Ottawa (Ontario), le 14 juillet 2008
En présence de monsieur le juge Zinn
ENTRE :
FRIDA GARCIA CUEVAS et
YARID GARCIA CUEVAS
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Dora Luz Cuevas Sandoval et ses filles jumelles, Frida Garcia Cuevas et Yarid Garcia Cuevas, sont des citoyennes du Mexique qui sont entrées au Canada et qui y ont présenté une demande d’asile. Mme Cuevas a allégué craindre avec raison d’être persécutée par son ex‑conjoint de fait, Alberto Rivas Rios, un homme fortuné plus âgé qu’elle et ancien agent de la police judiciaire qui était physiquement violent envers elle et qui menaçait ses enfants. Dans sa décision du 30 novembre 2007, la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande au motif qu’il existait une protection étatique suffisante pour les demanderesses au Mexique.
[2] Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
CONTEXTE
[3] En 1991, Mme Cuevas a rencontré un homme plus âgé, Albertos Rivas Rios, qui vivait dans son quartier et qui était alors un agent de la police judiciaire. Mme Cuevas n’a pas tardé à emménager avec lui, à la suite de quoi elle a été victime de violence physique et psychologique. Environ un an plus tard, M. Rivas Rios lui a téléphoné pour lui dire qu’il avait été arrêté et emprisonné pour enlèvement. Mme Cuevas est retournée vivre chez sa mère et elle n’a eu aucun autre contact avec M. Rivas Rios avant janvier 1997. Dans cet intervalle de cinq ans, elle a donné naissance à deux filles jumelles dont le père était un autre homme.
[4] En janvier 1997, M. Rivas Rios a dit à Mme Cuevas qu’il avait été mis en liberté après huit mois d’emprisonnement et qu’il avait perdu son emploi dans la police en raison de l’enlèvement. Il l’a suppliée de renouer avec lui, lui disant qu’il avait changé. Mme Cuevas a accepté et ils ont emménagé ensemble dans un nouveau quartier à Mexico.
[5] Le 14 mars 1998, M. Rivas Rios, qui était en état d’ébriété, a gravement battu Mme Cuevas, ce qui lui a fait faire une fausse couche. Il a aussi menacé les deux filles jumelles de Mme Cuevas. La demanderesse est allée voir la police et lui a expliqué ce qui lui était arrivé. Des agents de police sont allés chez M. Rivas Rios et ils l’ont trouvé endormi avec une arme à feu. M. Rivas Rios a été arrêté.
[6] Mme Cuevas a témoigné que M. Rivas Rios lui avait par la suite dit qu’il était resté en prison pendant cinq jours suivant cette arrestation. Elle ne sait pas si cela est vrai ou faux. Suivant l’arrestation de M. Rivas Rios, Mme Cuevas s’est rendue aux États-Unis avec un ami et, à son retour au Mexique, elle a loué un nouvel appartement à Mexico. Elle a habité dans cet appartement avec ses filles et elle n’a pas entendu parler de M. Rivas Rios pendant environ sept ans, soit jusqu’en mai 2005. Il lui a alors téléphoné et l’a de nouveau suppliée de renouer avec lui. Mme Cuevas a encore une fois accepté. Elle a expliqué qu’elle avait accepté de renouer avec lui aux deux occasions sous l’effet de la peur.
[7] Mme Cuevas a encore une fois été victime de violence conjugale par M. Rivas Rios; cependant, elle n’a pas demandé l’aide de la police. Elle a témoigné qu’elle n’avait pas appelé la police, puisque [traduction] « même s’ils [les agents de police] l’arrêtaient, il [M. Rivas Rios] sortirait rapidement de prison ».
[8] Le 26 mai 2006, Mme Cuevas a pris une surdose de médicaments et elle a été hospitalisée pendant deux jours. Elle n’a pas revu M. Rivas Rios depuis sa tentative de suicide. On a dit à M. Rivas Rios que la demanderesse était dans un hôpital psychiatrique. Une fois avoir obtenu son congé de l’hôpital, Mme Cuevas a habité chez sa sœur et, le 26 août 2006, elle s’est enfuie au Canada avec ses deux filles. Elle a par la suite présenté une demande d’asile en décembre 2006.
[9] La Commission a jugé que Mme Cuevas était crédible, mais elle a rejeté sa demande d’asile au motif qu’elle pouvait obtenir une protection étatique suffisante au Mexique.
[10] Les demanderesses soutiennent que la décision de la Commission n’est pas raisonnable et que la Commission a commis une erreur puisqu’elle a [traduction] « seulement cité trois faits à l’appui de son affirmation selon laquelle [Mme Cuevas] pouvait dorénavant s’attendre à une protection étatique : l’existence d’une ligne d’aide, la nomination d’une nouvelle procureure spéciale en 2006, et l’existence d’un règlement sur la santé qui informe les femmes de leurs droits », et puisqu’elle n’a pas fait mention des [traduction] « nombreuses déclarations figurant dans la preuve qui contredisaient sa conclusion ».
