Ottawa (Ontario), le 9 juin 2008
En présence de Monsieur le juge Martineau
ENTRE :
demandeur
et
ET DE L'IMMIGRATION
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s’agit d’examiner la légalité d'une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) rendue le 17 octobre 2007 (la décision contestée) concluant que le demandeur n'a pas la qualité de « réfugié au sens de la Convention » ni celle de « personne à protéger » selon les articles 96 et 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27, telle que modifiée (la Loi).
[2] Le demandeur, Roberto Natan Ramirez Chagoya, est citoyen du Mexique. Il craint d'être persécuté partout dans son pays en raison de son appartenance à un groupe social particulier, celui des homosexuels. La véracité du récit du demandeur n’a pas été remise en doute par la Commission, ni la gravité de certains incidents vécus par le demandeur et qui, selon la Commission, « peuvent être qualifiés de mauvais traitements graves ». Toutefois, même si « les gestes répétés qui ont été posés constituaient de la persécution », la Commission conclut que « le demandeur ne s’est pas déchargé de son fardeau d’établir que les autorités mexicaines n’étaient pas en mesure de le protéger ».
[3] Avant l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] A.C.S. no 9 (Dunsmuir), la norme de contrôle applicable à une conclusion de la Commission portant sur la protection de l'État était celle de la décision raisonnable simpliciter : voir notamment Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 193, [2005] A.C.F. no 232 (QL) et Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration,) 2007 CAF 171, au paragraphe 38 (Hinzman). Tenant compte du fait qu’il y a eu consolidation des normes de la décision raisonnable simpliciter et de la décision manifestement déraisonnable en une norme unique, mais à spectre variable, je ne crois pas que l’examen par la Cour de la légalité d’une conclusion de la Commission en matière de protection étatique soit vraiment différent aujourd’hui, s’agissant d’une analyse qui tient essentiellement « à la justification de la décision, à la transparence et à l'intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu'à l'appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47).
[4] Débutons cette analyse par un rappel de certains principes. Tout d’abord, en l'absence d'un effondrement complet de l'État, il faut présumer au départ que celui-ci est en mesure de protéger ses ressortissants : Canada (Ministère de l'Emploi et de l'Immigration) c. Villafranca, [1992] A.C.F. no 1189 (C.A.F.) (QL). Mais il s’agit là d’une présomption de fait pouvant être écartée par une preuve claire et convaincante (Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689 (Ward)). À cet égard, il ne suffit pas que le revendicateur d’asile démontre que son gouvernement n'a pas toujours réussi à protéger des personnes dans sa situation. De même, on ne peut conclure automatiquement qu'un État est incapable de protéger l’un de ses ressortissants parce que certains policiers locaux ont refusé d'intervenir (Kadenko c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1996] A.C.F. no 1376 (QL) (Kadenko)).
[5] Ceci dit, même si la protection de l'État n'a pas à être parfaite, il doit tout de même exister une certaine protection dont le seuil minimal n'a pas à être établi par la Cour. Au demeurant, il n’est pas raisonnable d’exiger du revendicateur d’asile qu’il mette sa vie ou celle de sa famille en danger. De la même manière, ce dernier n’a pas non plus à s’exposer à subir une plus grande persécution (celle-ci pouvant être constituée d’une répétition d’actes discriminatoires équivalents à de la persécution). D’ailleurs, cette Cour a rappelé récemment dans Shimokawa c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 445, [2006] A.C.F. no 555 (QL), au paragraphe 21 : « [...] le demandeur d'asile n'est pas tenu de faire preuve de courage ou de témérité pour demander la protection de l'État. Il lui incombe seulement de tenter d'obtenir la protection de l'État si celle-ci est considérée comme étant raisonnablement assurée. Si le demandeur d'asile prouve de façon claire et convaincante qu'il serait inutile d'entrer en contact avec les autorités ou que cela empirerait la situation, il n'est pas tenu de prendre d'autres mesures ». [Je souligne]. En somme, il est déraisonnable de forcer un revendicateur d’asile à demander une protection qui a peu de chances de se concrétiser en pratique, ou qui continuera encore longtemps à se faire attendre, et ce, simplement pour démontrer l’inefficacité de la protection étatique sollicitée.
