Cour fédérale |
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Federal Court |
Ottawa (Ontario), le 21 mai 2008
En présence de monsieur le juge O'Keefe
ENTRE :
HELEN CHARLOTTE WORTHINGTON
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
LE JUGE O’KEEFE
[1] Le demandeur sollicite, en vertu du paragraphe 18.1 de la Loi sur les cours fédérales, S.R.C. 1985, ch. F-7, le contrôle judiciaire de la décision prise le 25 novembre 2005 par l’ancien ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (M. Joe Volpe) (le ministre) de rejeter la demande de citoyenneté canadienne présentée par M. Duane Edward Worthington en vertu du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C-29, (la Loi). Bien que M. Duane Edward Worthington et sa mère adoptive, Mme Helen Charlotte Worthington, soient tous deux désignés à titre de demandeurs au dossier, par souci de simplicité, je ne renverrai qu’à M. Duane Edward Worthington lorsque je mentionnerai « le demandeur ».
[2] Le demandeur réclame :
1. l’annulation de la décision du ministre datée du 25 novembre 2005;
2. une ordonnance de mandamus enjoignant au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration de reconnaître et d’attribuer la citoyenneté canadienne au demandeur;
3. un jugement déclaratoire que la mesure intérimaire est inconstitutionnelle en raison de son incompatibilité avec l’article 15 de la Charte des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11 (la Charte);
4. les dépens sur une base avocat-client.
Contexte
[3] Le demandeur, M. Duane Edward Worthington, est un citoyen américain et il est né le 9 mars 1961 aux États-Unis d’Amérique. Il a été adopté le 20 mars 1962 par M. Frank Edward Worthington et Mme Helen Charlotte Worthington. Les parents adoptifs du demandeur sont des résidents des États-Unis, mais sont natifs tous deux de la Colombie-Britannique. Le demandeur purge actuellement une peine d’emprisonnement de 425 mois dans un établissement fédéral à sécurité moyenne aux États-Unis pour des infractions liées à la drogue et aux armes.
[4] En 2002, le demandeur s’est informé sur la possibilité d’obtenir la citoyenneté canadienne sur le fondement de son adoption par des parents qui avaient la citoyenneté canadienne. En réponse à sa demande de renseignements, le demandeur s’est vu remettre un formulaire de demande de certificat de citoyenneté présenté à l’extérieur du Canada en vertu de l’article 3 et un autre formulaire de demande de citoyenneté en vertu de l’article 5 de la Loi.
[5] Le 4 juillet 2002, le demandeur a présenté une demande en vertu de l’article 3 de la Loi. Le 30 août 2002, il a reçu une lettre de l’agent principal chargé du programme consulaire (l’agent du programme) l’informant que sa demande en vertu de l’article 3 n’était pas valide car il était l’enfant adoptif de parents canadiens (l’article 3 étant réservé aux enfants naturels). Le demandeur a été avisé que la demande en vertu du paragraphe 5(1) de la Loi était celle qu’il devait présenter.
[6] Le 11 septembre 2002, le demandeur a présenté une demande en vertu de l’alinéa 5(1) de la Loi. Dans une lettre datée du 30 décembre 2002 transmise par Citoyenneté et Immigration Canada (CIC ou le ministère), le demandeur a été avisé que le ministère était dans l’impossibilité de traiter sa demande au motif que cet article était réservé aux résidents permanents du Canada. De plus, le demandeur était prié dans la lettre de signer et de dater le formulaire de retrait de la demande faite en vertu du paragraphe 5(1) qui y était inclus. Il a refusé de retirer sa demande, laquelle a été transformée en une demande en vertu du paragraphe 5(4) qui vise les attributions particulières de citoyenneté en vertu du pouvoir discrétionnaire du ministre.
[7] Le 3 juillet 2003, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration alors en fonction, l’honorable Denis Coderre, a avisé le demandeur que sa demande présentée en vertu du paragraphe 5(4) avait été refusée. Cette décision a fait l’objet d’un contrôle judiciaire en novembre 2004, par madame la juge Layden-Stevenson de notre Cour, et l’affaire a été renvoyée au ministre pour qu’il prenne une nouvelle décision, assortie de conditions (Worthington c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1546).
[8] L’affaire a été réexaminée et, dans une lettre du 25 novembre 2005, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration alors en fonction, l’honorable Joe Volpe, a avisé le demandeur que sa demande avait été refusée. Le présent contrôle judiciaire vise cette décision.
Motifs de la décision du ministre
[9] Dans une lettre du 25 novembre 2005, le ministre a rejeté la demande de citoyenneté présentée par le demandeur en vertu du paragraphe 5(4) de la Loi. Étant donné que la décision et ses motifs sont très brefs, je les ai reproduits ci-dessous :
[traduction] La présente fait suite à votre « Demande de citoyenneté canadienne en vertu du paragraphe 5(1) » de la Loi sur la citoyenneté.
À la suite d’un examen minutieux, j’ai pris en considération les éléments énoncés dans la mesure intérimaire. Toutefois, je ne suis pas convaincu que l’ensemble des circonstances de l’affaire justifie l’exercice de mon pouvoir discrétionnaire extraordinaire de renvoyer votre demande au gouverneur en conseil pour l’en saisir en vertu du paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté.
Questions en litige
[10] Le demandeur a soulevé les questions suivantes pour examen :
1. Quelle est la norme de contrôle applicable?
2. La décision du ministre est-elle fondée sur le traitement discriminatoire des enfants adoptés prévu dans la loi et les politiques actuelles qui leur sont applicables?
3. Le ministre a-t-il enfreint des principes de justice naturelle et d’équité en utilisant des éléments de preuve extrinsèques sans donner l’occasion au demandeur de répondre à la preuve ainsi obtenue?
4. Le ministre a-t-il porté atteinte aux expectatives légitimes du demandeur, aux principes de justice naturelle et à son droit de participer au processus décisionnel en ne l’informant pas de la nature discrétionnaire de son pouvoir et en transformant de façon unilatérale la demande présentée en vertu du paragraphe 5(1) en une demande assujettie à un pouvoir discrétionnaire selon les termes du paragraphe 5(4) , et en s’appuyant par la suite sur ce pouvoir discrétionnaire (uniquement fondé sur sa décision unilatérale) pour refuser la demande? Le ministre a-t-il donner des motifs suffisants à l’appui de son refus?
