Ottawa (Ontario), le 13 juin 2008
En présence de monsieur le juge Barnes
ENTRE :
LA NATION OJIBWAY DE BROKENHEAD, LA PREMIÈRE NATION DE LONG PLAIN, LA PREMIÈRE NATION DU LAC SWAN, LA PREMIÈRE NATION DE FORT ALEXANDER, aussi connue sous le nom de la « PREMIÈRE NATION SAGKEENG », LA PREMIÈRE ANISHINABE DE LA RIVIÈRE ROSEAU, LA PREMIÈRE NATION DE PEGUIS ET LA PREMIÈRE NATION DE SANDY BAY, appelées collectivement les PREMIÈRES NATIONS DU TRAITÉ NO1
demanderesses
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,
L’OFFICE NATIONAL DE L’ÉNERGIE
et
LA TRANSCANADA KEYSTONE PIPELINE GP LTD.
défendeurs
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Dans la présente requête, l’Association canadienne des producteurs pétroliers (l’ACPP) demande à être constituée comme partie défenderesse à l’instance, contrairement à la volonté des demanderesses (appelées collectivement les Premières nations du Traité no1). L’ACPP est une association industrielle représentant 150 sociétés d’exploration, d’exploitation et de production de gaz naturel et de pétrole brut au Canada, et elle affirme qu’elle [traduction] « a des intérêts opposés » à ceux que défendent les Premières nations du Traité no1 dans la présente instance. L’ACPP avance également comme argument que [traduction] « tous les facteurs pertinents quant aux processus réglementaires liés au transport du gaz naturel et du pétrole brut produits au Canada ont une incidence importante et directe sur [ses] membres ».
[2] Dans l’instance principale, les Premières nations du Traité no1 sollicitent un jugement déclaratoire contre le Canada (représenté par le procureur général) relativement à l’agrément du projet de la TransCanada Keystone Pipeline par le gouverneur en conseil. Ce projet aura une incidence sur un territoire au Manitoba revendiqué par les Premières nations du Traité no 1. Par conséquent, ces dernières prétendent qu’elles devaient être consultées et accommodées par la Couronne avant que le gouverneur en conseil autorise l’Office national de l’énergie (l’ONE) à délivrer un certificat d’utilité publique (le certificat) à la TransCanada Keystone Pipeline GP Ltd. (la TransCanada). Ce certificat a été délivré en vertu de l’article 52 de la Loi sur l’Office national de l’énergie, L.R.C. 1985, ch. N-7, et il autorisait l’exécution des travaux de construction du projet.
[3] Dans leur avis de demande, les Premières nations du Traité no 1 allèguent que la Couronne ne s’est pas acquittée de son obligation de consultation et d’accommodement. Elles cherchent à obtenir diverses déclarations de droit et une ordonnance annulant la décision du gouverneur en conseil. La seule réparation demandée contre l’ONE est une déclaration portant que celui-ci avait l’obligation légale de veiller à ce que la Couronne s’acquitte de son obligation de consultation et d’accommodement avant qu’un certificat ne soit délivré à la TransCanada. Les Premières nations du Traité no 1 n’ont formulé aucune allégation voulant que la décision de l’ONE ait comporté des lacunes sur le plan de la procédure et du fond, et aucune réparation n’est demandée directement contre la TransCanada. Néanmoins, la TransCanada a un intérêt en l’espèce puisque ses intérêts économiques pourraient être directement touchés par l’issue de la présente instance : voir Société pour la protection des parcs et des sites naturels du Canada c. Canada (Ministre de l’Environnement), (1993) 69 F.T.R. 241, 23 Admin. L.R. (2d) 6, au paragraphe 17.
[4] La requête de l’ACPP est présentée en vertu du paragraphe 303(1) et de l’alinéa 104(1)b) des Règles des Cours fédérales qui exposent respectueusement ce qui suit :
303. (1) Sous réserve du paragraphe (2), le demandeur désigne à titre de défendeur :
a) toute personne directement touchée par l’ordonnance recherchée, autre que l’office fédéral visé par la demande;
b) toute autre personne qui doit être désignée à titre de partie aux termes de la loi fédérale ou de ses textes d’application qui prévoient ou autorisent la présentation de la demande.