[6] L’évaluation de la capacité ou de la volonté d’un État de protéger ses ressortissants n’est pas un exercice abstrait. De façon concrète, la Commission doit examiner la situation personnelle de chaque revendicateur d’asile. Ses conclusions à cet égard doivent ressortir d’une lecture de la décision et être appuyées par la preuve au dossier. À ce chapitre, dans Avila c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 359, [2006] A.C.F. no 439 (QL) (Avila), j’avais moi-même déjà noté, au paragraphe 27 :
Pour déterminer si le revendicateur d'asile a rempli son fardeau de preuve, la Commission doit procéder à une véritable analyse de la situation du pays et des raisons particulières pour lesquelles le revendicateur d'asile soutient qu'il « ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection » de son pays de citoyenneté ou de résidence habituelle (alinéas 96a) et b) et sous-alinéa 97 (1)b)(i) de la Loi). La Commission doit considérer non seulement la capacité effective de protection de l'État, mais également sa volonté d'agir. À cet égard, les lois et les mécanismes auxquels le demandeur peut avoir recours pour obtenir la protection de l'État peuvent constituer des éléments qui reflètent la volonté de l'État. Cependant, ceux-ci ne sont pas en eux-mêmes suffisants pour établir l'existence d'une protection à moins qu'ils ne soient mis en œuvre dans la pratique : voir Molnar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 1081, [2003] 2 C.F. 339 (C.F. 1re inst.); Mohacsi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CFPI 429, [2003] 4 C.F. 771 (C.F. 1re inst.).
[7] La présomption de protection étatique s’applique autant dans les cas où une personne prétend craindre d’être persécutée par des entités non étatiques que dans les cas où l’État serait le persécuteur (Hinzman, paragraphe 54). Cette présomption est d’autant plus applicable quand l’État d’origine est un pays démocratique comme Israël (Kadenko) ou les États-Unis (Hinzman) et dont le caractère indépendant et solide des institutions étatiques est mondialement reconnu. En effet, Kadenko et Hinzman font référence à des « démocraties » qui ne font pas face à des problèmes endémiques et flagrants de corruption de l’appareil d’État ou des forces policières ou judiciaires, comme ça peut être le cas de certaines démocraties « émergentes ».
[8] Aussi, dans l’affaire Avila aux paragraphes 30 et 31, j’ai souligné qu’il était nécessaire que la Commission nuance quelque peu l’application de l’arrêt Kadenko, sur lequel la Commission s’appuie justement de façon générale dans la décision contestée pour refuser subsidiairement la demande d’asile :
D'autre part, l'arrêt Kadenko, précité, est à l'effet qu'on ne peut conclure automatiquement qu'un État est incapable de protéger un de ses ressortissants lorsque ce dernier a demandé la protection de la police, alors que certains policiers ont refusé d'intervenir pour l'aider. Dès qu'il est tenu pour acquis qu'un État (en l'espèce, il s'agissait d'Israël) possède des institutions judiciaires et politiques capables de protéger ses citoyens, le refus de certains policiers d'intervenir ne saurait en lui-même rendre l'État incapable de le faire. C'est dans cette optique que la Cour d'appel fédérale mentionne en obiter que le fardeau de preuve qui incombe au revendicateur est en quelque sorte directement proportionnel au « degré de démocratie » de l'État du ressortissant. Le degré de démocratie n'est pas nécessairement le même d'un pays à l'autre. Par conséquent, la Commission commet une erreur de droit si elle adopte une approche « systémique » à l'égard de la protection offerte aux ressortissants d'un pays donné. C'est ce qui risque de se produire lorsque les motifs de rejet fournis par la Commission sont trop généraux et peuvent tout aussi bien s'appliquer à un autre pays ou à un autre revendicateur (Renteria et al. v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), [2006] A.C.F. no 284, 2006 FC 160).