5. Étant donné que le ministre a pris sa décision en portant atteinte à des principes de justice naturelle et prenant en considération des facteurs dénués de pertinence, la Cour devrait-elle annuler la décision du ministre?
6. La preuve jointe à l’affidavit supplémentaire de Mme Rosemarie Redden (sur laquelle le défendeur s’est appuyé) est-elle inadmissible?
[11] Le défendeur a soulevé la question suivante pour examen :
1. L’affidavit de Mme Sonia Kociper produit par le demandeur contrevient-il au premier paragraphe de l’article 81 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, et, en conséquence, ne devrait-il pas être examiné de façon prudente et sans lui accorder une grande importance?
[12] Je reformulerais ainsi les questions soulevées :
Questions préliminaires
1. La preuve jointe à l’affidavit supplémentaire de Mme Rosemarie Redden est-elle inadmissible?
2. L’affidavit de Mme Sonia Kociper produit par le demandeur contrevient-il à
l’article 81des Règles des Cours fédérales, précitées?
Questions de contrôle judiciaire
3. Quelle est la norme de contrôle applicable?
4. Le ministre a-t-il porté atteinte à l’équité procédurale en tenant compte d’éléments de preuve extrinsèques sans en aviser le demandeur?
5. Le demandeur pouvait-il s’attendre légitimement à ce que le ministre l’avise de la nature discrétionnaire de la décision visée au paragraphe 5(4) de la Loi? A-t-il été porté atteinte à cette expectative légitime?
6. Le ministre a-t-il enfreint les règles de l’équité procédurale en ne motivant pas suffisamment sa décision?
7. Le ministre a-t-il enfreint les règles de l’équité procédurale en n’avisant pas le demandeur du fardeau de preuve dont il devait s’acquitter?
8. Le ministre a-t-il commis une erreur en exerçant son pouvoir discrétionnaire de refuser la demande de citoyenneté canadienne présentée par le demandeur en vertu du paragraphe 5(4) de la Loi?
Questions constitutionnelles
9. La mesure intérimaire du ministère porte-t-elle atteinte à l’article 15 de la Charte?
10. Peut-elle être justifiée au sens de l’article premier de la Charte?
11. Quelle réparation convient-il d’accorder?
Dépens
12. Convient-il d’adjuger au demandeur des dépens sur une base avocat-client?
[13] Je résumerai les arguments des parties sous les rubriques suivantes :
Questions préliminaires
Questions de contrôle judiciaire
Questions constitutionnelles
Dépens
Arguments du demandeur
Questions préliminaires
[14] Le demandeur a soutenu que les éléments de preuve joints à l’affidavit supplémentaire de Mme Rosemarie Redden ne sont pas admissibles si le défendeur entend s’y fonder pour faire valoir que le demandeur n’a pas satisfait aux critères qui y sont mentionnés. Le ministre ne disposait pas de ces éléments de preuve lorsqu’il a rendu sa décision car ils ne sont pas dans le dossier certifié du tribunal.
[15] Le demandeur a indiqué que le défendeur conteste l’affidavit de Mme Sonia Kociper produit au soutien de sa demande au motif qu’il s’agirait d’une preuve par ouï-dire. Le demandeur a aussi soutenu que les affirmations contenues dans l’affidavit sont toutes fondées sur une connaissance personnelle tirée de l’examen d’éléments de preuve documentaire et qu’elles sont appuyées par des documents justificatifs joints à l’affidavit en annexe. Le demandeur a fait valoir qu’il n’y a aucune contravention à l’article 81 des Règles des Cours fédérales, précitées.
Questions de contrôle judiciaire
[16] En ce qui concerne la norme de contrôle applicable, le demandeur a soutenu que les questions mixtes de fait et de droit sont susceptibles de contrôle selon la norme la décision raisonnable simpliciter. Il a fait valoir que la norme de contrôle applicable à l’examen des principes consacrés par la Charte et des questions relatives à l’équité procédurale est celle de la décision correcte.
[17] Le demandeur a affirmé que le défendeur s’est appuyé sur des éléments de preuve extrinsèques. Il a soutenu qu’en obtenant une copie de son dossier de la District Court américaine (des autorités américaines), et ce à la dernière minute, le ministère a enfreint les exigences de l’équité procédurale en ne lui donnant pas l’occasion de répondre à la preuve.
[18] Quant à l’argument de l’expectative légitime, le demandeur a soutenu que des dispositions de la mesure intérimaire avaient créé chez lui une expectative légitime d’être informé de la nature discrétionnaire du pouvoir d’attribution de la citoyenneté en vertu du paragraphe 5(4) et d’être avisé de l’obligation de soumettre toute la preuve requise pour satisfaire aux exigences fondamentales relatives à l’adoption. Selon le demandeur, lorsqu'une autorité publique a promis de suivre une certaine procédure, elle devrait agir équitablement et accomplir sa promesse (Bendahmane c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1989] 3 C.F. 16 (C.A.F.)). Il a soutenu que le défaut de se soumettre à cette exigence lui était préjudiciable car il n’a pas eu l’occasion de soumettre la preuve requise. En outre, a-t-il prétendu, même si la Cour estime qu’il aurait dû connaître la nature discrétionnaire du pouvoir, il n’en demeure pas moins que le ministre avait l’obligation de l’en informer.
[19] Selon le demandeur, la décision du ministre enfreint le principe de l’équité procédurale car les motifs qui la sous-tendent sont insuffisants. Le demandeur a invoqué le jugement Abu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) 2005 CF 565, dans lequel la Cour a jugé que les motifs n’en sont pas du tout s’il s'agit plutôt essentiellement d'un résumé des faits et de l'énoncé d'une conclusion, sans aucune analyse étayant celle-ci. Le demandeur a dit que la déclaration du ministre quant à [traducton] « l’ensemble des circonstances » le laisse dans l’ignorance des motifs (position peu enviable) justifiant le rejet de la demande.
