Ottawa (Ontario), le 13 juin 2008
En présence de monsieur le juge Simon Noël
ENTRE :
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA (représentant TRAVAUX PUBLICS ET SERVICES GOUVERNEMENTAUX CANADA)
et
BOB BROWN, LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE et LA COMMISSION DE LA CAPITALE NATIONALE
et
LE CONSEIL DES CANADIENS AVEC DÉFICIENCES
intervenant
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
I. Introduction
[1] La présente demande de contrôle judiciaire, déposée par le ministère des Travaux publics et des Services gouvernementaux (le demandeur ou Travaux publics), constitue la deuxième de deux procédures semblables introduites contre la décision du Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal), en date du 6 juin 2006, qui a jugé Travaux publics responsable en vertu de l’article 5 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (la Loi), L.R.C. 1985, ch. H‑6, en raison de son intervention insuffisante dans le processus visant à répondre aux besoins de M. Bob Brown (le défendeur ou M. Brown) à l’escalier de la rue York (l’escalier). Le Tribunal a jugé que, en tant que mandataire de la Couronne, et de par sa proximité par rapport à l’escalier, Travaux publics présente un lien suffisant avec la Commission de la capitale nationale (la CCN) pour qu’une responsabilité spéciale lui soit imposée.
[2] Les présents motifs sont communiqués en même temps que les motifs se rapportant à la première demande de contrôle judiciaire déposée par la CCN devant la Cour fédérale, n° du greffe T‑1117‑06 : La Commission de la capitale nationale (CCN) c. Bob Brown, la Commission canadienne des droits de la personne et le Procureur général du Canada représentant Travaux publics et Services gouvernementaux Canada, et le Conseil des Canadiens avec déficiences. Le 17 janvier 2007, la Cour a accordé le statut d’intervenant au Conseil des Canadiens avec déficiences (le CCD), dans les deux dossiers, T‑1117‑06 et T‑1132‑06, qui ont été instruits ensemble à Ottawa du 7 au 9 avril 2008.
II Les faits
[3] Le 31 août 1999, M. Bob Brown a déposé une plainte relative aux droits de la personne auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) à l’encontre de la CCN, affirmant que la CNN exerçait une discrimination contre lui en n’assurant pas un accès universel à l’escalier de la rue York.
[4] Comme l’indique le formulaire de plainte, l’intimée est la CCN. Ni Travaux publics ni son représentant, le procureur général du Canada, n’étaient cités par M. Brown comme parties à sa plainte.
[5] Travaux publics est un ministère du gouvernement fédéral qui exploite et entretient l’édifice Connaught, situé au 555, avenue MacKenzie. Cet édifice patrimonial abrite l’Agence des douanes et du revenu du Canada.
[6] L’édifice Connaught est bordé à l’ouest par l’avenue MacKenzie et à l’est par la promenade Sussex. Il se situe entre des biens‑fonds appartenant à la CCN, l’édifice Daly et son ascenseur, au sud, et, juste au nord, l’escalier de la rue York, une infrastructure publique construite et entretenue par la CCN pour offrir un point d’accès additionnel entre la haute‑ville et la basse‑ville. L’ambassade des États‑Unis est située au nord de l’escalier.
[7] L’escalier relie l’avenue MacKenzie, en face du parc Major, en haut, et la promenade Sussex, en bas, où la rue York rejoint la promenade Sussex à un croisement en T. L’escalier est dépourvu d’ascenseur ou de rampe. Les personnes à mobilité réduite ne peuvent donc pas utiliser l’escalier pour monter et descendre entre ces deux rues.
[8] Pour rectifier la situation et rendre l’escalier raisonnablement accessible, la CCN a engagé des consultations auprès des voisins de l’escalier : l’ambassade des États‑Unis, au nord, et Travaux publics, au sud. La CCN a aussi consulté ses propres architectes et des architectes de l’extérieur, ainsi que des groupes de défense des personnes handicapées.
[9] À la suite de ces consultations, la CCN a choisi de retenir plusieurs mesures de rechange : élargissement et amélioration des trottoirs, installation de panneaux de signalisation adéquats, de lampadaires et de bancs le long des deux rues. Finalement, elle a inséré dans son accord d’aménagement conclu avec la Claridge Building Corporation, le promoteur privé du site de l’édifice Daly, une clause immuable prévoyant la mise à disposition d’un ascenseur autonome, universellement accessible, dont le public pourrait se servir 24 heures par jour. L’ascenseur se trouve à 130 mètres de l’escalier, et il a été mis en service durant l’été 2005.
[10] La Commission a enquêté sur la plainte déposée par M. Brown contre la CCN. Le 13 juin 2000, le rapport d’enquête recommandait que la Commission rejette la plainte parce que la preuve ne confirmait pas les allégations de discrimination.
[11] Travaux publics n’était pas partie à cette enquête.
[12] Par lettre datée du 25 juin 2000, M. Brown a prié la Commission de réexaminer les conclusions du rapport d’enquête. La Commission a sollicité une enquête supplémentaire, en demandant notamment qu’un avis d’expert soit obtenu sur la manière de rendre l’endroit accessible aux personnes en fauteuil roulant.
[13] L’avis d’expert, donné par M. David Rapson, directeur de projet à l’Institut de conception universelle, une organisation semi‑autonome à but non lucratif rattachée à la Faculté d’architecture de l’Université du Manitoba, agissant au nom des Progressive Accessibility Re-Form Associates (les PARA), comprenait deux rapports, datés du 14 juin 2001 et du 15 mai 2003, ainsi qu’un témoignage produit devant le Tribunal, à Ottawa, les 8 et 9 juillet 2003, ainsi que les 18, 19 et 20 mai 2004.
[14] Dans son premier rapport, M. Rapson recommandait à la Commission que la CCN confère et négocie avec les responsables de l’édifice Connaught pour améliorer les entrées et sorties existantes ainsi que l’ascenseur intérieur. Cette recommandation constituait la base du rapport d’enquête supplémentaire daté du 29 juin 2001, qui a été communiqué à la CCN et à M. Brown.
[15] Comme Travaux publics n’était pas partie à cette procédure devant le Tribunal, il n’a pas été informé du rapport d’enquête supplémentaire ni de la recommandation de M. Rapson selon laquelle l’édifice Connaught constituait une mesure d’accommodement qui allait de soi.
[16] Malgré cette recommandation du rapport d’enquête supplémentaire, ni M. Brown ni la Commission n’ont cherché à modifier la plainte ou à déposer un nouveau formulaire de plainte pour y ajouter Travaux publics en tant que tierce partie cointimée.
[17] Dans des lettres datées du 5 et du 30 novembre 2001, la Commission a informé M. Brown et la CCN qu’elle avait nommé un conciliateur pour tenter de régler la plainte.
[18] Travaux publics n’a pas été informé du processus de conciliation et n’y a pas participé. Ce processus n’a pas permis de régler la plainte, comme le révèle le rapport du conciliateur daté du 6 septembre 2002.