Qu'il s'agisse de l'intérêt supérieur de l'État démocratique en cause et de la société civile en général, ou de l'intérêt individuel de la victime ou de l'auteur d'un acte criminel présumé, le versement de quelque forme que soit d'un avantage pécuniaire ou autre à un officier de police ou de justice est contraire à la loi. Bien entendu, la corruption si elle est généralisée peut, à terme, miner la confiance que peuvent avoir les citoyens envers les institutions de l'État, incluant le système judiciaire. Comme l'a déjà souligné la Cour suprême, "la démocratie au vrai sens du terme ne peut exister sans le principe de la primauté du droit" (Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217, au para. 67). L'application régulière de la loi et l'égalité devant la loi sont la force vitale de toute démocratie et créent chez les citoyens une expectative légitime que l'État prendra les mesures qui s'imposent pour poursuivre les criminels et les traduire en justice, et le cas échéant, pour réprimer la corruption. L'indépendance et de l'impartialité de l'appareil judiciaire et de ses composantes ne sont pas négociables. Ce sont là des valeurs fondamentales de tout État qui se veut être une véritable démocratie. Par conséquent, le degré de tolérance de l'État vis-à-vis la corruption des appareils politique ou judiciaire diminue d'autant son degré de démocratie. Ceci étant dit, je n'ai pas à décider aujourd'hui si la preuve documentaire démontre, comme le soutient avec force le demandeur, un degré de corruption tel, qu'on peut dire qu'il n'était pas déraisonnable en l'espèce pour le demandeur de ne pas s'adresser à la police de son pays avant de solliciter la protection internationale. La Commission, à cause de son expertise particulière et de sa connaissance privilégiée des conditions générales prévalant dans un pays donné, est bien mieux placée que cette Cour pour répondre à une telle question. Néanmoins, encore faut-il que cette Cour soit en mesure de comprendre le raisonnement de la Commission.
[9] Ma collègue la juge Danielle Tremblay-Lamer, dans la décision Zepeda v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2008 FC 491 [2008] F.C.J. No. 625 (Zepeda), traite aux paragraphes 17-20 du caractère plus ou moins probant de la présomption de protection étatique dans le cas du Mexique. La juge Tremblay-Lamer se réfère entre autres à l’analyse effectuée par la juge Johanne Gauthier dans Capitaine v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2008 FC 98, [2008] F.C.J. No. 181 (QL) (Capitaine) qui, au passage, se réfère à la décision Avila:
With respect to the strength of the applicable presumption in Mexico, the respondent cites the case of Velazquez v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2006 FC 532, [2006] F.C.J. No. 663 (QL), at para. 6, in which Justice Michael Phelan stated "Mexico is a functioning democracy, and a member of the NAFTA, with democratic institutions. Therefore, the presumption of state protection is a strong one." (see also Canseco v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2007 FC 73, [2007] F.C.J. No. 115 (QL), at para. 14; Alfaro v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2006 FC 460, [2006] F.C.J. No. 569 (QL), at para. 18, highlighting the free and democratic nature of Mexican society).
However, other jurisprudence has focussed on the problems that remain in Mexico's democracy. Recently, Deputy Justice Orville Frenette in De Leon v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2007 FC 1307, [2007] F.C.J. No. 1684 (QL), at para. 28 indicated that as a developing democracy with problems including corruption and drug trafficking involving state authorities, the presumption of state protection applicable to Mexico is more easily overturned.
Similarly in Capitaine v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2008 FC 98, [2008] F.C.J. No. 181 (QL), at paras. 20-22, my colleague, Madam Justice Johanne Gauthier addressed the presumption of state protection in the context of Mexico's democracy:
20 Mexico is a democracy to which a presumption of state protection applies, even if its place on the "democracy spectrum" needs to be assessed to determine what credible and reliable evidence will be sufficient to displace that presumption [...]
21 In developed democracies such as the U.S. and Israel, it is clear from Hinzman (at paras. 46 and 57) that to rebut the presumption of state protection, this evidence must include proof that an applicant has exhausted all recourses available to her or him. It is also clear that, except in exceptional circumstances, it would be unreasonable in such countries not to seek state protection before seeking it in Canada.
22 The Court does not understand Hinzman to say that this conclusion applies to all countries wherever they stand on the "democracy spectrum" and to relieve the decision-maker of his or her obligation to assess the evidence offered to establish that, in Mexico for example, the state is unable (although willing) to protect its citizens, or that it was reasonable for the claimant to refuse to seek out this protection. [...]