[20] Le demandeur a aussi fait valoir que le ministre ne l’a pas informé « du fardeau de preuve dont il devait s’acquitter » pour le convaincre de l’existence de motifs suffisants justifiant l’attribution de la citoyenneté en vertu du paragraphe 5(4) et que cela a enfreint le principe de l’équité procédurale (Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration),
[2002] 1 R.C.S. 3). Le demandeur a soutenu que le défendeur aurait tort de faire valoir que « le fardeau de preuve dont il devait s’acquitter » consistait à convaincre le ministre qu’il était en présence ou bien d’une « situation particulière et inhabituelle de détresse » ou de « services exceptionnels » alors que ces critères doivent être examinés par le gouverneur en conseil, et non par le ministre. Le demandeur a par ailleurs soutenu que le ministre ne peut refuser la citoyenneté arbitrairement lorsque les conditions sont remplies.
[21] Enfin, le demandeur a fait valoir que les dispositions de la Loi imposent une obligation au ministre et que, par conséquent, sa décision ne saurait être totalement discrétionnaire et être prise sans égard aux critères de la mesure intérimaire. Le demandeur a souligné que, si la légitimité de l’adoption est établie, le ministre doit, conformément à la mesure intérimaire, attribuer la citoyenneté en application du paragraphe 5(4) de la Loi. Selon le demandeur, cet argument est conforme au texte du projet de loi C-14.
Question constitutionnelles
[22] Selon le demandeur, la mesure intérimaire est discriminatoire parce qu’elle place les enfants adoptés de parents canadiens à la merci du pouvoir discrétionnaire du ministre. En traitant les demandes de citoyenneté des enfants adoptés selon le paragraphe 5(4) de la Loi, on assujettit ces enfants à l’exigence du serment et au processus discrétionnaire. Le demandeur a soutenu que le droit touché par la loi contestée est l’aptitude des enfants véritablement adoptés à l’étranger à devenir des membres à part entière de la société canadienne. Le demandeur a souligné la position sociétale déjà désavantageuse des enfants adoptés, déclarant qu’ils sont perçus comme étant « de second ordre ». Il a aussi fait valoir que l’adoption avait été reconnue comme un motif analogue et que, de plus, la différence de traitement en question était sans l’ombre d’un doute discriminatoire. En ce qui concerne la justification de cette discrimination, le demandeur a soutenu qu’il n’y avait aucun lien logique entre l’obligation de prêter serment imposée uniquement aux enfants adoptés de parents canadiens et le pouvoir discrétionnaire du ministre donnant lieu à l’obtention de la citoyenneté canadienne.
Dépens
[23] Le demandeur a réclamé l’adjudication des dépens sur une base avocat-client en raison des requêtes inutiles du défendeur, du recours à des mesures dilatoires et aussi parce que le ministère avait déjà été mis au fait que la politique était discriminatoire dans l’affaire McKenna c. Canada, [1999] 1 C.F. 401. Le demandeur a fait valoir que la Cour devrait adopter le même raisonnement en l’espèce que dans la décision Koehler c. Warkworth Institution (1991), 45 F.T.R. 87 (1re inst.), dans laquelle la Cour fédérale a adjugé les dépens sur une base avocat-client, payable immédiatement, alors que le tribunal n’avait pas appliqué les règles de justice naturelle à l’endroit du demandeur malgré les directives sur le droit en ce domaine données par la Cour trois mois auparavant.
Arguments du défendeur
Questions préliminaires
[24] Le défendeur n’a soumis aucune observation écrite sur l’admissibilité de la preuve par affidavit de Mme Rosemarie Redden.
[25] Le défendeur a soutenu qu’il était évident et manifeste que l’affidavit de Mme Sonia Kociper, une avocate associée du cabinet dont le demandeur avait retenu les services , ne se limitait pas à la connaissance personnelle de l’associée en question comme l’exige l’article 81 des Règles des Cours fédérales, précitées. Les renseignements contenus dans l’affidavit sont essentiellement du ouï-dire par nature, et en conséquence ils devraient être examinés avec prudence et sans qu’on ne leur accorde une grande importance.
Questions de contrôle judiciaire
[26] En ce qui concerne la norme de contrôle applicable, le défendeur a soutenu que la question de savoir si le ministre, par ses actes, a outrepassé son pouvoir discrétionnaire est susceptible de contrôle judiciaire selon la norme de la décision manifestement déraisonnable. Le défendeur a fait valoir qu’une recommandation ministérielle en application du paragraphe 5(4) est l'exercice par excellence de la prérogative du pouvoir exécutif dont la compétence exclusive lui appartient.
[27] Le défendeur a ensuite examiné les règles de l’équité procédurale en termes généraux. Il a soutenu que ces règles sont largement tributaires du contexte, notamment les caractéristiques du décideur, l’objet de la demande soumise au tribunal, les fonctions exercées, le texte de loi en l’espèce, les faits particuliers de l’affaire, les expectatives des personnes contestant la décision et l’effet de la décision sur la personne concernée (Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653). Le défendeur a fait valoir que la décision en l’espèce met en cause le pouvoir discrétionnaire absolu du ministre; le ministre n’est pas en train de trancher un litige. Le défendeur a ajouté que le contexte, les faits et les circonstances en l’espèce justifient un niveau d’équité procédurale très bas, minimal ou marginal.
[28] Le défendeur a soutenu que le casier judiciaire du demandeur ne constituait pas des renseignements extrinsèques d’une tierce partie dont ce dernier ignorait l’existence. Il a souligné que c’était le demandeur qui avait dans sa demande, dévoilé au défendeur l’existence de son casier judiciaire et de sa détention. Le casier judiciaire émanait d’une source publique, était au dossier au moment de la présentation au ministre de la demande en vertu du paragraphe 5(4) et le demandeur en avait pleine connaissance et en était bien informé. Le défendeur a soutenu qu’on n’a pas refusé au demandeur l’occasion de soumettre des observations sur le casier judiciaire; de fait, c’est le demandeur qui a soulevé la question dans sa correspondance avec le ministère durant le processus de demande.
[29] En ce qui concerne l’argument du demandeur quant à l’existence d’une expectative légitime, le défendeur a soutenu que ce n’était pas le cas. Il a souligné que la théorie de l’expectative légitime en est une strictement procédurale, pourvu que ce soit sur le plan du fond qu’existe l’expectative. De plus, les directives administratives sur les politiques ministérielles, comme la mesure intérimaire, ne confèrent pas au demandeur un droit à un résultat particulier (Renvoi relatif au Régime d'assistance publique du Canada, [1991] 2 R.C.S. 525; Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 4 C.F. 358; Guay c. Lafleur, [1965] R.C.S. 12).
