
[25] L’exposé des arguments de la demanderesse donne également à penser que la Commission, aurait dû faire enquête sur les actes de représailles au regard de l’article 2 (la disposition portant sur l’objet), de l’article 27 (la disposition sur les pouvoirs et fonctions) et de l’alinéa 14(1)c) qui mentionne que constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de harceler un individu en matière d’emploi.
[26] L’article 2 et l’article 27 ne s’appliquent pas, mais je vais examiner l’alinéa 14(1)c). Celui‑ci est ainsi libellé :
14. (1) Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait de harceler un individu :
[…]
c) en matière d’emploi. |
14. (1) It is a discriminatory practice,
… (c) in matters related to employment, to harass an individual on a prohibited ground of discrimination.
|
[27] Dans sa plainte (laquelle fut rédigée avec l’aide d’un avocat), la demanderesse a utilisé les mots « représailles » et « harcèlement » de façon interchangeable dans les paragraphes introductifs. Voici des exemples :
[Traduction]
Paragraphe 1 : […] Mon autre motif de plainte est que, après que j’eus soulevé la question de l’inégalité salariale auprès de la direction d’EDC, j’ai fait l’objet de harcèlement pendant plus d’un an, ce qui, selon moi, constituait des représailles directes.
Paragraphe 2 : […] Ma décision de démissionner a été la conséquence directe du harcèlement dont j’avais fait l’objet depuis janvier 2002 […]
Paragraphe 3 : […] et j’ai fait l’objet de représailles si importantes que j’ai dû démissionner. Les représailles et le harcèlement dont j’ai fait l’objet ont eu lieu de janvier 2002 à mai 2003, mois où j’ai remis ma démission à EDC.
[Non souligné dans l’original.]
[28] Toutefois, lorsqu’elle a donné plus de détails quant à la conduite dont elle se plaignait, elle l’a décrite comme étant des représailles. Le paragraphe 5 de la plainte est ainsi libellé :
[Traduction]
5. Non seulement mes conditions de rémunération, par rapport à celles d’autres GDE, ont-elles empiré au lieu de s’améliorer après que j’ai sonné l’alarme au sujet de l’équité salariale, mais la direction a pris aussi un certain nombre de mesures de représailles contre moi entre janvier 2002 et mai 2003, dont une appréciation de rendement inférieure à celle que je méritais en 2001 et une appréciation nettement plus faible encore que celle que je méritais en 2002. Ces deux appréciations étaient fondées sur des facteurs prétextuels ou des renseignements erronés, qui sont exposés en détail ci-après. En 2002, j’ai présenté ma candidature au poste de vice-président régional, région de l’Ontario, un poste pour lequel j’étais plus que qualifiée, vu le leadership dont je faisais preuve en matière de ventes. Ma candidature n’a même pas été prise en considération pour le poste, qui est demeuré vacant jusqu’en juin 2003. J’ai également été l’objet d’attaques personnelles inappropriées lors de réunions avec la direction d’EDC, y compris des critiques pour avoir retenu les services d’un avocat et des allégations non fondées selon lesquelles mes collègues de travail se plaignaient de moi. Même pendant que la haute direction me punissait pour avoir fait état de préoccupations en matière d’équité salariale, j’ai continué d’avoir un rendement supérieur au point de vue des ventes, et EDC a continué de compter sur moi pour motiver et diriger les efforts de vente d’autres personnes.
[Non souligné dans l’original.]
[29] Ce sont les allégations décrites comme étant les allégations numéros 2 à 6 qui figurent dans le premier rapport et ce sont celles que le juge von Finckenstein a décrites comme étant des « allégations de représailles ».
[30] Je suis convaincue que, compte tenu du contexte, les allégations étaient en fait des représailles et non pas du harcèlement parce qu’aucun lien ne fut établi entre les actes de représailles et un motif illicite. J’ai donc conclu qu’il n’était pas nécessaire de tenir la deuxième enquête afin d’examiner la plainte de la demanderesse au regard de l’alinéa 14(1)c) de la Loi.
[31] La demanderesse prétend que la décision Dubois crée un précédent pour ce qui est d’ordonner la tenue d’une enquête au regard de l’alinéa 14(1)c) lorsqu’il n’a pas été démontré qu’il y a eu représailles. Toutefois, dans cette cause, il semble que l’appel a été rejeté parce que la Couronne a reconnu que les actes reprochés étaient peut‑être visés par le paragraphe 14(1). Il n’est pas question d’une telle reconnaissance en l’espèce.
QUESTIONS NON LITIGIEUSES
[32] Je n’ai pas examiné l’affirmation de la demanderesse selon laquelle le premier enquêteur a violé les lignes directrices de la Commission en interrogeant les témoins en présence de l’avocate de la demanderesse. Selon moi, cette question a été soulevée devant le juge von Finckenstein comme question d’équité et il a jugé qu’il n’avait pas été démontré qu’il y avait eu manquement à l’équité parce qu’« [i]l n’y [avait] aucune indication ou allégation que l’avocate [avait] entravé l’enquête » (voir le paragraphe 29).
[33] J’ai également expliqué à la demanderesse que les allégations qui n’avaient pas été soumises à la Commission ne pouvaient pas être prises en compte dans le cadre du contrôle judiciaire. Pour ce motif, j’ai refusé d’entendre ses nouvelles observations portant sur les présumés actes de représailles qui se seraient produits après le dépôt de sa plainte.
JUGEMENT
APRÈS avoir entendu les observations formulées par la demanderesse non représentée par un avocat et les observations formulées par les avocats de la défenderesse à Toronto le 14 février 2008;
ET APRÈS avoir examiné une lettre postérieure à l’audience, datée du 14 février 2008, émanant des avocats de la défenderesse et portant sur une question posée par la Cour durant l’audience.
LA COUR STATUE que, pour les motifs susmentionnés, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens.
Traduction certifiée conforme
Claude Leclerc, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1333-07
INTITULÉ : LAURA GAINER c. EXPORTATION ET DÉVELOPPEMENT CANADA
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 14 février 2008
MOTIFS DU JUGEMENT : LA JUGE SIMPSON
DATE DES MOTIFS : Le 24 juillet 2008
COMPARUTIONS :
Laura Gainer POUR LA DEMANDERESSE
Barbara A. McIssac POUR LA DÉFENDERESSE
Howard Fohr
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Kuretzky Vassos LLP POUR LA DEMANDERESSE
Avocats
Toronto (Ontario)
McCarthy Tétrault LLP POUR LA DÉFENDERESSE
Avocats
Ottawa (Ontario)