[19] Le 20 décembre 2002, M. Brown et la CCN ont été informés que la Commission demanderait qu’un tribunal des droits de la personne soit mandaté pour enquêter sur la plainte. Cela a été fait par lettre adressée par la Commission au Tribunal, le 31 décembre 2002.
[20] Le Tribunal a commencé ses audiences sur la plainte à Ottawa le vendredi 4 juillet 2003, et M. Brown était son premier témoin. M. Rapson a suivi le mardi 8 juillet 2003 comme témoin expert de la Commission. Le 9 juillet 2003, le Tribunal a interrompu l’audience compte tenu du témoignage de M. Rapson, qui reconnaissait d’abord que l’idée d’apporter des aménagements à l’emplacement n’était pas envisageable et qui expliquait ensuite qu’un passage à travers l’édifice Connaught offrait un moyen naturel d’accès à l’escalier. L’audience a été suspendue sine die et, à la demande du Tribunal, la Commission a déposé une requête pour que Travaux publics soit mis en cause comme tierce partie. Le Tribunal a fait droit à la requête le 9 décembre 2003.
[21] Le 7 janvier 2004, Travaux publics a déposé devant la Cour fédérale (n° du greffe T‑26‑04) une demande de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision du Tribunal. Avec le consentement des parties, Travaux publics a déposé devant la Cour fédérale une requête en accélération de l’instruction de la présente demande de contrôle judiciaire, étant donné que le Tribunal entendait reprendre son audience le 18 mai 2004. Cependant, sans statuer sur le fond de la demande, le juge Luc Martineau, par ordonnance datée du 17 février 2004, a rejeté la requête de Travaux publics. Afin d’éviter des instances parallèles, Travaux publics s’est désisté de sa demande de contrôle judiciaire.
[22] Travaux publics s’est joint à l’instance du Tribunal lorsqu’elle a repris le mardi 18 mai 2004. Le Tribunal a rendu sa décision le 6 juin 2006, et c’est cette décision qui est l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.
III. La décision contestée
[23] Le Tribunal a tiré les conclusions suivantes sur la responsabilité de Travaux publics :
- Selon la prépondérance des probabilités, Travaux publics n’était pas intervenu suffisamment dans le processus visant à répondre aux besoins de M. Brown, et cela constituait un comportement discriminatoire;
- Travaux publics n’est pas à l’abri d’une attribution de responsabilité;
- L’alinéa 48.9(2)b) de la Loi prévoit clairement l’adjonction de parties;
- La Loi met l’accent sur la fonction consistant à trouver un redressement;
- C’est là le seul objet de l’adjonction de Travaux publics comme cointimé;
- l’édifice Connaught ne peut pas être pris en compte comme lieu d’accès, à moins que Travaux publics ne soit partie à l’audience;
- Le paragraphe 53(2) de la Loi ne confère au Tribunal que le pouvoir de rendre une ordonnance contre la personne dont il est constaté qu’elle s’engage ou s’est engagée dans l’acte discriminatoire;
- Cela a pour effet de rediriger l’enquête, en ce sens qu’il suffit de rejeter la responsabilité sur Travaux publics, qui n’a pas aidé la CCN et la Commission à régler la plainte;
- Il existe une obligation générale de faciliter l’adoption de mesures d’accommodement;
- Il existe un lien suffisant entre Travaux publics et la CCN pour que soit imposée à Travaux publics une obligation spéciale d’aider la CCN dans son examen de l’édifice Connaught comme endroit possible pour l’installation d’un ascenseur;
- La Couronne est le véritable propriétaire, à la fois de l’escalier de la rue York et de l’édifice Connaught, et c’est la gestion de l’escalier et de l’édifice qui a été mise en doute dans la présente espèce.
[24] S’agissant des allégations de manquement à la justice naturelle, le Tribunal a jugé qu’il était trop tard pour s’élever contre un vice entachant le processus, et cela pour les motifs suivants :
- Travaux publics n’avait subi aucun préjudice puisque la Commission n’avait pas manqué de lui communiquer les détails requis;
- Travaux publics avait renoncé à son droit d’opposition en choisissant de ne soulever la question qu’à la fin du processus;
- la Commission était allée trop loin en faisant valoir que Travaux publics faisait preuve de discrimination envers M. Brown pour ne pas avoir aménagé un accès à travers l’édifice Connaught.
[25] Parmi les principales conclusions du Tribunal, il y avait la suivante :
6. La CCN était tenue d’examiner la possibilité d’utiliser l’édifice Connaught. Travaux publics était tenu de collaborer à l’enquête. Les deux intimés n’ont pas respecté leurs obligations. Je suis convaincu que Travaux publics est seul responsable du fait qu’il n’a pas collaboré avec les autres parties afin de rendre les marches accessibles après le dépôt de la plainte.
[. . .]
8. Travaux publics est tenu par la loi de participer au processus de consultation.
[26] Le Tribunal a donc jugé que, à titre de redressement, Travaux publics devait participer au processus parce que l’édifice Connaught, d’après l’avis du témoin expert de la Commission, était la solution évidente pour la mise en place de mesures d’accommodement à l’escalier. En ne participant pas au processus, Travaux publics engageait sa responsabilité.
IV. Les points en litige
[27] La présente demande soulève les trois points suivants :
1) Le Tribunal a‑t‑il outrepassé sa compétence en ajoutant Travaux publics comme tierce partie intimée à l’instruction qui s’est déroulée devant lui?
2) Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur de fait ou de droit en jugeant Travaux publics responsable parce que Travaux publics n’était pas intervenu suffisamment dans le processus visant à répondre aux besoins de M. Brown à l’escalier de la rue York?
3) Le Tribunal a‑t‑il manqué aux principes de l’équité procédurale et de la justice naturelle en rendant des ordonnances réparatrices contraires à sa décision de séparer la question de la responsabilité et celle de la réparation?
[28] Pour les motifs qui suivent, la Cour répond par l’affirmative à chacune de ces questions. Le Tribunal ne disposait pas de règles de pratique à l’époque où il a ajouté Travaux publics comme tierce partie, en contravention des dispositions légales explicites. Le Tribunal a aussi commis une erreur de droit en tenant Travaux publics responsable de l’action ou de l’inaction de la CCN. Finalement, en portant son attention sur la question du redressement, le Tribunal a manqué aux principes de la justice naturelle parce qu’il n’a pas tenu compte de sa promesse de séparer les questions et de ne considérer que la responsabilité; il a ainsi privé le demandeur de la possibilité de faire des observations sur ses réflexions touchant le redressement. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.