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303. (1) Subject to subsection (2), an applicant shall name as a respondent every person
(a) directly affected by the order sought in the application, other than a tribunal in respect of which the application is brought; or
(b) required to be named as a party under an Act of Parliament pursuant to which the application is brought.
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104. (1) La Cour peut, à tout moment, ordonner :
a) qu’une personne constituée erronément comme partie ou une partie dont la présence n’est pas nécessaire au règlement des questions en litige soit mise hors de cause;
b) que soit constituée comme partie à l’instance toute personne qui aurait dû l’être ou dont la présence devant la Cour est nécessaire pour assurer une instruction complète et le règlement des questions en litige dans l’instance; toutefois, nul ne peut être constitué codemandeur sans son consentement, lequel est notifié par écrit ou de telle autre manière que la Cour ordonne.
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104. (1) At any time, the Court may
(a) order that a person who is not a proper or necessary party shall cease to be a party; or
(b) order that a person who ought to have been joined as a party or whose presence before the Court is necessary to ensure that all matters in dispute in the proceeding may be effectually and completely determined be added as a party, but no person shall be added as a plaintiff or applicant without his or her consent, signified in writing or in such other manner as the Court may order. |
[5] L’ACPP se fonde principalement sur trois décisions, Enniss c. Canada, (1995) 104 F.T.R. 145, A.C.F. 1593, Tetzlaff c. Canada, [1992] 2 C.F. 215, 134 N.R. 57 et Canada (Commissaire à l’information) c. Bureau canadien d’enquête sur les accidents de transport et de la sécurité des transports, 2001 CFPI 659, 2006 F.T.R. 202. Elle s’appuie également sur le fait qu’elle a été ajoutée comme partie défenderesse dans plusieurs instances semblables se trouvant actuellement devant la Cour d’appel fédérale (p. ex. voir Première nation de Sweetgrass et al. c. Office national de l’énergie et al., 08-A-30).
[6] La décision du juge Michael Ryer d’ajouter l’ACPP comme partie défenderesse dans un appel interjeté à la Cour d’appel, précité, ne s’applique pas à la présente instance. Selon l’ordonnance du juge Ryer, la Cour d’appel entend les appels, présentés par diverses premières nations qui sont parties, à l’encontre de décisions ayant été prises par l’ONE. Dans ces instances devant l’ONE, les Premières nations et l’ACPP étaient des parties intervenantes, et il était clairement approprié que l’ACPP soit constituée comme partie dans les appels déposés par la suite. La situation est fort différente dans l’instance dont je suis saisi. Dans la présente affaire, les Premières nations du Traité no1 n’étaient pas parties à l’instance devant l’ONE et la décision de l’ONE ne fait pas l’objet de la présente demande. En l’espèce, c’est la décision du gouverneur en conseil qui est en cause. Par conséquent, j’estime que la participation de l’ACPP dans ces autres instances n’est pas pertinente quant à sa requête visant à être ajoutée comme partie défenderesse dans la présente demande.
[7] Les décisions citées par l’ACPP n’étayent pas la thèse qu’elle défend dans la présente requête. Dans Enniss, précitée, le juge Marc Nadon a fait remarquer au paragraphe 6 qu’« en règle générale, toute partie qui a été entendue à l'instance devant [un] office fédéral et qui s’opposait à la requérante doit être désignée ». Dans Tetzlaff, précitée, le juge James Hugessen a également fait observer que les parties à une instance devant l’office « sont généralement obligées » d’être désignées comme parties à un contrôle judiciaire subséquent (paragraphe 20). Cette remarque aurait pu être pertinente si la décision contestée par les Premières nations du Traité no 1 dans la présente instance avait été celle de l’ONE et non du gouverneur en conseil. En outre, les Premières nations du Traité no 1 n’étaient parties devant l’ONE et ne peuvent être considérées comme s’étant opposées aux intérêts de l’ACPP dans cette instance.
