Ottawa (Ontario), le 7 mai 2008
En présence de Monsieur le juge Harrington
ENTRE :
et
ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] M. Lopez se trouve dans une situation déplorable. Le Canada ne veut pas de lui. À six reprises le Canada a tenté de l’expulser du pays, mais Cuba ne veut pas le reprendre. Il s’agit du contrôle judiciaire d’une décision d’un agent d’examen des risques avant renvoi (l’agent d’ERAR), qui a rejeté la demande de résidence permanente que M. Lopez avait présentée de l’intérieur du Canada.
CONTEXTE
[2] M. Lopez est arrivé au Canada en 1982, et il a demandé l’asile. Parce qu’il s’était trouvé impliqué dans des activités criminelles au Canada, sa demande n’a pas fait l’objet d’un traitement accéléré et elle n’a été traitée, puis rejetée, qu’en 1993. Sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire présentée à la Cour a également été rejetée.
[3] Par la suite, M. Lopez a obtenu sa réhabilitation relativement aux crimes dont il avait été déclaré coupable et, en raison de la fragilité de l’état mental de M. Lopez, les autres accusations qui pesaient contre lui ont été rejetées. La Cour lui a ordonné d’obtenir de l’aide psychiatrique, et il demeure dans une résidence adaptée à ses besoins.
[4] À la suite de sa réhabilitation, M. Lopez a présenté une demande en vue d’obtenir le statut de résident permanent. L’article 11 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés dispose qu’il devrait présenter sa demande de l’étranger; plus précisément, de Cuba. Cependant, l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (la LIPR) prévoit que le ministre peut octroyer à un étranger le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères ou obligations applicables s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire ou l’intérêt public le justifient.
[5] Citoyenneté et Immigration Canada a publié le guide IP 5 nommé « Demande présentée par des immigrants au Canada »pour des motifs d’ordre humanitaire. Bien qu’il n’ait pas valeur légale, ce guide est très utile. La politique globale établie par la section 5.1 est que les circonstances particulières du demandeur doivent être telles que la « difficulté » qu’il aurait s’il était obligé d’obtenir un visa de résident permanent de l’extérieur du Canada serait soit inhabituelle et injustifiée, soit excessive. La section 6.6 ajoute que l’article 25 de la LIPR « offre la souplesse d’approuver les cas fondés afin qu’ils soient traités au Canada, leurs circonstances n’ayant pas été prévues à la [LIPR] ».
[6] L’agent d’ERAR a effectué ses tâches comme d’habitude. Il a tenu compte du degré d’établissement de M. Lopez au Canada et du risque auquel il serait exposé à son retour à Cuba.
[7] L’agent d’ERAR a souligné que les Cubains qui sont à l’étranger pendant plus de onze mois sans autorisation doivent obtenir un permis de retour, sans lequel ils sont considérés interdits de territoire et exposés à un renvoi. L’Agence des services frontaliers du Canada a tenté à six reprises, sans succès, d’obtenir des autorités cubaines des titres de voyage pour M. Lopez. L’agent d’ERAR a jugé, à bon droit à mon avis, qu’il était raisonnable de conclure que, au moment de la décision, M. Lopez demeurait au Canada depuis 24 ans pour des raisons indépendantes de sa volonté. Néanmoins, l’agent d’ERAR a poursuivi en concluant que, pour que le demandeur puisse se voir octroyer la dispense, [traduction] « il doit tout de même montrer un important degré d’établissement au Canada ».
[8] L’agent d’ERAR a conclu que M. Lopez n’avait pas fait la preuve de son établissement, et il a donc rejeté la demande.
ANALYSE
[9] La décision raisonnable simpliciter est la norme de contrôle applicable aux décisions relatives à des motifs d’ordre humanitaire (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817).
[10] Du côté canadien de l’affaire, l’agent d’ERAR a noté que M. Lopez n’avait pas d’emploi stable, et il n’a pas été convaincu par les renseignements dont il disposait relativement à l’état mental du demandeur. L’agent d’ERAR a bien reconnu que M. Lopez parle anglais et français et qu’il a établi un réseau d’amis à Montréal. Si l’agent d’ERAR considérait que l’internement volontaire de M. Lopez à l’Institut Louis‑Philippe Pinel – qui faisait suite à la dernière poursuite criminelle intentée contre M. Lopez – et son admission subséquente dans une résidence approuvée par l’Institut ne constituaient pas une preuve suffisante de son incapacité à occuper un emploi, il aurait dû demander des renseignements supplémentaires. Un demandeur ne peut pas prévoir la quantité d’éléments de preuve qui sera nécessaire pour convaincre un agent donné (Khwaja c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 522, [2006] A.C.F. no 703; Guo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 626, [2006] A.C.F. no 795).