V Les dispositions applicables
[29] Les règles de pratique qui régissent les instances tenues devant le Tribunal canadien des droits de la personne sont prévues dans le paragraphe 48.9(2) de la Loi, dont l’alinéa g) confère au Tribunal le pouvoir d’ajouter des intervenants à ses instances, dans la mesure où il existe des règles de pratique. L’alinéa 48.9(2)b) prévoit ce qui suit :
Règles de pratique 48.9 (2) Le président du Tribunal peut établir des règles de pratique régissant, notamment :
[. . .] b) l’adjonction de parties ou d’intervenants à l’affaire; [. . .] |
Tribunal rules of procedure 48.9(2) The Chairperson may make rules of procedure governing the practice and procedure before the Tribunal, including, but not limited to, rules governing [. . .] (b) the addition of parties and interested persons to the proceedings; [. . .] |
[30] Pareillement, lorsqu’une plainte est jugée fondée, la Loi prévoit ce qui suit, en son paragraphe 53(2) :
53. [. . .] Plainte jugée fondée (2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire : [. . .] |
53. [. . .] Complaint substantiated (2) If at the conclusion of the inquiry the member or panel finds that the complaint is substantiated, the member or panel may, subject to section 54, make an order against the person found to be engaging or to have engaged in the discriminatory practice and include in the order any of the following terms that the member or panel considers appropriate: [. . .]
|
VI La norme de contrôle
[31] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, le demandeur allègue des erreurs de compétence, des erreurs de droit et un manquement à la justice naturelle, tous des moyens qui appellent l’application de la norme de la décision correcte. À cet égard, la Cour adopte le raisonnement qu’elle a suivi, dans le dossier parallèle T‑1117‑06, concernant le maintien en l’état de la norme de la décision correcte, comme le faisait observer la Cour suprême du Canada dans son arrêt récent, Dunsmuir c. Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 50 :
50 S’il importe que les cours de justice voient dans la raisonnabilité le fondement d’une norme empreinte de déférence, il ne fait par ailleurs aucun doute que la norme de la décision correcte doit continuer de s’appliquer aux questions de compétence et à certaines autres questions de droit. On favorise ainsi le prononcé de décisions justes tout en évitant l’application incohérente et irrégulière du droit. La cour de révision qui applique la norme de la décision correcte n’acquiesce pas au raisonnement du décideur; elle entreprend plutôt sa propre analyse au terme de laquelle elle décide si elle est d’accord ou non avec la conclusion du décideur. En cas de désaccord, elle substitue sa propre conclusion et rend la décision qui s’impose. La cour de révision doit se demander dès le départ si la décision du tribunal administratif était la bonne.
[Non souligné dans l’original.]
[32] La Cour n’interviendra, et elle n’imposera sa propre conclusion, que si elle estime que le Tribunal a commis une erreur de droit dans sa réponse à chacune des questions.
VII L’analyse
1) Le Tribunal a‑t‑il outrepassé sa compétence en ajoutant Travaux publics comme tierce partie intimée à l’instruction qui s’est déroulée devant lui?
[33] Dans sa décision du 9 décembre 2003 d’ajouter Travaux publics comme cointimé, le Tribunal lui a conféré le statut d’intervenant, pour les raisons suivantes :
- Le Tribunal avait déjà prié l’avocat de la Commission de déposer une requête en adjonction de Travaux publics comme partie;
- La Loi donne au Tribunal le pouvoir d’adjoindre des parties à l’instance;
- La mise en cause de Travaux publics était nécessaire pour la résolution de l’affaire dont le Tribunal était saisi;
- Le préjudice pour Travaux publics pouvait être corrigé au moyen d’un ajournement.
[34] Par ailleurs, le Tribunal a jugé que, si Travaux publics n’était pas partie à la plainte, il serait entravé dans son examen d’une forme possible de mesures d’accommodement, à l’édifice Connaught. Le Tribunal s’exprimait ainsi :
Le problème que pose la position adoptée par le ministère des Travaux publics est qu’elle risque de laisser les victimes de discrimination sans véritable recours. Si je dois choisir entre le droit du ministère des Travaux publics de ne pas se mêler à cette affaire et les droits des personnes handicapées, je crois que la lecture de l’objet et du préambule de la Loi dissiperait à toutes fins utiles tout doute quant à ce que je dois faire. La Commission a le droit de suivre la filière de la discrimination jusqu’à la solution logique, compte tenu de l’intérêt public général, et ce, peu importe où cela peut la mener.
[35] L’avocat du procureur général du Canada représentant Travaux publics fait valoir que, de par sa fonction de gardien, seule la Commission peut ajouter un intimé. Par conséquent, le Tribunal a outrepassé sa compétence lorsqu’il a ajouté Travaux publics comme partie à l’instance. La Loi donne au Tribunal le pouvoir d’ajouter des tierces parties ainsi que le prévoit l’alinéa 48.9(2)b), mais il confère clairement aussi au président du Tribunal le pouvoir discrétionnaire d’« établir des règles de pratique régissant notamment [...] l’adjonction de parties ou d’intervenants à l’affaire ».
[36] L’avocat du procureur général fait valoir que, le jour où le Tribunal a décidé d’ajouter Travaux publics, le 9 décembre 2003, il ne disposait pas de règles de pratique se rapportant à l’adjonction de parties. L’avocat de la Commission répond que, même si les règles provisoires de pratique du Tribunal ne disaient rien sur l’adjonction de parties, les nouvelles règles du Tribunal prévoient explicitement une procédure d’adjonction de parties. L’article 10 renferme les dispositions transitoires indiquant la date à laquelle ces règles ont pris effet. Les règles prévoient ce qui suit :
8(3) La Commission, l’intimé ou le plaignant qui désire ajouter une partie à l’instruction peut présenter une requête visant à obtenir une ordonnance à cet effet, qui doit être signifiée à la partie éventuelle, laquelle a droit à présenter des arguments au sujet de la requête. (Voir Règles de procédure du Tribunal canadien des droits de la personne, 03‑05‑04)
10(1) Les présentes règles régissent toutes les questions de procédure et toutes les audiences relatives aux plaintes renvoyées au Tribunal en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne après le 30 avril 2004. [Non souligné dans l’original.]
[37] Après un examen attentif des arguments des parties et du libellé de la Loi, la Cour admet que le Tribunal n’a pas observé les dispositions explicites de la Loi relatives à l’adjonction de tierces parties. La Cour reconnaît aussi que Travaux publics s’est désisté de sa demande de contrôle judiciaire au nom de l’économie des ressources judiciaires, afin d’éviter une multiplicité de procédures. La Cour n’est pas indifférente aux arguments de la Commission, notamment au fait que le Tribunal a par la suite comblé le vide de ses règles de procédure pour autoriser l’adjonction de parties selon la Loi, mais le Tribunal a outrepassé sa compétence à l’époque lorsqu’il a ajouté Travaux publics comme cointimé.
[38] Si le Tribunal n’avait pas décidé comme il l’avait fait d’ajouter Travaux publics à sa procédure, il aurait reconnu que, avant qu’il puisse ajouter Travaux publics comme tierce partie cointimée, il incombait au président d’adopter des règles de procédure autorisant une telle adjonction. L’avocat du procureur général a raison d’interpréter la Loi d’une manière libérale et généreuse. Le législateur a donné à la Commission le pouvoir explicite de recevoir des plaintes et d’ajouter des parties. Si le législateur avait voulu que cette fonction de gardien soit partagée avec le Tribunal, il n’aurait pas assorti ce pouvoir de la condition préalable discrétionnaire touchant l’adoption de règles de procédure. Lorsque le Tribunal a exercé son pouvoir discrétionnaire d’ajouter des parties, il aurait dû le faire en conformité avec la Loi.