[30] En ce qui concerne le caractère suffisant des motifs, le défendeur a fait valoir que le ministre n’avait aucune obligation de fournir des motifs lors de l’exercice du pouvoir discrétionnaire en application du paragraphe 5(4) de la Loi. Il a soutenu que l’affaire qui nous occupe ne constituait pas une exception à la règle générale selon laquelle l’obligation d’équité n’exige pas que des motifs soient fournis pour des décisions administratives. La décision du ministre est assujettie à un contrôle restreint de la part de notre Cour (Baker, [1999] 2 R.C.S. 817). Le défendeur a aussi soutenu que même si la Cour concluait à l’obligation de fournir des motifs, celle-ci se résumait à présenter un « minimum de raisonnement ou d’analyse » ou l’« esprit général » de ses motifs (arrêt Knight, précité). Le défendeur a fait valoir que cette exigence avait été respectée par la lettre du 25 novembre 2005, laquelle expliquait que la décision avait été rendue en tenant compte de [traduction] « l’ensemble des circonstances ». De plus, la note de service du ministre peut être considérée comme des motifs additionnels de sa décision.
[31] Le défendeur a de plus plaidé que le demandeur ne s’était pas vu privé d’une occasion réelle d’aborder les critères établis par le ministère aux termes de la mesure intérimaire. Il a fait valoir qu’il était nécessaire pour le demandeur de présenter des documents pour authentifier son adoption et ce dernier l’a fait. Le pouvoir discrétionnaire du ministre en vertu du paragraphe 5(4) est personnel et d’une nature très particulière.
[32] Le défendeur a soutenu que le ministre a correctement exercé son pouvoir discrétionnaire en prenant sa décision. Il a souligné que la législature n’avait imposé aucun fardeau législatif à l’exécutif sur la façon dont le gouverneur en conseil devrait exercer son pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 5(4) de la Loi. Le défendeur a soutenu que le demandeur propose une fausse interprétation de la mesure intérimaire. Cette disposition ne garantit aucunement l’obtention de la citoyenneté, mais une occasion de se la voir attribuée en vertu d’un pouvoir discrétionnaire (arrêt Guay, précité). La mesure intérimaire ne pouvait pas lier le ministre dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, ni ne pouvait-elle créer de droits substantiels à la citoyenneté. Le paragraphe 5(4) de la Loi accorde un pouvoir résiduel au ministre pour « atténuer » des situations présentant des difficultés particulières ou inhabituelles sur la base de motifs généraux, en faisant preuve notamment d’opportunisme politique à l’égard de personne qui n’ont pas droit, ni même de droit restreint, d’obtenir la citoyenneté en vertu de la Loi.
[33] Le défendeur a soutenu qu’il était clairement loisible à l’ancien ministre de tenir compte des circonstances particulières et précises du demandeur. Il n’était pas manifestement déraisonnable pour l’ancien ministre de décider que le désir d’une personne purgeant présentement une longue peine d’emprisonnement de présenter une demande de citoyenneté pour jouir de la possibilité de purger sa peine au Canada, quelque soit le bénéfice que cela comporte, ne constitue pas une
« situation particulière et inhabituelle » justifiant l’exercice de son pouvoir discrétionnaire extraordinaire.
Questions constitutionnelles
[34] Le défendeur a avancé de nombreuses raisons justifiant le rejet de la contestation fondée sur la Charte. Premièrement, il a soutenu que le demandeur s’appuie sur des événements qui sont survenus en 2004 et qu’il réitère des arguments soulevés et dont il a été disposé lors de la première demande de contrôle judiciaire instruite par madame la juge Layden-Stevenson. Deuxièmement, en invoquant l’article 15, le demandeur se fonde à tort sur l’arrêt McKenna, précité. Le demandeur a fait valoir que l’affaire McKenna, précitée, traitait de la discrimination visée par la Charte canadienne des droits et libertés et non d’une contestation constitutionnelle de la Loi sur la citoyenneté ; il ajoute qu’il n’y était pas question de la disposition relative à l’attribution de la citoyenneté, de façon discrétionnaire, prévue au paragraphe 5(4) de la Loi. Le défendeur a fait valoir que la mesure intérimaire est une politique du ministère qui ne lie pas le ministre dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en vertu du paragraphe 5(4) de la Loi. Enfin, il a déclaré que les arguments fondés sur la Charte ne pouvaient pas être présentés dans un vide factuel ou juridique ou sans qu’un avis de question constitutionnelle lui soit donné en bonne et due forme. Essentiellement, selon le défendeur, le demandeur tente de plaider à nouveau sa contestation de l’alinéa 3(1)e) de la Loi qui a déjà été soulevée dans la demande connexe de contrôle judiciaire. Le défendeur a souligné que la contestation constitutionnelle n’a pas été mentionnée dans l’avis de demande présenté par le demandeur en l’espèce, ni n’y a-t-il eu délivrance d’un avis de question constitutionnelle dans le présent dossier. En conséquence, le demandeur n’a pas le droit de la soulever maintenant. La Cour devrait s’abstenir de traiter de questions relatives à la Charte soulevées dans une demande de contrôle judiciaire lorsqu’il n’est pas nécessaire de le faire (arrêt Baker, précité).
Dépens
[35] Le défendeur a fait valoir que le demandeur n’a pas établi qu’il avait droit aux dépens sur une base avocat-client. Il a déclaré qu’il avait répondu avec diligence à la demande sous-jacente de contrôle judiciaire et que les observations du demandeur contenaient de nombreuses allégations erronées et inexactes à l’endroit du défendeur.
Analyse et décision
Questions préliminaires
1. La preuve jointe à l’affidavit supplémentaire de Mme Rosemarie Redden est-elle inadmissible?
[36] En ce qui concerne les allégations du demandeur relativement à la preuve jointe à l’affidavit supplémentaire de Mme Rosemarie Redden, j’estime que le demandeur ne remet pas en cause l’admissibilité de la preuve, mais bien l’utilisation dont elle peut faire l’objet. J’assure le demandeur que notre Cour, en procédant au contrôle judiciaire de la décision du ministre, comprend parfaitement que seuls les documents du dossier certifié du tribunal constituent les renseignements dont le décideur disposait au moment de la prise de décision.