[11] Du côté cubain de l’affaire, il se peut bien qu’il y ait des ressources accessibles aux personnes atteintes de troubles mentaux. Cependant, M. Lopez ne peut pas bénéficier de ces ressources! Dans une réponse à la demande d’information rédigée l’année dernière, la Direction des recherches de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a noté qu’un Cubain qui demeure à l’étranger pendant plus de onze mois a besoin d’un permis spécial pour qu’il puisse y retourner :
Quiconque se trouve hors de Cuba depuis plus de 11 mois sans permis de rentrée ou permis ouvert de résidence à l'étranger, ne doit jamais tenter de retourner à Cuba. La personne en question ne pourra pas entrer au pays et fera l'objet d'un renvoi rapide.
[12] Si la personne réussit à entrer à Cuba sans remplir les formalités légales ou les exigences relatives à l’immigration, elle encourt une peine de un an à trois ans d’emprisonnement.
[13] L’agent d’ERAR a conclu, essentiellement, que M. Lopez ne serait pas exposé à des difficultés soit inhabituelles et injustifiées, soit excessives s’il devait présenter sa demande de résidence permanente de Cuba. Force est de constater qu’il ne peut tout simplement pas présenter la demande à partir de Cuba. Il ne s’agit pas d’une question de difficulté, c’est une question d’impossibilité.
[14] La politique du ministère prévoit qu’un traitement favorable peut être accordé lorsque le demandeur est demeuré au Canada pendant une grande période de temps pour des raisons indépendantes de sa volonté. Ces raisons comprennent la situation générale de pays considérés comme tellement dangereux du fait de la guerre ou de désordres civils que Citoyenneté et Immigration Canada a suspendu les renvois vers eux. Il convient de noter que, dans de telles circonstances, le demandeur pourrait néanmoins retourner dans le pays dont il est citoyen, mais qu’il serait téméraire de s’y rendre. Dans la présente affaire, M. Lopez ne peut tout simplement pas retourner à Cuba. Les circonstances énumérées dans le guide ne tiennent pas compte de la situation où le pays refuse d’accepter un de ses propres citoyens. Ne serait-ce que pour cette raison, l’affaire Mpula c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 456, 2007 A.C.F. no 618, ne peut s’appliquer en l’espèce.
[15] L’agent d’ERAR n’a pas tenu compte du fait que l’application de l’article 25 de la LIPR peut résulter de la présence soit de motifs d’ordre humanitaire, soit de raisons liées à l’intérêt public. En d’autres termes, le Canada a‑t‑il comme politique qu’une personne qui n’est pas interdite de territoire selon la Convention des Nations Unis relative au statut des réfugiés et dont le casier judiciaire au Canada ne peut être examiné en raison de sa réhabilitation (le paragraphe 36(3) de la LIPR) devrait néanmoins être condamnée à être amuseur public dans le métro de Montréal pour le reste de sa vie, et ce, sans statut juridique? Même si la juge l’Heureux‑Dubé discutait l’ancienne loi dans l’arrêt Baker, précité, les propos qu’elle a tenus aux paragraphes 15 à 17 sont très pertinents en l’espèce. La décision de l’agent d’ERAR était importante et touchait profondément la vie de M. Lopez. Dans la présente affaire, l’agent d’ERAR a omis de vérifier la présence de raisons d’intérêt public. La question n’est pas de savoir si M. Lopez serait exposé à des difficultés inhabituelles et injustifiées ou excessives s’il devait quitter le Canada, car force est de constater que M. Lopez ne peut pas quitter le Canada, et que les autorités le savent. Pourquoi M. Lopez n’a‑t‑il pas présenté une demande de résident permanent de l’étranger? La réponse est : parce qu’il ne le pouvait pas.
[16] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre agent d’ERAR pour un nouvel examen. Cet examen sera de novo. M. Lopez est avisé qu’il se peut qu’il doive présenter des renseignements supplémentaires relativement à son état mental.
QUESTION CERTIFIÉE
[17] L’ébauche de ces motifs a été circulée aux parties dans le but de leur donner l’opportunité de certifier une question grave de portée générale donnant matière à un appel devant la Cour d’appel fédérale. Toutefois, le ministre n’a suggéré aucune question et aucune ne sera certifiée.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour un nouvel examen.
3. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
« Sean Harrington »
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-3536-07
INTITULÉ : EDDY LOPEZ c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 15 avril 2008
ET ORDONNANCE: Le juge Harrington
DATE DES MOTIFS : Le 7 mai 2008
COMPARUTIONS :
Me Stewart Istvanffy
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POUR LE DEMANDEUR |
Me Daniel Latulippe |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Stewart Istvanffy Avocat Montréal (Québec)
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POUR LE DEMANDEUR |
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada Montréal (Québec) |
POUR LE DÉFENDEUR |