[39] N’ayant pas agi ainsi, le Tribunal a privé le demandeur des avantages de la Commission. En outre, la propre jurisprudence du Tribunal n’appuie pas, sauf dans des circonstances exceptionnelles, l’adjonction de nouvelles parties en l’absence de règles de procédure. Au paragraphe 30 de la décision Syndicat des employés d’exécution de Québec‑Téléphone, Section locale 5044 du SCFP c. Commission canadienne des droits de la personne et Telus Communications (Québec) Inc. (la décision Telus), 2003 TCDP 31, le membre instructeur Deschamps écrivait ce qui suit :
Le Tribunal est d’avis que l’adjonction forcée d’un nouvel intimé une fois que le Tribunal a été chargé d’instruire une plainte est appropriée, en l’absence de règles formelles à cet effet, s’il est établi que la présence de cette nouvelle partie est nécessaire pour disposer de la plainte dont il est saisi et qu’il n’était pas raisonnablement prévisible une fois la plainte déposée auprès de la Commission que l’adjonction d’un nouvel intimé serait nécessaire pour disposer de la plainte.
[40] La Cour arrive à la conclusion que l’instruction menée par le Tribunal ne remplissait pas les conditions établies dans la décision Telus, précitée, qui a été rendue le 15 septembre 2003, soit juste trois mois avant la décision du Tribunal de faire droit à la requête en adjonction de Travaux publics. D’abord, le Tribunal lui‑même a admis qu’il agissait sur la recommandation du témoin expert de la Commission, dont la proposition préconisant l’édifice Connaught comme solution évidente du problème n’était pas fondée sur une visite ou une connaissance approfondie de l’édifice Connaught, mais plutôt sur de simples conjectures. Deuxièmement, ni M. Brown, ni la Commission, ni même la CCN, ne pouvaient prédire que l’adjonction de Travaux publics serait nécessaire pour le règlement de la plainte.
[41] La Cour arrive à la conclusion que, même si le Tribunal a par la suite adopté des règles de procédure en application de l’alinéa 48.9(2)b), qui ont pris effet le 30 avril 2004, la Loi ne dit nulle part que son application est rétroactive. Le Tribunal a donc commis une erreur de droit à l’époque considérée, alors que le demandeur avait encore le droit d’introduire une procédure de contrôle judiciaire.
2) Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur de fait ou de droit en jugeant Travaux publics responsable parce que Travaux publics n’était pas intervenu suffisamment dans le processus visant à répondre aux besoins de M. Brown à l’escalier de la rue York?
[42] Le Tribunal a jugé que ni la CCN ni son architecte n’avaient suffisamment exploré la solution de l’édifice Connaught. Selon lui, c’était là un manquement et Travaux publics aurait dû montrer plus d’empressement, engageant ainsi sa responsabilité parce que sa décision d’exclure toute mesure d’accommodement n’était pas appuyée par une preuve de contrainte excessive, y compris de coûts prohibitifs. Le Tribunal a aussi estimé que des évaluations complémentaires montreraient que l’édifice Connaught pourrait être rendu accessible au public sans que soient compromis les impératifs de sécurité du gouvernement du Canada.
[43] La CCN a refusé de présenter des observations sur la présente demande et ne s’est pas exprimée sur l’attribution d’une responsabilité à Travaux publics ou sur la prétendue obligation de Travaux publics de consulter les parties et de participer à la recherche d’une solution afin de rendre l’escalier de la rue York accessible.
[44] Le procureur général du Canada fait observer que les conclusions de fait tirées par le Tribunal n’impliquent pas que Travaux publics avait, en droit, l’obligation de répondre aux besoins de M. Brown, à l’escalier. En outre, le Tribunal a commis une erreur quand il a dit que le demandeur avait engagé sa responsabilité en n’intervenant pas suffisamment dans le processus de la CCN visant à rendre l’escalier universellement accessible à M. Brown et aux autres personnes à mobilité réduite.
[45] Finalement, Travaux publics est d’avis que, avant que le Tribunal ne puisse lui imposer une obligation d’adopter des mesures d’accommodement et lui imputer une responsabilité en raison de sa non‑participation au processus de consultation, il était indispensable pour l’analyse du Tribunal qu’il établisse d’abord que l’édifice Connaught constituait une solution raisonnable. De dire Travaux publics, [traduction] « le Tribunal ne peut conclure qu’une tierce partie à la plainte n’a pas pris de mesures d’accommodement sans d’abord dire que les mesures d’accommodement que cette tierce partie s’est prétendument abstenue de prendre sont en réalité raisonnables ».
[46] Le Tribunal n’a pas statué en ce sens. Aux paragraphes 282 et 286 de sa décision, il s’est exprimé ainsi :
282 Le seul aspect de ces observations faites par Travaux publics que j’accepterais est que la CCDP est allée trop loin lorsqu’elle a prétendu que Travaux publics avait fait preuve de discrimination à l’égard de M. Brown en ne fournissant aucun accès par l’édifice Connaught. Selon la preuve et selon les précisions, cela va trop loin et il est prématuré d’affirmer si Travaux publics est tenu de permettre l’utilisation de ses installations à des fins d’accessibilité.
[...]
286 Ces préoccupations ainsi qu’une série d’autres considérations doivent être soupesées et évaluées lorsque l’on décide s’il conviendrait d’utiliser l’édifice Connaught pour fournir l’accès aux marches de la rue York. Le problème est que Travaux publics a traité ces problèmes comme étant un obstacle juridique à toute discussion relative à la possibilité d’accommodement. Je rejette cette position. On ne peut pas se soustraire aussi facilement au processus d’accommodement envisagé par la Loi canadienne sur les droits de la personne et la jurisprudence.
Ces extraits de la décision du Tribunal révèlent les failles du raisonnement du Tribunal à l’encontre de Travaux publics.
[47] La transcription de l’audience du 9 juillet 2003 montre que le Tribunal a jugé carrément fautive une lettre de M. Charette, le gestionnaire de l’édifice Connaught, qui, le 13 septembre 2001, avait fait savoir à Gerald Lajeunesse, de la CCN, qu’il excluait toute possibilité que l’édifice Connaught soit utilisé comme point d’accès public entre la promenade Sussex et la rue Mackenzie. M. Charette écrivait ce qui suit :
[traduction]
Monsieur Lajeunesse,
Je vous remercie pour votre lettre et le dossier d’information touchant l’accès universel à l’escalier de la rue York.