I find Madam Justice Gauthier's approach to the presumption of state protection in Mexico to be persuasive. While Mexico is a democracy and generally willing to protect its citizens, its governance and corruption problems are well documented. Accordingly, decision-makers must engage in a full assessment of the evidence placed before them suggesting that Mexico, while willing to protect, may be unable to do so. This assessment should include the context of the country of origin in general, all the steps that the applicants did in fact take, and their interaction with the authorities (Hernandez v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2007 FC 1211, [2007] F.C.J. No. 1563 (QL), at para. 21; G.D.C.P. v. Canada (Minister of Citizenship and Immigration), 2002 FCT 989, [2002] F.C.J. No. 1331 (QL), at para. 18). [Je souligne]
[10] Je suis entièrement d’accord avec l’analyse des juges Tremblay-Lamer et Gauthier dans Zepada et Capitaine. Ayant considéré l'ensemble du dossier, y compris les documents sur les conditions prévalant au Mexique, je suis d’avis que la Commission a procédé à une analyse superficielle et sélective de la preuve documentaire, et ce, sans tenir compte de la situation personnelle du demandeur. Plus particulièrement, la Commission a choisi d'écarter ou a omis de traiter dans sa décision d'éléments de preuve pertinents qui, pourtant, soutiennent le point de vue du demandeur, ce qui rend la conclusion de la Commission que « le demandeur ne s’est pas déchargé de son fardeau d’établir que les autorités mexicaines n’étaient pas en mesure de le protéger », révisable en l’espèce.
[11] Le demandeur allègue que sa vie est « un long parcours des discriminations, harcèlements et persécutions répétées ». Il a subi depuis son jeune âge de très graves abus de nature sexuelle de la part de sa famille. Selon le Formulaire de renseignements personnels (FRP) du demandeur, « it was at the age of 21 that I accepted the fact that I was gay, fully aware and openly sharing the news to my close friends and family. […] My family then had two excuses for rejecting me, the first one, my decision to become and actor and the second one my homosexuality ».
[12] En 2002, le demandeur a eu sa première opportunité de jouer un rôle d’acteur dans une œuvre gaie « ŒDIPO GAY » dans laquelle il apparaissait nu. Selon son FRP, « [t]he play was a critical success, and of course was quite controversial because of the subject. There was extensive coverage in print, radio and on television » (voir aussi le dossier certifié du tribunal, pages 146-160). Le demandeur allègue qu’il avait subi des mauvais traitements par la police à cause de son rôle dans EDIPO GAY :
Another way in which I experience aggression and discrimination back in my country due to my sexual orientation was in the hands of the police. On a street near the theater in which Edipo Gay was playing, as I was walking home after work, two police officers in their car stopped by me and got out of their car. They told me to stop and to produce ID. They asked my name and where I lived, and one started using his stick to rub it against my lower back and at one point pressing it forcefully against my anus. After a few questions and insults towards me, I realized that they had recognized me from my promotional posters of Edipo Gay. They insulted me in regards to my homosexuality and in a threatening manner one of them said to me to “watch out, be careful one day you might be found raped and dead”.
[13] À cause de l’image publique qu’on avait de lui, soit d’un homosexuel, on ne voulait plus lui offrir certaines publicités ou certains rôles d’acteur ou de comédien. Ainsi, il a eu des problèmes avec le directeur de la pièce de théâtre qui l’a harcelé sexuellement. De plus, le demandeur a constaté dans son FRP, « when I walked on the street, I had to act like a straight man, or I would be mocked or even attacked, especially in certain neighborhoods. »
[14] En avril 2004, en juillet 2004 et en janvier 2005, des graffitis ont été inscrits sur les murs près du petit restaurant qui lui appartenait, l’insultant et lui disant de s’en aller. À chacune de ces occasions, en plus des graffitis, des meubles ont été volés et des articles ont été brisés :
In 2004 and as a result of trying to distance myself from acting circles I saw myself in need of work and as a result of that decided to open a small restaurant. I rented a small space close to a market, running the place with my mother. I was robbed several times and graffiti was sprayed on the walls, the thieves left messages such as “go away you little faggot”, “whore”, etc. At times they destroyed some of the furnishings, after a while I decided to close shop given that I didn’t have the means to keep investing.