2. L’affidavit de Mme Sonia Kociper produit par le demandeur contrevient-il à l’article 81des Règles des Cours fédérales, précitées?
[37] Le défendeur a fait valoir que l’affidavit justificatif (produit par le demandeur) de
Mme Sonia Kociper, une avocate de la société d’avocats représentant ce dernier, contrevient à l’article 81 des Règles des Cours fédérales, précitées. Je dois dire que la réponse à cette question n’est pas préjudiciable à la présente demande de contrôle judiciaire car la majorité des renseignements que l’affidavit de Mme Sonia Kociper contient se trouvent aussi dans celui de M. Duane Edward Worthington et dans le dossier certifié du tribunal. Néanmoins, je pense qu’il est nécessaire d’examiner l’argument soulevé par le défendeur.
[38] La règle générale de l’article 81 établit que les affidavits doivent se limiter aux faits dont le déclarant a une connaissance personnelle. Dans Moldeveanu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1999), 1 Imm. L.R. (3d) 105, la Cour d’appel fédérale a jugé que des faits qui ne ressortent pas du dossier et dont le demandeur a une connaissance personnelle ne peuvent être mis en preuve au moyen d'un affidavit émanant d'une tierce personne qui n'a aucune connaissance personnelle de ces faits. Cela contreviendrait tout bonnement à la règle de la connaissance personnelle.
[39] Le demandeur connaît cette règle. En fait, dans Worthington, précité, madame la juge Layden-Stevenson de notre Cour a déclaré ce qui suit au paragraphe 26 :
L'affidavit qui a été produit à l'appui de la demande est celui de l'avocat du cabinet qui représente les demandeurs. Bien que cette lacune ne porte pas nécessairement un coup fatal à la demande de contrôle judiciaire, en l'espèce, elle constitue une nette violation de l'article 81 des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS/98-106, modifiées (les Règles). Le déclarant n'a en effet pas une connaissance personnelle d'une grande partie des faits qu'il relate dans son affidavit.
[40] Après avoir examiné l’affidavit de Mme Sonia Kociper, j’estime que nous sommes dans la même situation que la précédente.
[41] En conséquence, je reconnais avec le défendeur que l’affidavit doive être examiné avec prudence sans qu’une grande importance ne lui soit somme toute accordée.
Questions de contrôle judiciaire
3. Quelle est la norme de contrôle applicable?
[42] Les questions d’équité procédurale sont susceptibles de contrôle judiciaire selon la norme de la décision correcte. En ce qui concerne le caractère « raisonnable » de la décision du ministre dans son ensemble, nous devons procéder à une analyse de la norme de contrôle pour déterminer laquelle est applicable. En l’espèce, j’estime que les facteurs les plus déterminants sont l’expertise du décideur, l’objet de la disposition et la nature du problème. Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration est responsable des questions touchant à la citoyenneté au Canada, notamment de l’attribution de la citoyenneté en vertu de pouvoirs discrétionnaires. Ce facteur appelle un degré élevé de retenue. L’objet du paragraphe 5(4) est de doter le ministre d’un pouvoir résiduel d’attribution de la citoyenneté, hautement discrétionnaire, dans les situations où la personne ne remplit pas par ailleurs les conditions requises pour être admissible à la citoyenneté selon la Loi. Ce pouvoir aussi appelle un degré élevé de retenue. Enfin, la nature de la question en cause est purement factuelle. L’attribution de la citoyenneté en vertu du paragraphe 5(4) est une décision de nature hautement discrétionnaire qui ressortit au ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration. À la lumière de ces considérations, je suis d’avis que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable appelant le degré le plus élevé de retenue (Dunsmuir c. New Brunswick, 2008 CSC 9).
4. Le ministre a-t-il porté atteinte à l’équité procédurale en tenant compte d’éléments de preuve extrinsèques sans en aviser le demandeur?
[43] Le demandeur a fait valoir qu’en obtenant une copie de son casier judiciaire auprès des autorités américaines, le ministère a enfreint l’obligation d’équité procédurale parce qu’il n’a pas pu répondre à la preuve. Selon le défendeur, le demandeur connaissait l’existence d’une telle preuve et en avait même avisé le ministère, et de ce fait, le document en cause ne constitue pas des renseignements extrinsèques d’une tierce partie dont le demandeur n’avait pas connaissance.
[44] Dans Kaur c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1192, notre Cour a déclaré ce qui suit au paragraphe 20 :
L'expression « éléments de preuve extrinsèques » est généralement utilisée pour qualifier des éléments de preuve spécifiques qui n'ont pas été portés à l'attention du demandeur, mais qui sont utilisés pour contredire une preuve soumise au tribunal.
[45] Dans Mancia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), (1997) 125 F.T.R. 297, il a été statué qu’un agent n’a pas l’obligation de communiquer l’information disponible à partir d’une source publique si elle est antérieure à la date de toute observation de la part du demandeur. Dans la cause qui nous occupe, le demandeur avait connaissance de son casier judiciaire et du fait qu’il s’agissait de renseignements publics au moment de sa demande. En fait, le demandeur a déclaré ce qui suit dans sa demande datée du 11 septembre 2002 :
[traduction] […] Je purge actuellement une peine d’emprisonnement de 425 mois dans un établissement pénitentiaire à sécurité moyenne, relativement au dossier criminel no 96-124 de la
Cour fédérale (américaine) du District sud de l’Iowa. (Ces renseignements sont accessibles au public, et ils sont déposés auprès du greffier de la cour à Des Moines, en Iowa.)
Dans ces circonstances, je suis d’avis que le principe d’équité procédural n’a pas été enfreint.
5. Le demandeur pouvait-il s’attendre légitimement à ce que le ministre lui fasse part de la nature discrétionnaire de la décision rendue en vertu du paragraphe 5(4) de la Loi? A-t-on porté atteinte à cette expectative légitime?
[46] Le demandeur a fait valoir qu’il pouvait légitimement s’attendre à être avisé du caractère discrétionnaire des décisions rendues en vertu du paragraphe 5(4) et de la nécessité de produire les documents nécessaires pour établir l’authenticité de son adoption. Le demandeur s’est fondé sur l’extrait suivant de la mesure intérimaire :
Dès réception des demandes, un agent de citoyenneté à la division du règlement des cas sera responsable de contacter la personne concernée, par courrier, pour l'informer de la possibilité d'obtenir la citoyenneté en vertu du pouvoir discrétionnaire du gouverneur en conseil que prévoit le paragraphe 5(4). La personne devra être informée qu'il s'agit d'un pouvoir discrétionnaire et devra également fournir toutes les preuves justificatives pour répondre aux exigences de base concernant l'adoption. [Non souligné dans l’original.]