Travaux publics et Services gouvernementaux Canada est résolu à observer toutes les lignes directrices du Conseil du Trésor en matière d’accessibilité. Ces lignes directrices, qui englobent tous les occupants et visiteurs de l’édifice Connaught, ont été respectées.
S’agissant de l’accès depuis la rue (sic) Mackenzie à travers l’édifice Connaught, le rapport d’enquête de la Commission canadienne des droits de la personne daté du 31 août 1999 a conclu que la Commission de la capitale nationale, à la faveur de son processus de consultation, a examiné des modes d’accessibilité, et les parties sont convenues qu’un accès direct à cet endroit n’était pas recommandé.
Les rigoureux impératifs de sécurité du siège de l’Agence des douanes et du revenu du Canada, à l’édifice Connaught, et le coût prohibitif qu’entraînerait la modification de cet édifice patrimonial par l’installation d’un ascenseur public, nous empêchent d’ouvrir cet édifice à l’accès public entre l’avenue Mackenzie et la promenade Sussex.
J’espère avoir répondu à vos préoccupations.
Raymond F. Charette
Gestionnaire du bien‑fonds et des installations
Le Tribunal jugeait que cette lettre de M. Charette mettait fin à toute discussion sur la question. Le membre du Tribunal s’est demandé à haute voix pourquoi tout le monde, M. Brown, la Commission et la CCN, avaient accepté sa parole sans broncher, comme si elle venait d’en haut.
[48] Travaux publics fait valoir que la preuve ne permet pas d’affirmer que l’édifice Connaught constituait une solution raisonnable en fait d’accommodement. D’abord, la preuve montre clairement que les architectes et les personnes invalides qui ont pris part aux consultations de la CCN étaient opposés à l’idée d’utiliser l’édifice Connaught, pour plusieurs raisons, dont les suivantes : l’entrée de la promenade Sussex se trouve au rez‑de‑chaussée, tandis que l’entrée de l’avenue MacKenzie se trouve au troisième étage; l’ascenseur n’est pas à proximité de l’une ou l’autre des entrées, mais se trouve dans le couloir principal de l’édifice; enfin l’installation d’un ascenseur nécessiterait un réaménagement considérable de tout l’intérieur de cet édifice patrimonial. Par ailleurs, l’utilisation d’un tel ascenseur compromettrait la sécurité parce que les passants ne pourraient pas le voir et que, se trouvant dans un endroit chauffé et clos, il serait vu comme un refuge par les sans‑abri.
[49] Deuxièmement, le témoin de la Commission, M. McMahon, ami de longue date et collègue de M. Brown, et ancien président du Comité consultatif de la ville d’Ottawa sur l’accessibilité, qui est invalide et se déplace en fauteuil roulant, a témoigné devant le Tribunal les 20 et 21 mai 2004. Il a dit que l’édifice Connaught n’était pas une solution attrayante parce qu’il faudrait alors se rendre à l’intérieur d’un édifice et donc devenir hors de vue. En outre, en tant qu’édifice public, il pourrait parfois faire l’objet de fermetures inopinées pour des motifs de sécurité et devenir ainsi totalement inaccessible. Les extraits suivants de la transcription de son témoignage sont révélateurs :
[traduction]
Q. Connaissez‑vous bien l’édifice Connaught?
R. Oui.
Q. Si l’accès vous était offert depuis l’édifice Connaught, l’extrémité qui est la plus proche de l’escalier de la rue York, comment réagiriez‑vous à cette solution, consistant à utiliser l’ascenseur de l’édifice Connaught?
R. La seule difficulté que cela me cause, c’est que – je travaillais pour Travaux publics lorsqu’avait été décrétée la fermeture durant l’opération Tempête du désert. Tous les édifices gouvernementaux avaient été fermés. Je serais donc préoccupé par un possible changement de politique ou de directive rendant les édifices publics inaccessibles.
À moins que l’édifice ne soit transformé en édifice non gouvernemental…
[...]
Q. Mais, s’agissant de l’emplacement par rapport à l’escalier de la rue York, comment réagissez‑vous à l’idée d’avoir un accès en cet endroit précis?
R. L’endroit – c’est une solution. Pour moi, ce serait une possibilité.
Je déteste perdre le contact visuel avec les gens qui m’accompagnent, par exemple. Soit nous prenons l’ascenseur tous ensemble, soit nous conservons tous un contact visuel les uns avec les autres.
Si ma famille monte l’escalier et que je prends l’ascenseur, au moins je la retrouverai en haut de l’escalier. Tandis que, dans ce scénario particulier, je dois quitter l’édifice, et alors nous nous perdons de vue.
Je crois donc que cette solution serait moins attrayante que le fait d’avoir un ascenseur à l’extérieur, directement relié à l’escalier.
[...]
[50] Troisièmement, Travaux publics a produit comme preuve les impératifs de sécurité qui élimineraient l’édifice Connaught comme moyen raisonnable de prendre à l’escalier des mesures d’accommodement. Idelle Matte, gestionnaire de l’Opération nationale de sécurité de l’immeuble de base, Direction de la sécurité ministérielle, à Travaux publics, a témoigné devant le Tribunal. Elle a dit que M. Charette l’avait consultée, après le dépôt de la plainte, sur la possibilité d’utiliser l’édifice Connaught comme autre point d’accès adjacent à l’escalier.
[51] Mme Matte a témoigné que cela serait difficile. D’abord, l’ascenseur qui mène au troisième étage conduit au cabinet du ministre. Il faudrait donc installer un nouvel ascenseur et un nouveau couloir pour l’usage du grand public. Deuxièmement, peu après les événements du 11 septembre 2001, le Bureau du Conseil privé avait reclassifié tous les édifices du gouvernement fédéral, y compris l’édifice Connaught, au deuxième niveau de préparation en matière de sécurité, ce qui signifie que seuls les employés munis de pièces d’identité acceptables et d’un laissez‑passer de sécurité allaient être admis à l’intérieur de l’édifice. Les visiteurs et les membres du public sont tenus de passer à travers un détecteur de métal, de faire examiner leurs effets et de se faire accompagner par un membre du personnel en tout temps. Les mêmes mesures s’appliqueraient aux membres du public empruntant un nouvel ascenseur et un nouveau couloir. Finalement, en tant qu’édifice du gouvernement fédéral abritant un seul locataire, l’Agence du revenu du Canada, l’édifice Connaught ne serait donc pas accessible aux membres du public 24 heures par jour et sept jours par semaine.