[8] Dans Canada (Commissaire à l’information), précitée, le juge Jean-Eudes Dubé a entendu la requête déposée par Nav Canada en vue d’être constituée comme partie défenderesse dans une demande présentée par le Commissaire à l’information du Canada contre le Bureau de la sécurité des transports visant à obtenir l’accès à des enregistrements sur bande concernant des employés de Nav Canada. En permettant la constitution de Nav Canada comme partie défenderesse, la Cour a souligné la valeur de ses éléments de preuve et de son expertise quant à l’instance, et elle a dit craindre que les intérêts de Nav Canada pourraient ne pas être adéquatement défendus par le Bureau de la sécurité des transports. La Cour a également énuméré, en les approuvant, les cinq facteurs suivants qui seront dans une certaine mesure généralement pertinents quant à une requête contestée visant à constituer une partie comme défendeur à une instance telle que la présente (comme il avait été initialement énoncé dans Apotex c. Canada (Procureur général) et al. (1994) 79 F.T.R. 235, 56 C.P.R. (3d) 261) :
a. L’état de la cause. Comment l’affaire a-t-elle évolué sur le plan de la procédure et du fond jusqu’à maintenant? Les questions en litige ont-elles été bien cernées?
b. Les incidences de la décision. Qui sera touché? Les questions en litige intéressent‑elles les parties, un groupe plus large comme un secteur industriel ou le grand public?
c. La nature des droits que les parties requérantes font valoir. Sont-ils directs ou indirects? Sont-ils d’ordre substantiel, procédural ou économique?
d. La nature des éléments de preuve que les parties ou les intervenants projetés sont en mesure de présenter et la question de savoir s'ils aideront la Cour à en venir à une décision.
e. L'aptitude des parties actuelles à présenter tous les éléments de preuve pertinents et leur enthousiasme apparent pour cette tâche.
[9] Il ne fait pas de doute que nous sommes au début du présent litige de sorte qu’il est peu probable que la constitution de l’ACPP comme partie ait une incidence défavorable sur le processus en raison d’un long retard ou de dépens inutiles.
[10] Sur la seule foi de la preuve présentée par l’ACPP, il est impossible d’évaluer l’incidence financière du présent litige sur ses membres. On peut supposer que l’industrie dans son ensemble a un certain intérêt à atteindre un degré de certitude sur le plan de la réglementation, mais je me demande si l’ACPP peut faire valoir un intérêt en tant que représentante pour certains de ses membres dont les intérêts économiques pourraient être touchés par l’issue de la présente instance. En ce sens, les intérêts de l’ACPP ne sont qu’indirects et moins substantiels que ceux d’une partie comme TransCanada dont les intérêts économiques réels sont clairement en jeu. En fait, je me demande si l’ACPP a un intérêt direct dans la présente instance, ce qui est une condition préalable au droit à une réparation selon le paragraphe 303(1) des Règles : voir Reddy‑Cheminor, Inc. c. Canada, 2001 CFPI 1065, 212 F.T.R. 129 conf. par 2002 CAF 179, 291 F.T.R. 193.