[47] Au paragraphe 131 de l’arrêt Syndicat canadien de la fonction publique, [2003] A.C.S. no 28, la Cour suprême du Canada a ainsi défini la règle de l’expectative légitime :
La règle de l'expectative légitime est « le prolongement des règles de justice naturelle et de l'équité procédurale » : Renvoi relatif au Régime d'assistance publique du Canada (C.-B.), [1991] 2 R.C.S. 525, p. 557. Elle s'attache à la conduite d'un ministre ou d'une autre autorité publique dans l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire -- y compris les pratiques établies, la conduite ou les affirmations qui peuvent être qualifiées de claires, nettes et explicites -- qui a fait naître chez les plaignants (en l'espèce, les syndicats) l'expectative raisonnable qu'ils conserveront un avantage ou qu'ils seront consultés avant que soit rendue une décision contraire. Pour être « légitime », une telle expectative ne doit pas être incompatible avec une obligation imposée par la loi. Voir : Assoc. des résidents du Vieux St-Boniface Inc. c. Winnipeg (Ville), [1990] 3 R.C.S. 1170; Baker, précité; Mont-Sinaï, précité, par. 29; Brown et Evans, op. cit.,
par. 7:2431. Lorsque les conditions d'application de la règle sont remplies, la cour peut accorder une réparation procédurale convenable pour répondre à l'expectative « légitime ».
[48] Compte tenu de la définition qui précède, j’estime qu’il doit être satisfait aux exigences qui suivent pour établir l’expectative légitime du demandeur :
1. Une promesse est faite par un ministre ou une autre autorité publique dans l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire;
2. la promesse est de nature procédurale et non de nature substantielle;
3. la promesse est claire, nette et explicite;
4. on s’était fondé sur la promesse;
5. le fait de se fonder sur la promesse a joué au détriment de la personne qui fait valoir l’existence d’une expectative légitime,
6. la promesse n’est pas incompatible avec une obligation imposée par la loi.
[49] À mon avis, toutes ces exigences n’ont pas été respectées. En particulier, je ne suis pas persuadé que le demandeur se soit fondé sur cette promesse à son détriment. Le fait pour le demandeur de se fonder sur la promesse qu’il serait avisé ne lui a pas causé de préjudice. En ce qui concerne l’avis sur le caractère discrétionnaire de la décision visé au paragraphe 5(4), je ne comprends pas comment un tel avis puisse faire naître une expectative au détriment du demandeur. Qu’il ait été avisé ou non, le demandeur ne pouvait rien faire pour modifier ce genre de décision et, en conséquence, aucune expectative n’a joué à son détriment. En ce qui concerne l’avis informant le demandeur qu’il aurait à produire des documents pour répondre aux exigences de base relatives à l’adoption, à nouveau, je ne suis pas convaincu que le fait de s’y fonder lui a causé préjudice. En fait, il semble qu’au moment où la demande de citoyenneté a été transformée en une demande en vertu du paragraphe 5(4), le défendeur était déjà convaincu que le demandeur avait fourni la documentation nécessaire pour établir l’authenticité de son adoption. En conséquence, je conclus à l’absence d’expectative légitime et je suis d’avis de rejeter la demande de contrôle judiciaire pour ce motif.
6. Le ministre a-t-il enfreint l’équité procédurale en ne motivant pas suffisamment sa décision?
[50] Le demandeur a soutenu qu’en rendant sa décision le ministre ne lui a pas fourni de motifs suffisants. Le défendeur a fait valoir que le degré d’équité procédurale tient à de nombreux facteurs et que, dans la cause qui nous occupe, le ministre n’était pas tenu de fournir des motifs. Subsidiairement, le défendeur a soutenu que si une telle obligation existait, elle était respectée par la lettre du ministre et les notes de service à son intention (arrêt Baker, précité).
[51] Il est bien établi que la notion d’équité procédurale est variable et qu’elle est tributaire du contexte particulier de chaque cas (arrêt Knight, précité). Dans l’arrêt Baker, précité, au
paragraphe 23, la Cour suprême du Canada a examiné les facteurs à prendre en compte en ce qui a trait au degré d’équité procédurale, notamment la nature de la décision recherchée, celle du régime législatif, l’importance de la décision pour les personnes visées, les expectatives légitimes de la personne qui conteste la décision et les choix de procédure que l’organisme fait lui-même.
[52] En l’espèce, l’importance pour le demandeur de ce que signifiait la question en litige milite en faveur de motifs écrits. Cependant, le régime des demandes de citoyenneté en vertu du paragraphe 5(4) n’est certes pas un processus décisionnel judiciaire. Néanmoins, je suis d’avis que le ministre était tenu de fournir des motifs écrits, mais que ces motifs n’avaient pas à être très exhaustifs. Dans Ozdemir c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (2001), 282 N.R. 394 (C.A.F.), la Cour d’appel fédérale a jugé qu’il serait excessif d'exiger des agents de révision qu'ils motivent leurs décisions avec autant de détails que ceux que l'on attend d'un tribunal administratif qui rend ses décisions à la suite d'une audience en règle. En l’espèce, je conclus à la suffisance des motifs fournis par le ministre. Celui-ci a déclaré qu’en fonction des critères établis dans la mesure intérimaire, l’ensemble des circonstances ne justifiait pas l’attribution de la citoyenneté en vertu du paragraphe 5(4). Quoique très succincts, les motifs étaient suffisants. Je suis d’avis de rejeter la demande de contrôle judiciaire pour ce motif.
7. Le ministre a-t-il enfreint les règles de l’équité procédurale en n’avisant pas le demandeur du fardeau de preuve dont il aurait à s’acquitter?
[53] Le demandeur a fait valoir que la décision unilatérale du ministère de transformer sa demande en vertu du paragraphe 5(1) en une autre en vertu du paragraphe 5(4) portait atteinte aux règles de l’équité procédurale parce que le demandeur n’a pas été informé du fardeau de preuve dont il aurait à s’acquitter pour l’attribution de la citoyenneté en vertu de ce paragraphe. Le défendeur a soutenu que le demandeur avait déjà fourni les documents relatifs à l’authenticité de son adoption, et qu’en conséquence, il connaissait la preuve qu’il avait à produire.