[52] Finalement, M. Rapson a admis, durant son contre‑interrogatoire le mardi 18 mai 2004, que l’édifice Connaught n’était pas une solution viable et qu’il ne constituerait pas un moyen raisonnable de répondre aux besoins de M. Brown. Comme le montrent les passages ci‑dessous tirés de son témoignage, M. Rapson a admis qu’il n’était jamais allé à l’intérieur de l’édifice Connaught; il ne savait pas ce qu’il fallait faire pour rendre l’édifice accessible; il n’était pas au courant du niveau de sécurité de l’édifice Connaught; les deux solutions qu’il proposait nécessitaient d’utiliser un couloir ou corridor intérieur; un tel couloir présentait certains risques, notamment la possibilité qu’il serve de refuge aux sans‑abri parce que c’est un endroit clos et chauffé; et l’utilisation des ascenseurs existants supposerait que les fonctionnaires et les membres du public utilisent le même ascenseur, solution que M. Rapson a rejetée :
[traduction]
Q. page 961 Interrogatoire principal (Vigna)
Q. Êtes‑vous allé vous‑même dans l’édifice?
R. Non.
[...]
page 1333 du contre‑interrogatoire mené par l’avocat de Travaux publics (Lester) :
Q. Quand vous disiez dans votre premier rapport que la solution évidente du problème est l’édifice Connaught, vous n’aviez pas connaissance de l’intérieur de l’édifice Connaught autrement que par l’examen des plans.
R. C’est exact.
Q. Ainsi, lorsque vous avez fait deux ans plus tard votre deuxième suggestion à propos du nouvel ascenseur, vous n’en saviez pas davantage qu’en juin 2001 sur ce qu’il y avait à l’intérieur de l’édifice Connaught. Est‑ce exact?
R. Oui, hormis le rapport, j’avais des photos montrant une entrée au niveau de l’avenue Mackenzie, et cette entrée à côté de l’aire de service.
Q. Je parle de l’intérieur, monsieur Rapson.
R. L’intérieur, non.
Q. Vous n’en saviez donc pas davantage sur l’intérieur de l’édifice Connaught entre votre premier rapport de juin 2001 et votre second rapport de juin 2003.
R. C’est exact.
[...]
page 962 Interrogatoire principal (Vigna)
Q. Lorsque vous avez rédigé le premier rapport le 14 juin 2001, compte tenu des renseignements que vous aviez à l’époque et des divers problèmes que vous avez indiqués plus tôt, pourriez‑vous nous dire quelles recommandations vous avez faites à ce moment‑là?
[...]
R. J’ai pensé que la meilleure solution était probablement l’édifice Connaught, si des négociations […]
Je ne savais pas qui en était le propriétaire ni ce qu’était la situation, mais, après lecture de certains des autres documents, l’accès à cet endroit posait un problème.
Je crois que c’était là le point principal. L’édifice Connaught serait probablement la meilleure solution, en ce sens que les autres solutions… encore que, par exemple, l’ascenseur projeté soit une bonne idée qui mérite d’être mise à exécution, mais, selon les principes de conception universelle, il ne constitue pas, à cet endroit, un mode équitable d’accès pour ce qui concerne l’escalier, et, que l’on soit à l’emplacement ou dans le voisinage immédiat de l’emplacement, pour ce qui concerne les normes d’accessibilité.. [...]
Au vu des extraits ci‑dessus, la Cour estime que M. Rapson a tiré, à propos de l’édifice Connaught, une conclusion sans disposer des connaissances et des renseignements requis pour arriver à cette conclusion.
[53] Outre la preuve susmentionnée confirmant que l’édifice Connaught n’était pas une solution viable, l’avocat du procureur général du Canada fait valoir que Travaux publics n’avait pas envers M. Brown une obligation en tant que propriétaire du bien‑fonds adjacent et en tant que mandataire de la Couronne. Le Tribunal a commis une erreur en arrivant à cette conclusion sans avoir d’abord établi que l’édifice Connaught constituait une mesure d’accommodement raisonnable.
[54] La Cour partage cet avis. Comme le fait observer l’avocat du procureur général du Canada au paragraphe 93 de son mémoire, [traduction] « Aucune des conditions d’une telle responsabilité possible n’est remplie ici, en droit ou en fait ». D’abord, Travaux publics n’a pas construit l’escalier et n’en a pas non plus la gestion. Travaux publics ne saurait donc être tenu responsable des actes d’autrui. En outre, l’obligation de prendre des mesures d’accommodement s’applique aux propriétaires et aux exploitants d’équipements publics. Voir l’arrêt Saskatchewan (Human Rights Commission) c. Canadian Odeon Theatres Ltd. (1985), 18 D.L.R. (4th) 93, page 118.
[55] Deuxièmement, la Cour admet que la preuve ne confirme pas que l’édifice Connaught constituerait un moyen raisonnable de donner aux membres du grand public la possibilité de se déplacer entre les deux rues. D’ailleurs, M. Rapson, dont la proposition a donné lieu à cette affaire, ne s’était même pas rendu dans l’édifice Connaught. Troisièmement, s’il ne peut pas être établi que l’édifice Connaught constitue une mesure d’accommodement raisonnable, la question est théorique. Travaux publics s’est acquitté de toute obligation accessoire que le Tribunal a prétendu lui imposer.
[56] La Court partage l’avis du demandeur selon lequel, pour que le Tribunal juge Travaux publics responsable, il faut d’abord que Travaux publics ait commis l’acte discriminatoire ou y ait contribué. Il n’apparaît nulle part, dans les volumineux documents qui constituent ce dossier, lequel a pris naissance en 1999 et s’est prolongé durant six ans avant que le Tribunal n’arrive à sa décision, que Travaux publics a joué un rôle quelconque, directement ou indirectement, dans la conception et la construction de l’escalier. Travaux publics ne saurait être tenu responsable d’un préjudice qui ne peut lui être imputé. Si l’on suit le raisonnement du Tribunal, alors on pourrait juger responsable l’ambassade des États‑Unis du seul fait de sa proximité.
[57] Cependant, le Tribunal voudrait nous faire croire que le lien n’est pas physique, mais métaphysique. Du seul fait que la CCN et Travaux publics sont des mandataires de la Couronne, ils ne forment qu’une seule entité à tenir responsable, afin que soit rectifié le prétendu acte discriminatoire de la CCN. Ce raisonnement tautologique est erroné et il a été récemment rejeté, à juste titre, par la Cour suprême de la Colombie‑Britannique dans la décision British Columbia (Ministry of Health Services) v. British Columbia (Emergency Health Services Commission), [2007] B.C.J. no 681, 2007 CSC‑B 460, où le juge Ballance écrivait notamment ce qui suit, au paragraphe 145 :
[traduction]
145 Considérée dans un contexte de droits de la personne, la décision est quelque peu particulière en ce sens que la conclusion du Tribunal ne vise pas à faire en sorte qu’un acte discriminatoire demeure non sanctionné, ou en ce sens que la personne/entité à l’origine de la discrimination n’échappe pas à sa responsabilité. Il n’est pas contesté que le bassin des postes existants offerts aux techniciens médicaux ambulanciers invalides est relativement restreint; certainement beaucoup plus restreint que le bassin de postes offerts aux fonctionnaires invalides membres du BCGEU. La conclusion concernant l’employeur s’expliquait par le fait que le Tribunal s’est déclaré préoccupé de constater que les possibilités de mesures d’accommodement pour les techniciens médicaux ambulanciers invalides sont restreintes au sein de la Commission, de telle sorte que « le bassin de postes doit être plus large et plus varié que ce que peut offrir à elle seule la BCAS » (paragraphe 108). Se fondant sur la décision Brown c. Commission de la capitale nationale, 2006 TCDP 26, l’avocat de M. Crane affirme qu’il est possible de faire intervenir le gouvernement dans cette procédure comme tierce partie parce que sa participation est nécessaire pour corriger la discrimination. Une telle proposition est sans doute valide dans des cas particuliers, mais je suis d’avis qu’elle est indéfendable dans des circonstances où, comme c’est le cas ici, le prétendu fondement de l’intervention d’une telle tierce partie est sa qualité de coemployeur, alors que les facteurs que sont le contrôle, l’utilisation et la charge financière, sans compter le cadre légal environnant, ne permettent pas d’affirmer qu’une telle tierce partie a une relation d’emploi avec le plaignant. [Non souligné dans l’original.]
[58] Comme c’était le cas dans le raisonnement du juge Balance, les circonstances de la présente affaire ne permettent pas d’affirmer que la CCN et Travaux publics étaient des associés responsables de la conception ou de la construction de l’escalier. La preuve de cette nature brille par son absence. Le Tribunal a commis une erreur en disant que, du seul fait que les deux organismes publics doivent leur existence à la Couronne, ils ont non seulement l’obligation d’appliquer des mesures d’accommodement, mais également la charge légale additionnelle d’engager des consultations. C’est là, pour employer l’expression récemment abandonnée, une décision manifestement déraisonnable.
[59] Pour ces motifs, la Cour se voit contrainte d’intervenir et de rectifier l’erreur de droit commise par le Tribunal. Ainsi, et gardant à l’esprit les enseignements de l’arrêt Dunsmuir, précité, la Cour substitue à la décision du Tribunal sa propre opinion afin de rectifier cette erreur, et elle dit que l’édifice Connaught ne constitue pas une mesure d’accommodement raisonnable en ce qui concerne l’escalier de la rue York. Travaux publics n’a aucune obligation de répondre aux besoins de M. Brown en mettant à disposition son édifice. Finalement, la Cour arrive à la conclusion que la preuve ne montre pas que Travaux publics a négligé de participer aux efforts consentis par la CCN pour rendre l’escalier universellement accessible.
3) Le Tribunal a‑t‑il manqué aux principes de l’équité procédurale et de la justice naturelle en rendant des ordonnances réparatrices contraires à sa décision de séparer la question de la responsabilité et celle du redressement?
[60] Le Tribunal a décidé, d’entrée de jeu, de séparer la question de la responsabilité et celle du redressement, se réservant le droit de statuer sur la question du redressement après s’être prononcé sur la responsabilité. Malgré l’accord des parties, le Tribunal a entrepris dans ses motifs d’examiner la question du redressement, sans leur accorder l’occasion de présenter des conclusions ou de se faire entendre. Dans son ordonnance réparatrice, le Tribunal a ordonné aux parties d’engager des consultations afin de déterminer une mesure d’accommodement acceptable pour rendre l’escalier accessible. C’est là à coup sûr le début d’un redressement. Le Tribunal s’exprimait ainsi, au paragraphe 298 de sa décision :
18. Les parties doivent donc retourner à leurs négociations. Dès que ces négociations seront terminées et que la CCN aura décidé quel accommodement elle est disposée à fournir, elle doit envoyer aux autres parties une lettre d’intention officielle, ou autre avis, quant à la mesure envisagée, dans laquelle elle expose ses plans visant à corriger la situation. Ce document doit être signé par le président de la CCN, le représentant du président de la CCN ou un dirigeant de la CCN, ayant le pouvoir de lier la CCN.
[61] Cela, de dire l’avocat du procureur général du Canada, constitue un manquement flagrant aux principes de la justice naturelle, et la décision doit donc être annulée. Voir l’arrêt Sketchley c. Canada (Procureur général), [2005] A.C.F. n° 2056, paragraphe 54.
[62] La Commission exprime l’avis qu’il n’y a pas eu manquement à l’équité procédurale, car le Tribunal n’a pas statué d’une manière définitive sur le redressement. Elle fait valoir que l’unique ordonnance que le Tribunal a rendue à l’égard de Travaux publics est que Travaux publics devrait participer convenablement au processus de consultation de la CCN, un processus qui devrait concerner toutes les parties. Par ailleurs, le Tribunal a bien indiqué qu’il ne pouvait pas statuer sur l’à‑propos de l’édifice Connaught, ni d’aucune autre solution, comme moyen de redressement. C’est la raison pour laquelle il s’est réservé de revenir sur la question du redressement, indiquant que les parties devraient communiquer avec lui si elles se heurtaient à des difficultés durant leurs consultations.
[63] Après examen de la preuve et de la décision du Tribunal, et plus particulièrement de ses conclusions exposées au paragraphe 298, il m’apparaît que la position du Tribunal renferme quelques contradictions. D’une part, il écrit qu’il a séparé la question de la responsabilité et la question du redressement et qu’il ne peut dire que l’édifice Connaught constitue une mesure d’accommodement acceptable et raisonnable. D’autre part, il ordonne aux parties, à titre de redressement, de revenir à la table des négociations pour engager de vastes consultations et arriver à une solution. À coup sûr, la Commission ne disconviendrait pas que le Tribunal ne puisse dire, avec l’accord des parties, qu’il va faire une chose, pour ensuite revenir sur sa décision et faire le contraire de ce qu’il a dit, sans d’abord en informer les parties et obtenir leur avis.
[64] Pour ces motifs, la Cour doit, sur ce moyen, annuler la décision.
VIII Les dépens
[65] Travaux publics sollicite les dépens à l’encontre de la Commission, pour le cas où la demande serait accueillie. Mais, sans son acquiescement aux demandes répétées du Tribunal pour que Travaux publics soit ajouté comme cointimé, la présente demande n’aurait pas été nécessaire. La Commission a envers le Tribunal la même obligation d’agir dans l’intérêt public que celle d’un procureur comparaissant devant une juridiction criminelle. L’article 51 de la Loi prévoit ce qui suit :
Obligations de la Commission 51. En comparaissant devant le membre instructeur et en présentant ses éléments de preuve et ses observations, la Commission adopte l’attitude la plus proche, à son avis, de l’intérêt public, compte tenu de la nature de la plainte. |
Duty of Commission on appearing 51. In appearing at a hearing, presenting evidence and making representations, the Commission shall adopt such position as, in its opinion, is in the public interest having regard to the nature of the complaint. |
Selon l’avocat du procureur général, la Commission n’a pas défendu l’intérêt public lorsqu’elle a cédé aux vues persistantes du Tribunal. Il n’était pas dans l’intérêt public, au cours de l’enquête sur la plainte déposée par M. Brown contre la CCN, d’ajouter un voisin du seul fait que ce voisin se trouvait être un mandataire de la Couronne.