[11] Pour ce qui est de la valeur ajoutée que l’ACPP prétend être en mesure d’apporter à la présente instance, le seul document qu’elle a présenté en preuve est un affidavit sommaire de son vice-président des politiques des marchés et des finances qui indique seulement que l’ACPP a un intérêt opposé à celui des Premières nations du Traité no 1. Aucune preuve n’a été présentée pour expliquer pourquoi et comment la participation de l’ACPP apporterait une valeur ajoutée à l’instance. Il est probablement implicite que les intérêts économiques de certains des membres de l’ACPP pourraient être touchés par l’issue de la présente instance, mais aucune partie ne risque d’être touchée davantage que la TransCanada. Ce que l’ACPP peut apporter à la présente instance que la TransCanada et les autres défendeurs ne sont pas en mesure de faire demeure sans réponse dans la preuve qui a été présentée. Les vagues mentions au cours de l’argumentation au sujet des différences possibles entre la TransCanada et les producteurs de l’industrie et la nécessité de soumettre d’« importants » éléments de preuve à la Cour ne sont tout simplement pas convaincantes. De plus, je ne dispose d’aucun élément indiquant que la TransCanada ou le Procureur général manque d’enthousiasme dans la présentation de leurs moyens de défense respectifs relativement aux prétentions formulées contre leurs intérêts ou à celles voulant qu’ils seraient susceptibles d’être désintéressés par l’examen des questions et de la preuve pertinentes. Il convient de répéter ici que la seule question de fond soulevée jusqu’à maintenant dans des actes de procédure se rapporte à l’obligation de consultation et d’accommodement de la Couronne. Il est peu probable que le règlement de cette question progresse davantage par la participation de l’ACPP. Cette dernière a affirmé dans sa plaidoirie qu’elle [traduction] « apportera au litige un point de vue important et différent », mais elle n’a pas précisé ce que cela serait. En réalité, la participation de l’ACPP risque plutôt d’occasionner un dédoublement des efforts et la répétition des arguments sans aucun bienfait en retour.
[12] Dans la mesure où il est possible que l’ACPP ait un intérêt limité sur la question de la certitude sur le plan de la réglementation de l’obligation de consultation et d’accommodement qu’elle allègue, il est difficile de comprendre pourquoi cet intérêt ne pourrait pas être défendu si elle était constituée comme partie intervenante et soumise à des limites appropriées de participation. Cette option a été poussée plus loin par les Premières nations du Traité no1, mais l’ACPP n’a étonnamment pas cherché à obtenir un tel statut même à titre de mesure de réparation subsidiaire.
[13] Je ne suis pas convaincu au vu de la preuve que l’ACPP m’a présentée qu’elle peut être ajoutée comme partie défenderesse dans la présente demande. Sa requête est rejetée avec adjudication des dépens payables sans délai aux demanderesses au montant de 2 000 $, incluant les débours.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que la présente requête soit rejetée avec adjudication des dépens payables sans délai aux demanderesses au montant de 2 000 $, incluant les débours.
« R. L. Barnes »
Juge
Traduction certifiée conforme
Caroline Tardif, LL.B, B.A. Trad.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-225-08
INTITULÉ : La nation ojibway de Brokenhead et al.
c.
Le Procureur général du Canada et al.
REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER SANS COMPARUTION DES PARTIES
LIEU DE L’AUDIENCE : Ottawa (Ontario)
ET ORDONNANCE : Le juge Barnes
DATE DES MOTIFS : Le 13 juin 2008
COMPARUTIONS :
Lewis L. Manning LawsonLundell s.r.l.
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POUR L’ASSOCIATION CANADIENNE DES PRODUCTEURS PÉTROLIERS, REQUÉRANTE
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Peter Hutchins Lysanne Cree Christina Scattolin David Kalmakoff (Huchins, Caron & Associés)
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Harry Glinter Voula Karlaftis Paul Anderson (ministère de la Justice, Winnipeg)
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Andrew Hudson (Avocat, Office national de l’énergie) |
POUR L’OFFICE NATIONAL DE L’ÉNERGIE, DÉFENDEUR |
Laurent Fortier (Stikeman Elliott-Montréal)
C. Kemm Yates, c.r. (Stikeman Elliott-Calgary)
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POUR LA TRANSCANADA KEYSTONE PIPELINE, DÉFENDERESSE |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Peter Hutchins Lysanne Cree Christina Scattolin David Kalmakoff (Huchins, Caron & Associés)
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POUR LES DEMANDERESSES |
Harry Glinter Voula Karlaftis Paul Anderson (ministère de la Justice, Winnipeg)
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POUR LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, DÉFENDEUR |
Andrew Hudson (Avocat, Office national de l’énergie)
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POUR L’OFFICE NATIONAL DE L’ÉNERGIE, DÉFENDEUR |
Laurent Fortier (Stikeman Elliott-Montréal)
C. Kemm Yates, c.r. (Stikeman Elliott-Calgary)
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POUR LA TRANSCANADA KEYSTONE PIPELINE, DÉFENDERESSE |