ANALYSE
[11] Les demanderesses ont souligné six passages figurant dans la preuve documentaire qui, selon elles, appuient l’opinion selon laquelle Mme Cuevas ne peut obtenir une protection de l’État suffisante, et qui contredisent les conclusions de la Commission. Selon les demanderesses, la Commission était donc tenue de mentionner expressément ces passages dans sa décision. Le défendeur soutient que ces passages sont en grande partie non pertinents, puisqu’ils portent sur la situation générale au Mexique et non sur la situation particulière à Mexico, qui se situe dans le district fédéral.
[12] J’ai examiné ces passages de façon détaillée et je suis d’accord avec le défendeur. La preuve dont disposait la Commission, qui portait précisément sur le district fédéral de Mexico, montre effectivement que les femmes victimes de violence conjugale dans le district fédéral bénéficient d’un meilleur appui que ce dont elles bénéficieraient ailleurs dans le pays.
[13] À mon avis, on ne peut procéder valablement à l’évaluation de la protection offerte par l’État sans examiner la situation particulière du demandeur visé, toutes les mesures qu’il a effectivement prises, et les résultats de ses interactions avec les autorités. Il existe des cas où le demandeur n’a pris aucune mesure pour obtenir la protection de l’État et où il n’a eu aucune interaction avec les autorités, mais où on peut raisonnablement conclure à la lumière de la preuve qu’il ne pouvait obtenir la protection de l’État en raison de sa situation particulière. La situation de la demanderesse dans la décision Zepeda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 491, peut constituer un de ces cas. Mme Zepeda avait décrit son époux comme un homme [traduction] « violent, jaloux et assoiffé de vengeance » qui l’avait souvent maltraitée. Elle ne s’était jamais adressée à la police pour obtenir de l’aide, puisque son ex‑mari était lui‑même policier. Je partage l’avis de la juge Tremblay-Lamer selon lequel le demandeur n’est pas tenu de s’exposer à une situation dangereuse en vue d’épuiser tous les recours possibles. Lorsque la preuve établit que demander la protection de l’État serait inefficace et que cela exposerait le demandeur à un plus grand danger, le fait que le demandeur n’ait pas demandé la protection de l’État ne sera pas déterminant quant à la question de savoir si la protection offerte par l’État est suffisante et si le demandeur visé peut l’obtenir. Dans les cas où, comme en l’espèce, le demandeur a demandé la protection de l’État, la Cour doit tenir compte des résultats obtenus lorsqu’elle examine le caractère suffisant de la protection offerte au demandeur.
[14] Dans la présente affaire, l’auteur des mauvais traitements n’était plus un membre de la police judiciaire. Il avait été emprisonné pour ses activités criminelles et il avait perdu son emploi. Contrairement à la situation dans la décision Zepeda, rien n’indiquait que les autorités hésiteraient à agir. En fait, Mme Cuevas a demandé la protection à une seule occasion et elle lui a été offerte. M. Rivas Rios a été arrêté et il a été emprisonné. Mme Cuevas a allégué que l’arrestation et la détention tenaient davantage au fait que M. Rivas Rios avait été trouvé en possession d’une arme à feu qu’au fait qu’il l’avait brutalement agressée. Il s’agit de conjectures. Il n’en demeure pas moins que Mme Cuevas a demandé de l’aide et qu’elle en a obtenu.
[15] L’avocat des demanderesses a soutenu que la Commission ne pouvait conclure, sur le fondement de la preuve dont elle disposait, que la protection de l’État était efficace au Mexique pour les femmes victimes de violence. Il s’est fondé sur les décisions Zepeda; Mendoza c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 387; et Huerta c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 586. Le défendeur s’est fondé sur l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c. Carrillo, 2008 CAF 94, rendu par la Cour d’appel fédérale, qui confirme que le critère applicable pour conclure à l’existence d’une protection étatique est de savoir si la protection offerte est suffisante plutôt qu’efficace en soi.
[16] La Cour d’appel fédérale a affirmé dans l’arrêt Carrillo que le demandeur qui veut réfuter la présomption du caractère suffisant de la protection de l’État doit présenter une preuve « pertinente, digne de foi et convaincante » qui convainc le juge des faits, selon la prépondérance des probabilités, que la protection de l’État est insuffisante. Dans les cas où, comme en l’espèce, la protection a été demandée et accordée, le demandeur aura le défi d’établir qu’il s’agissait d’une aberration, à moins qu’il y ait eu des changements importants dans sa situation personnelle ou dans celle de l’État. Dans la présente affaire, il n’y avait pas de preuve de ce genre.
[17] Par conséquent, à mon avis, la décision de la Commission quant à l’existence de la protection de l’État pour la demanderesse était raisonnable et la présente demande sera rejetée.
[18] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier et il n’y en a aucune.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée et qu’aucune question n’est certifiée.
« Russel W. Zinn »
Traduction certifiée conforme
Isabelle D’Souza, LL.B., M.A.Trad. jur.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-5394-07
INTITULÉ : DORA LUZ CUEVAS SANDOVAL; FRIDA GARCIA CUEVAS; YARID GARCIA CUEVAS c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 9 JUILLET 2008
ET JUGEMENT : LE JUGE ZINN
DATE DES MOTIFS
ET DU JUGEMENT : LE 14 JUILLET 2008
COMPARUTIONS :
John Norquay
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A. Leena Jaakkimainen
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
John Norquay VanderVennen Lehrer Avocats Toronto (Ontario)
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John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada
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