[66] Dans ses conclusions touchant les dépens, la Commission s’oppose à l’ordonnance sollicitée par Travaux publics parce qu’elle observait son obligation légale de défendre l’intérêt public lorsqu’elle a finalement consenti à ce que Travaux publics soit ajouté comme cointimé. En accédant à la demande du Tribunal, la Commission accomplissait son obligation selon la Loi, étant donné qu’elle veillait à ce que toutes les solutions possibles en vue d’un accommodement soient, comme il se devait, soumises au Tribunal.
[67] La Cour comprend la position de la Commission, mais elle a statué intégralement en faveur de Travaux publics, et Travaux publics a donc droit à ses dépens.
[68] Le procureur général du Canada relève aussi que M. Brown est dans une situation différente de celle de la Commission car il n’a pas déposé de plainte contre Travaux publics et s’est inscrit en faux contre la demande insistante faite par le Tribunal d’ajouter Travaux publics comme cointimé. Par conséquent, le procureur général du Canada ne sollicite pas les dépens contre M. Brown, à moins que celui‑ci ne présente des arguments sur le redressement qu’il voudrait obtenir.
[69] La Cour souscrit à ce point de vue. En fait, non seulement M. Brown n’a‑t‑il pas déposé de plainte contre Travaux publics, mais il n’a pas cherché à modifier son formulaire de plainte pour y ajouter Travaux publics comme cointimé, à la suite du rapport d’enquête supplémentaire du 29 juin 2001. Par ailleurs, la Cour n’oublie pas la réaction initiale de M. Brown à la décision du Tribunal d’interrompre l’audience afin d’évoquer pour la première fois l’idée d’y joindre Travaux publics comme cointimé.
[70] La Cour fait aussi observer que, même si M. Brown s’était représenté lui-même à l’audience, ses interventions n’étaient pas sans fondement et elles étaient à son honneur. Pour ne citer qu’un seul exemple, M. Brown voulait savoir pourquoi le Tribunal ne joindrait pas à la procédure l’autre voisin, à savoir l’ambassade des États‑Unis, quand le membre du Tribunal a continué d’insister pour que Travaux publics se joigne à la procédure. La réponse du Tribunal à la question raisonnable et logique posée par M. Brown révèle ce qui suit :
M. Brown: Si je vous suis bien, monsieur le président, alors, j’imagine, sur la base de votre argument, que nous devrions nous demander s’il ne faudrait pas adjoindre comme partie l’ambassade des États‑Unis, parce que […]
Le président: Non, l’ambassade des États‑Unis, c’est une autre question, et je ne vais pas entrer dans des considérations de droit international et d’immunité diplomatique, ou je ne sais quoi d’autre. Je ne vois vraiment pas en quoi l’ambassade des États‑Unis pourrait se trouver dans la même situation.
Si la Commission ou une autre partie voulait adjoindre, Dieu nous en garde, l’ambassade des États‑Unis comme partie à la présente procédure, elle pourrait présenter une telle demande, mais ce n’est pas du tout la même situation, M. Brown, du moins à première vue.
[71] Le défendeur Bob Brown fait valoir que le procureur général ne devrait pas solliciter de dépens à son encontre au titre de ce litige d’intérêt public général. L’avocat du défendeur Brown fait aussi valoir que le Tribunal avait compétence pour adjoindre Travaux publics à la procédure en tant que tierce partie. Finalement, on fait valoir que la Couronne n’est pas divisible et que la CCN et Travaux publics sont en droit une seule et même personne.
[72] Néanmoins, et compte tenu de toutes les circonstances, la Cour ne condamnera pas M. Brown aux dépens.
IX Le dispositif
[73] Le Tribunal a commis une erreur de droit en ajoutant Travaux publics comme cointimé alors qu’il n’existait pas de règles de procédure l’autorisant à le faire, ainsi que le requiert la Loi. Cette décision était manifestement erronée. En outre, le Tribunal s’est fondé sur les propositions d’un témoin expert dont les recommandations étaient fondées non pas sur sa connaissance personnelle de l’intérieur de l’édifice Connaught, mais plutôt sur des plans périmés et sur des conjectures. Le Tribunal doit répondre à une norme plus rigoureuse et éviter de s’en rapporter à une « simple proposition » quand les conséquences sont d’une portée aussi considérable pour tous les intéressés, dont M. Brown. Finalement, le Tribunal n’a pas respecté son propre engagement de séparer la question de la responsabilité et celle du redressement, et il a donc privé Travaux publics de son droit de présenter des conclusions sur la question du redressement. Travaux publics n’a aucune obligation légale de corriger un problème qu’il n’a pas créé.
[74] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision du Tribunal d’ajouter Travaux publics comme tierce partie et de le tenir responsable de l’absence d’accès à l’escalier de la rue York est annulée.
JUGEMENT
‑ La demande de contrôle judiciaire est accueillie;
‑ Est annulée la décision en date du 6 juin 2006 par laquelle le Tribunal canadien des droits de la personne ajoutait comme partie à la procédure Travaux publics et Services gouvernementaux Canada et concluait à la responsabilité de ce ministère;
‑ La Commission canadienne des droits de la personne est condamnée aux dépens, et il n’est pas adjugé de dépens contre le défendeur, M. Brown.
« Simon Noël »
Juge
Traduction certifiée conforme
David Aubry, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T‑1132‑06
INTITULÉ : LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA (représentant TRAVAUX PUBLICS ET SERVICES GOUVERNEMENTAUX CANADA) c.
BOB BROWN, LA COMMISSION CANADIENNE DES DROITS DE LA PERSONNE et LA COMMISSION DE LA CAPITALE NATIONALE
et
LE CONSEIL DES CANADIENS AVEC DÉFICIENCES
LIEU DE L’AUDIENCE : Ottawa (Ontario)
DATES DE L’AUDIENCE : Les 7, 8 et 9 avril 2008
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : Le juge Simon Noël
DATE DES MOTIFS
ET DU JUGEMENT : Le 13 juin 2008
COMPARUTIONS :
Alain Préfontaine Zoe Oxaal
|
POUR LE DEMANDEUR |
David Baker Faisal Bhabha
|
POUR LE DÉFENDEUR |
Philippe Dufresne Ikram Warsame
|
POUR LA DÉFENDERESSE
|
Lynn Harnden Sébastien Huard
|
POUR LA DÉFENDERESSE
|
Debra McAllister |
POUR L’INTERVENANT
|
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
John H. Sims, c.r. Sous‑procureur général du Canada Ottawa (Ontario)
|
POUR LE DEMANDEUR |
David Baker Bakerlaw Toronto (Ontario)
|
POUR LE DÉFENDEUR |
Philippe Dufresne Commission canadienne des droits de la personne Ottawa (Ontario)
|
POUR LA DÉFENDERESSE |
Lynn Harnden Sébastien Huard Emond Harnden Avocats Ottawa (Ontario)
|
POUR LA DÉFENDERESSE |
ARCH Disability Law Centre Toronto (Ontario) |
POUR L’INTERVENANT
|