[15] Bref, le demandeur allègue dans son FRP : « I think that I am blacklisted not only because I am Gay, but because I was the protagonist in a politically charged play, EDIPO GAY, which made me a sort of icon for the gays in Mexico, at least for the straight community. »
[16] Face aux gestes posés contre lui dans le cadre des activités commerciales associées à son restaurant, le demandeur a porté plainte à la police à trois reprises. Selon la transcription des témoignages oraux, en avril 2004, le demandeur :
[est] allé au poste de police qui [lui] correspondait. [Il] devai[t] inscrire [son] nom sur un cahier qu’ils ont et sur lequel tout le monde qui va porter plainte doit inscrire son nom. […] On [lui] a fait rencontrer un agent. [Le demandeur] a raconté les faits. Il [lui] a demandé ce qui manquait. On a fait une liste. […] On [lui] a dit qu’ils allaient envoyer quelqu’un pour vérifier l’endroit et […] pour mener une enquête et trouver les gens qui avaient fait ces actes-là.
[17] Le même jour, deux policiers sont arrivés au restaurant du demandeur : « Ils ont pris certaines photos et ils sont partis. » Deux semaines après l’incident, le demandeur est allé au poste de police pour poser des questions. Les policiers « ont tout simplement dit qu’ils faisaient l’enquête. » En juillet 2004, suite au deuxième incident des graffitis homophobes, le demandeur a porté une deuxième plainte. Un agent a pris des notes, mais les policiers n’ont même pas fait une liste des objets manquants. Enfin, en janvier 2005, le demandeur a porté sa troisième plainte. Les policiers ont refusé de prendre des notes et un agent de police lui a dit : « ce n’était pas le seul dossier qu’ils avaient, que [son] dossier suivrait son cours, que c’était un cours, qu’il ne pouvait rien faire pour l’instant, que ça suivait son cours. » (Voir dossier certifié du tribunal, pages 314-318).
[18] Dans la décision contestée, la Commission est d’avis que le demandeur n’a pas établi que l’incident survenu en 2002 en pleine rue (où des policiers l’ont insulté, agressé et menacé) constitue de la persécution. Néanmoins, la Commission estime, en ce qui concerne les graffitis et les vols commis dans son restaurant, que ces gestes répétés constituaient de la persécution. En considérant la question de la capacité de l'État mexicain de protéger le demandeur, la Commission note simplement que même si « la preuve documentaire indique bien que la discrimination subie par les homosexuels au Mexique constitue un problème important », la preuve documentaire indique aussi que, non seulement des efforts sont faits pour combattre les préjugés dont souffrent ces personnes, mais que des amendements législatifs et de nouvelles lois visant à prévenir et à éliminer la discrimination ont été adoptés. La Commission constate : « Que certaines victimes soient réticentes à utiliser les recours administratifs ou juridiques contre les individus qui les ont agressées parce qu’elles doutent de l’efficacité des recours en question, ne constitue pas une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État d’assurer leur protection, mais simplement une preuve que cette protection n’est pas parfaite. » La Commission conclut que le demandeur ne s’est pas déchargé de son fardeau d’établir que les autorités mexicaines n’étaient pas en mesure de le protéger et sa demande d'asile est rejetée.
[19] Il existe en droit une présomption que la Commission a examiné toute la preuve, et qu'il n'est pas nécessaire qu'elle mentionne tous les éléments de preuve documentaire dont elle disposait. Toutefois, lorsqu'il existe dans le dossier des éléments de preuve importants qui contredisent la conclusion de fait de la Commission, une déclaration générale dans la décision selon laquelle la Commission a examiné toute la preuve ne sera pas suffisante. La Commission doit fournir les motifs pour lesquels la preuve contradictoire n'a pas été jugée pertinente ou digne de foi : Voir Zepeda; Simpson c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 970, [2006] A.C.F. no 1224 (QL) et Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] A.C.F. no 1425 (QL). Dans la présente affaire, la Commission ne l'a pas fait. Elle s'appuie simplement sur la déclaration selon laquelle le Mexique est une démocratie et qu'aucune preuve claire et convaincante n'a été présentée par le demandeur afin de réfuter la présomption de la protection de l'État. Cependant, elle n'a pas traité de la preuve contradictoire.
[20] Par exemple, selon le rapport de la Commission en date du février 2007, « Exposé. Mexique. Situation des témoins des crimes et de la corruption, des femmes victimes de violence et des victimes de discrimination fondée sur l’orientation sexuelle » (disponible sur le site de la Commission et déposé par le demandeur sous P-8), « [d]’après [l’ONG Commission du citoyen contre les crimes de nature homophobe (la CCCCOH) qui publie un rapport sur la fréquence des crimes de nature homophobe], 332 meurtres de nature homophobe ont été commis au Mexique entre 1995 et 2004. […] [I]l n’y a pas de lois visant les [TRADUCTION] « crimes haineux » de nature homophobe au Mexique. » De plus, « les homosexuels bien connus courraient probablement un plus grand risque […] et ce, à cause de leur grande visibilité publique. »
[21] Le rapport préparé en décembre 2003 par Andrew Reding “Sexual Orientation and Human Rights in the Americas” indique : “It should be kept in mind, however, that there is often a breach between law and practice in Mexico. […] On the weekend of April 6-7, 2002 city and state police raided gay bars in the city of Aguascalientes, arresting 38 people. All were charged with “prostitution in public areas” […]. [P]olice used excessive force, and failed to substantiate the charges. When the defendants were brought before a judge, the judge said he “was fed up with so many faggots” […]” (l’onglet 6.1 du Cartable national de documentation sur le Mexique, déposé sous A-1).
[22] De plus, selon l’article préparé le 13 août 2004 par International Gay and Lesbian Human Rights Commission « Mexico City: Protest Arbitrary arrests of young gay men in Zona Rosa, Cuauhtemoc District (pièce P-8 du demandeur), « [a] group of seven young gay male students were arrested on July 20, 2004, in Zona Rosa, Cuauhtemoc District, Mexico City and charged with engaging in sex work. Police had no evidence that they were sex workers, and they had not made any attempt to collect such evidence. […] According to a policewoman, the police targeted the friends because two men were holding hands. Similar incidents have occurred in recent months; in flagrant violation of the country’s very progressive Federal Law […].»
[23] La preuve documentaire indique ainsi, « [b]ien que la communauté homosexuelle ait marqué un certain progrès dans les domaines politiques et juridiques au Mexique, des attitudes traditionnelles d’intolérance persistent toujours dans certaines régions, où l’on voit encore des signes de mauvais traitements. […] Malgré ces progrès, des crimes homophobes et des actes d’intolérance continuent […] »(« MEX42621.EF», 15 avril 2004, l’onglet 6.3 du Cartable national de documentation sur le Mexique).
[24] Finalement, selon l’information sur le traitement des homosexuels et la protection offerte par l’État (« MEX101377.EF, 5 juin 2006, l’onglet 6.11 du Cartable national de documentation sur le Mexique), « l’homosexualité n’est pas un crime au Mexique […]. Toutefois, les homosexuels et transsexuels au pays sont depuis longtemps la cible [TRADUCTION] « d’attaques et de meurtres». Les croyances et pratiques homophobes sont répandues et se manifestent principalement dans les émissions de divertissement et les comportements quotidiens. » Plus particulièrement :
La [CCCCOH …] a déclaré que 15 meurtres homophobes ou transphobes sont commis chaque mois au Mexique. D’autres sources indiquaient qu’entre 100 et 180 assassinats homophobes ont lieu chaque année au Mexique […], ce qui place le Mexique au deuxième rang sur le continent pour les meurtres homophobes. Selon la CCCOH, la majorité des victimes sont des hommes âgés entre 20 et 40 ans […]. La plupart des meurtres d’homosexuels ont lieu dans le District fédéral […].
[L]e gouvernement du Mexique n’offre aucune protection spéciale aux homosexuels, aux lesbiennes et aux transsexuels. […] [L]’homosexualité est considérée comme un problème, mais non l’homophobie. […] [L]orque les autorités enquêtent sur un crime contre un membre de la communauté homosexuelle, transsexuelle, ou lesbienne, elles ont tendance à omettre le fait que le crime a été motivé par la [TRADUCTION] « haine».
[25] Dans le présent dossier, on peut raisonnablement argumenter que le demandeur a présenté une preuve claire et convaincante selon laquelle l'État ne lui offre pas une protection efficace. Il s'agit de quelque chose de plus qu'une simple absence de protection locale. Aux fins de l'évaluation de la situation personnelle du demandeur, vu que sa crédibilité n'est pas remise en question dans la décision sous étude, il faut donner foi aux faits particuliers qui ont précipité son départ du Mexique.
[26] Même si la Commission conclut que le demandeur n’a pas établi que l’incident survenu en 2002 où des policiers l’ont insulté, agressé et menacé constitue de la persécution, la Commission est d’avis que : « les gestes répréhensibles posés par ces policiers constituent certainement de la discrimination et une agression à l’égard du demandeur […]. Clairement, la Commission est d’avis que le demandeur a subi des « mauvais traitements » […] [qui portent] atteinte à certains de ses droits fondamentaux […]». C’est dans ce contexte que le demandeur a porté plainte à trois reprises. Ce n’est pas donc une situation où le demandeur n'a jamais porté plainte ou qu’il a tenté d’obtenir la protection de l’État une seule fois. Au contraire, ayant subi des mauvais traitements imposés par les policiers eux-mêmes, le demandeur a porté plainte à de nombreuses reprises, ce qu’il faut dire n’a pourtant rien donné en pratique.
[27] Ayant considéré l'ensemble du dossier, y compris les documents sur les conditions au Mexique, la Cour constate que la décision contestée de la Commission n’est pas étayée par les faits dans sa conclusion et est déraisonnable. En déterminant qu'il existe une protection adéquate au Mexique, que le demandeur aurait dû porter d’autres plaintes, et en lui imposant l’exigence d'épuiser tous les recours qu'il pouvait obtenir dans son pays, la Commission a rendu une décision déraisonnable, en ce sens qu'elle a omis de tenir compte de la situation particulière du demandeur et a fait une lecture sélective de la preuve documentaire au dossier, qui est loin d’être univoque. Je parviens à cette conclusion en tenant compte du fait que le rôle de la Cour est limité en l’espèce. Elle ne siège pas en appel de la décision de la Commission, mais plutôt en demande de contrôle judiciaire. Je n'ai pas donc à substituer mon jugement à celui de la Commission et à tirer des conclusions de faits particulières à partir de l'ensemble de la preuve. Il faut réitérer que, en ce qui a trait à la notion de « protection de l’État », chaque cas est un « cas d’espèce» (Hernandez c. Canada (Ministre de Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 1211, [2007] J.C.F. No. 1563 (QL), au paragraphe 26). Encore une fois, au risque de me répéter, la Commission a tout simplement choisi d'écarter ou de ne pas traiter d'éléments de preuve pertinents qui pourraient soutenir le point de vue du demandeur, ce qui rend sa décision sujette à contrôle dans les circonstances : voir Avila, au paragraphe 36. Cela suffit pour casser la décision contestée et retourner l’affaire pour une nouvelle audition.
[28] Pour ces motifs, la demande de contrôle est accueillie et l'affaire sera renvoyée à un tribunal de la Commission différemment constitué pour qu'il rende une nouvelle décision. La présente affaire ne soulève aucune question d’importance générale.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et l'affaire renvoyée à un tribunal de la Commission différemment constitué pour qu'il rende une nouvelle décision. Aucune question n’est certifiée.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-4705-07
INTITULÉ : ROBERTO NATAN RAMIREZ CHAGOYA
c. M.C.I.
LIEU DE L’AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L’AUDIENCE : le 3 juin 2008
ET ORDONNANCE : LE JUGE MARTINEAU
DATE DES MOTIFS : Le 9 juin 2008
COMPARUTIONS :
Me Alain Joffe
|
POUR LE DEMANDEUR |
Me Steven Bell
|
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Alain Joffe Montréal (Québec) |
POUR LE DEMANDEUR |
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada Montréal (Québec) |
POUR LE DÉFENDEUR |