[54] Pour déterminer si le demandeur connaissait la preuve à produire, je considère important d’examiner en premier lieu la disposition dont il s’agit, en l’occurrence le paragraphe 5(4) de la Loi sur la citoyenneté, dont voici le texte :
5.(4) Afin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada, le gouverneur en conseil a le pouvoir discrétionnaire, malgré les autres dispositions de la présente loi, d'ordonner au ministre d'attribuer la citoyenneté à toute personne qu'il désigne; le ministre procède alors sans délai à l'attribution.
[55] L’objet du passage cité semble permettre au ministre, lorsqu’il s’agit de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada, d'attribuer la citoyenneté malgré les autres dispositions de la Loi. D’après ce que je comprends de cet article, il appartient habituellement au demandeur de démontrer l’existence de l’une ou l’autre des circonstances décrites ci-dessus; toutefois, pour les personnes adoptées à l’étranger par des Canadiens y résidant, ce n’est pas le cas puisque la mesure intérimaire fixe d’autres règles. Bien que je souscrive à l’argument du défendeur selon lequel la mesure intérimaire est une politique du ministère et non une loi formelle, elle est néanmoins accessible au public et la Cour suprême a qualifié ces politiques de très utiles à la Cour (Legault c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2002] 4 C.F. 358 (C.A.)). Dans la mesure intérimaire, les critères établis par la ligne directrice aux demandes en vertu du paragraphe 5(4) prévoient que le demandeur doit établir qu’une adoption légale et complète a eu lieu après le 31 décembre 1946, qu’un des parents adoptifs était citoyen canadien au moment de l’adoption et, qu’à ce même moment, le demandeur était âgé de moins de 18 ans.
[56] À mon avis, il semble que dans les cas de personnes ayant été adoptées à l’étranger par des Canadiens y résidant, il ne soit pas nécessaire de présenter des éléments de preuve de situation particulière et inhabituelle de détresse ou de services exceptionnels rendus au Canada. Cette interprétation s’appuie sur la décision Frankowski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1253, dans laquelle la Cour a conclu au paragraphe 11 que :
Compte tenu du caractère plus général du paragraphe 5(4), il est vrai que cette disposition s'applique afin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada. Cependant, le paragraphe 5(4) peut s'appliquer lorsqu'une personne se voit refuser la citoyenneté pour un motif prévu dans la Loi. Autrement dit, il peut s'appliquer, selon ses termes, à toute personne visée par une décision défavorable en application de la Loi.
[57] De plus, il serait contraire à l’objet de la mesure intérimaire qui vise à faciliter l’attribution de la citoyenneté à des personnes nées à l’étranger, si en plus d’avoir à prouver l’authenticité de l’adoption, ces personnes avaient aussi à établir l’existence d’une situation particulière et inhabituelle de détresse ou des services exceptionnels rendus au Canada.
[58] Dans ces circonstances, j’estime que la charge de la preuve n’était que l’exigence énoncée dans la mesure intérimaire et que le demandeur la connaissait déjà en raison de ses demandes antérieures. En conséquence, je crois que le principe de l’équité procédurale n’a pas été enfreint pour ce motif.
8. Le ministre a-t-il commis une erreur en exerçant son pouvoir discrétionnaire de refuser la demande d’attribution de citoyenneté canadienne du demandeur en vertu du
paragraphe 5(4) de la Loi?
[59] Le demandeur a soutenu que le ministre avait commis une erreur en décidant de refuser sa demande en vertu du paragraphe 5(4) de la Loi. Le défendeur a fait valoir que le pouvoir du ministre en vertu du paragraphe 5(4) est purement discrétionnaire et qu’il n’est assujetti qu’à un contrôle très restreint de la part de notre Cour. La norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à la présente question en litige est celle de la décision raisonnable.
[60] À mon avis la décision du ministre était raisonnable. Le demandeur a souligné que la recommandation du ministère était en faveur de l’attribution de la citoyenneté, et j’en conviens. Toutefois, la note de service au ministre soulignait les raisons militant tant en faveur qu’à l’encontre de l’attribution de la citoyenneté. Bien qu’il doive examiner les recommandations, le ministre n’y est pas lié et la décision ultime lui appartient. Le pouvoir discrétionnaire du ministre en vertu du paragraphe 5(4) est de nature personnelle, et il est relatif parce qu’il ne peut être exercé de façon déraisonnable. J’estime que la décision était raisonnable et, en conséquence, je suis d’avis de rejeter la demande de contrôle judiciaire pour ce motif.
Questions constitutionnelles
9. La mesure intérimaire du ministère viole-t-elle l’article 15 de la Charte?
[61] Il semble que le demandeur conteste la mesure intérimaire du ministère au motif qu’elle viole l’article 15 de la Charte. Dans Timberwest Forest Corp. c. Sa Majesté la Reine du chef du Canada, 2007 CAF 389, la Cour d’appel fédérale a affirmé ce qui suit au paragraphe 3 de sa décision :
Pour ce qui est de la constitutionnalité de l’Avis no 102, j’accepte aussi l’affirmation du juge O’Keefe selon laquelle les tribunaux n’ont pas compétence pour statuer sur la constitutionnalité de politiques. De plus, l’appelante n’a contesté la validité d’aucune disposition de la Loi ni la validité de la liste des marchandises établie en application de la Loi.
[62] Selon moi, le même principe s’applique en l’espèce. La mesure intérimaire est une politique du ministère et il n’appartient pas aux tribunaux de statuer sur la constitutionnalité des politiques. De plus, si le demandeur avait voulu contester la validité constitutionnelle du paragraphe 5(4) de la Loi, il lui aurait fallu en donner avis en application de l’article 57 des Règles des Cours fédérales, précitées. Comme l’a soumis le défendeur, cela n’a pas été fait en l’espèce et, en conséquence, je n’aborderai pas les questions constitutionnelles qui ont été soulevées. Compte tenu de ma conclusion qui précède, il n’y a pas lieu d’examiner les questions en litige 10 et 11.
Dépens
12. Convient-il d’adjuger au demandeur des dépens sur une base avocat-client?
[63] Comme le demandeur n’a pas eu gain de cause dans sa demande de contrôle judiciaire, je n’aborderai pas sa demande de dépens sur une base avocat-client.
[64] En conséquence, la demande de contrôle judiciaire est rejetée avec dépens en faveur du défendeur.
JUGEMENT
[65] LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit rejetée avec dépens en faveur du défendeur.
Traduction certifiée conforme
Jean-Jacques Goulet, LL. L.
ANNEXE
Dispositions législatives pertinentes
La présente section contient les dispositions législatives pertinentes.
La Loi sur la citoyenneté, L.R.C. 1985, ch. C-29 :
5.(1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :
a) en fait la demande;
b) est âgée d’au moins dix-huit ans;
c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et a, dans les quatre ans qui ont précédé la date de sa demande, résidé au Canada pendant au moins trois ans en tout, la durée de sa résidence étant calculée de la manière suivante :
(i) un demi-jour pour chaque jour de résidence au Canada avant son admission à titre de résident permanent,
(ii) un jour pour chaque jour de résidence au Canada après son admission à titre de résident permanent;
d) a une connaissance suffisante de l’une des langues officielles du Canada;
e) a une connaissance suffisante du Canada et des responsabilités et avantages conférés par la citoyenneté;
f) n’est pas sous le coup d’une mesure de renvoi et n’est pas visée par une déclaration du gouverneur en conseil faite en application de l’article 20. (1.1) Est assimilé à un jour de résidence au Canada pour l’application de l’alinéa (1) c) et du paragraphe 11(1) tout jour pendant lequel l’auteur d’une demande de citoyenneté a résidé avec son époux ou conjoint de fait alors que celui-ci était citoyen et était, sans avoir été engagé sur place, au service, à l’étranger, des forces armées canadiennes ou de l’administration publique fédérale ou de celle d’une province.
(2) Le ministre attribue en outre la citoyenneté :
a) sur demande qui lui est présentée par la personne autorisée par règlement à représenter celui-ci, à l’enfant mineur d’un citoyen qui est résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés;
b) sur demande qui lui est présentée par la personne qui y est autorisée par règlement et avant le 15 février 1979 ou dans le délai ultérieur qu’il autorise, à la personne qui, née à l’étranger avant le 15 février 1977 d’une mère ayant à ce moment-là qualité de citoyen, n’était pas admissible à la citoyenneté aux termes du sous-alinéa 5(1)b)(i) de l’ancienne loi.
(3) Pour des raisons d’ordre humanitaire, le ministre a le pouvoir discrétionnaire d’exempter :
a) dans tous les cas, des conditions prévues aux alinéas (1)d) ou e);
b) dans le cas d’un mineur, des conditions relatives soit à l’âge ou à la durée de résidence au Canada respectivement énoncées aux alinéas (1)b) et c), soit à la prestation du serment de citoyenneté;
c) dans le cas d’une personne incapable de saisir la portée du serment de citoyenneté en raison d’une déficience mentale, de l’exigence de prêter ce serment. (4) Afin de remédier à une situation particulière et inhabituelle de détresse ou de récompenser des services exceptionnels rendus au Canada, le gouverneur en conseil a le pouvoir discrétionnaire, malgré les autres dispositions de la présente loi, d’ordonner au ministre d’attribuer la citoyenneté à toute personne qu’il désigne; le ministre procède alors sans délai à l’attribution. |
5.(1) The Minister shall grant citizenship to any person who
(a) makes application for citizenship;
(b) is eighteen years of age or over;
(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and has, within the four years immediately preceding the date of his or her application, accumulated at least three years of residence in Canada calculated in the following manner:
(i) for every day during which the person was resident in Canada before his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one-half of a day of residence, and
(ii) for every day during which the person was resident in Canada after his lawful admission to Canada for permanent residence the person shall be deemed to have accumulated one day of residence;
(d) has an adequate knowledge of one of the official languages of Canada;
(e) has an adequate knowledge of Canada and of the responsibilities and privileges of citizenship; and
(f) is not under a removal order and is not the subject of a declaration by the Governor in Council made pursuant to section 20.
(1.1) Any day during which an applicant for citizenship resided with the applicant’s spouse who at the time was a Canadian citizen and was employed outside of Canada in or with the Canadian armed forces or the federal public administration or the public service of a province, otherwise than as a locally engaged person, shall be treated as equivalent to one day of residence in Canada for the purposes of paragraph (1)(c) and subsection 11(1). (2) The Minister shall grant citizenship to any person who
(a) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, and is the minor child of a citizen if an application for citizenship is made to the Minister by a person authorized by regulation to make the application on behalf of the minor child; or
(b) was born outside Canada, before February 15, 1977, of a mother who was a citizen at the time of his birth, and was not entitled, immediately before February 15, 1977, to become a citizen under subparagraph 5(1)(b)(i) of the former Act, if, before February 15, 1979, or within such extended period as the Minister may authorize, an application for citizenship is made to the Minister by a person authorized by regulation to make the application. (3) The Minister may, in his discretion, waive on compassionate grounds,
(a) in the case of any person, the requirements of paragraph (1)(d) or (e);
(b) in the case of a minor, the requirement respecting age set out in paragraph (1)(b), the requirement respecting length of residence in Canada set out in paragraph (1)(c) or the requirement to take the oath of citizenship; and
(c) in the case of any person who is prevented from understanding the significance of taking the oath of citizenship by reason of a mental disability, the requirement to take the oath.
(4) In order to alleviate cases of special and unusual hardship or to reward services of an exceptional value to Canada, and notwithstanding any other provision of this Act, the Governor in Council may, in his discretion, direct the Minister to grant citizenship to any person and, where such a direction is made, the Minister shall forthwith grant citizenship to the person named in the direction.
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-2295-05
INTITULÉ : DUANE EDWARD WORTHINGTON et
HELEN CHARLOTTE WORTHINGTON
- et –
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 27 novembre 2007
MOTIFS DU JUGEMENT
COMPARUTIONS :
Ali Amini POUR LES DEMANDEURS
Leena Jaakimainen POUR LE DÉFENDEUR
Lisa Hutt
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Amini Carlson, s.r.l. POUR LES DEMANDEURS
Toronto (Ontario)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada