Ottawa (Ontario), le 29 avril 2008
En présence de monsieur le juge Phelan
ENTRE :
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
I. INTRODUCTION
[1] La demanderesse est une de trois associés russes qui se sont vu refuser des visas au motif qu’ils ne faisaient pas partie de la catégorie des « entrepreneur[s] », définie plus en détail dans le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (le Règlement). Le juge Gibson a entendu la demande de contrôle judiciaire d’un des associés, Dmitry Denisov. La Cour croit comprendre que la demande de visa du troisième associé est toujours en instance.
[2] Dans le présent contrôle judiciaire, la demanderesse a invoqué des arguments quant au caractère raisonnable de la décision et à l’équité procédurale du processus décisionnel. Quoique la demanderesse n’ait pas soulevé la question de savoir si l’agent des visas avait commis une erreur de droit en omettant de regrouper les entreprises concernées, la Cour a invité les parties à présenter des observations quant à l’applicabilité de la décision Thomas c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 334, à la présente affaire.
[3] Les dispositions du paragraphe 88(1) du Règlement sont jointes comme Annexe 1. Les dispositions déterminantes pour les besoins du présent contrôle judiciaire sont les suivantes :
« expérience dans l’exploitation d’une entreprise » :
a) S’agissant d’un investisseur, […] s’entend de l’expérience d’une durée d’au moins deux ans composée :
(i) soit de deux périodes d’un an d’expérience dans la gestion d’une entreprise admissible […]
(ii) […] la direction de personnes exécutant au moins cinq équivalents d’emploi à temps plein par an dans une entreprise […]
(iii) soit d’un an d’expérience au titre du sous-alinéa (i) et d’un an d’expérience au titre du sous-alinéa (ii);
b) s’agissant d’un entrepreneur, […] s’entend de l’expérience d’une durée d’au moins deux ans […] dans la gestion d’une entreprise admissible et le contrôle d’un pourcentage des capitaux propres de celle-ci […]
« entrepreneur » Étranger qui, à la fois :
a) a de l’expérience dans l’exploitation d’une entreprise;
b) a l’avoir net minimal et l’a obtenu licitement;
c) fournit à un agent une déclaration écrite portant qu’il a l’intention et est en mesure de remplir les conditions visées aux paragraphes 98(1) à (5). |
"business experience", in respect of
(a) an investor, … means a minimum of two years of experience consisting of
(i) two one-year periods of experience in the management of a qualifying business …
(ii) … the management of at least five full-time job equivalents per year in a business …
(iii) a combination of a one-year period of experience described in subparagraph (i) and a one-year period of experience described in subparagraph (ii);
(b) an entrepreneur, … means a minimum of two years of experience … in the management of a qualifying business and the control of a percentage of equity of the qualifying business …
"entrepreneur" means a foreign national who
(a) has business experience;
(b) has a legally obtained minimum net worth; and
(c) provides a written statement to an officer that they intend and will be able to meet the conditions referred to in subsections 98(1) to (5). |
II. CONTEXTE FACTUEL
[4] La demande de visa de la demanderesse a été présentée conjointement avec celle de son frère et de l’autre actionnaire et associé des entreprises, Centrpolytech et Kratos USA, qui, selon les allégations, appartenaient et étaient exploitées par ceux-ci. Les demandes ont été déposées à l’ambassade du Canada à Moscou.
[5] Suivant le dépôt de divers documents commerciaux, la demanderesse a été interrogée, séparément de ses associés, avec l’aide du même interprète que ceux-ci. Malgré la connaissance de l’anglais qu’elle prétendait et semblait posséder, la demanderesse n’a soulevé aucun problème d’interprétation à l’entrevue ni à un moment quelconque avant la présente instance. Il existe des contestations au dossier sur ce point. La demanderesse affirme que pendant l’entrevue, elle aurait souligné des erreurs dans l’interprétation de termes techniques. L’agent des visas indique qu’aucun problème d’interprétation n’a été soulevé à l’entrevue. Ni la demanderesse ni l’agent des visas n’ont été contre-interrogés.
[6] Durant l’entrevue, la demanderesse a affirmé que Centrpolytech fabriquait un type de matériaux de construction. Il existe un certain désaccord quant à savoir si ces matériaux constituaient du [traduction] « béton-gaz » ou du [traduction] « béton cellulaire ».
[7] L’agent des visas a informé la demanderesse que sa réponse ne concordait pas avec les renseignements donnés par ses associés, qui avaient indiqué que l’entreprise exerçait ses activités dans le domaine de la location immobilière.
[8] La demanderesse s’est vu accorder 60 jours pour fournir d’autres éléments de preuve établissant l’existence de Centrpolytech et la nature de ses affaires. Les documents fournis par la suite n’ont pas dissipé les doutes qu’avait l’agent des visas relativement à la nature des affaires de l’entreprise et au rôle joué par la demanderesse dans celle-ci.
[9] Par conséquent, l’agent des visas a conclu que la demanderesse ne satisfaisait pas à la définition d’« entrepreneur » au motif qu’elle n’avait pas l’expérience nécessaire dans l’exploitation d’une entreprise étant donné qu’elle ne gérait pas une entreprise admissible.
[10] Plus précisément, les notes du STIDI indiquent que l’agent avait examiné et comparé les trois demandes, et qu’il croyait que la demanderesse et son autre associé [traduction] « marchaient dans le sillage » du frère de la demanderesse, compte tenu de son expérience et de son expertise. L’agent des visas a jugé que la demanderesse ne l’avait pas convaincu de son expérience dans l’exploitation d’une entreprise et que, même si elle l’avait fait, ni l’une ni l’autre des deux entreprises n’avait constitué une entreprise admissible pendant au moins deux des cinq années ayant précédé la présentation de la demande. À cet égard, l’agent n’a pas regroupé les deux entreprises afin de déterminer s’il existait une « entreprise admissible ».
III. ANALYSE
A. Norme de contrôle
[11] La Cour suprême du Canada a précisé dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, qu’il n’existe que deux normes de contrôle – la décision correcte et la raisonnabilité. La norme de contrôle de la décision correcte s’applique aux questions d’équité procédurale.
[12] Pour ce qui est de la décision même de l’agent, le caractère raisonnable doit être examiné au regard d’un certain nombre de facteurs. En l’espèce, l’agent des visas possède une certaine expérience à la fois à l’égard de la question posée et du pays visé. L’agent a aussi eu l’avantage d’interroger la demanderesse et les autres associés. Les conclusions de l’agent reposent principalement sur les faits, bien que la question de l’« entreprise admissible » soit une question de fait et de droit. Compte tenu de ces facteurs, la Cour devrait faire preuve d’une grande retenue à l’égard de l’examen de l’agent, surtout en ce qui concerne l’« expérience dans l’exploitation d’une entreprise ».
B. Équité procédurale
[13] La demanderesse a soulevé la question de l’équité procédurale, premièrement, en ce qui touche les problèmes de traduction et, deuxièmement, relativement au fait que l’agent avait comparé son dossier à ceux de ses associés dans son examen de l’existence de l’entreprise et de la nature de ses affaires, et de l’expérience que possédait la demanderesse dans l’exploitation d’une entreprise.
[14] Il est bien établi en droit que le plaignant doit soulever les problèmes de traduction à la première occasion raisonnable (Rafipoor c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 615).
[15] En l’espèce, la demanderesse, qui connaissait bien l’anglais, a eu cette occasion pendant l’entrevue et ensuite lors du processus de demande de visa. La preuve à savoir si la question a été soulevée à l’entrevue est équivoque. L’agent des visas nie qu’une plainte ait été formulée. Ni la demanderesse ni l’agent des visas n’ont été contre-interrogés. La Cour dispose donc d’éléments de preuve directement contradictoires sur ce point. Par conséquent, comme le fardeau de la preuve incombe à la demanderesse et qu’elle n’est pas en mesure de réfuter la preuve équivalente présentée par le défendeur, elle ne s’est pas acquittée du fardeau de la preuve.
[16] En ce qui a trait à la comparaison du dossier de la demanderesse à ceux des autres demandeurs, la non-prise en compte de ces autres dossiers par l’agent des visas aurait frôlé le non‑respect de son obligation, laquelle consistait à examiner l’expérience que possédait la demanderesse dans l’exploitation des entreprises dans lesquelles elle jouait un rôle. Il aurait été impossible d’examiner de façon adéquate le rôle joué par la demanderesse sans tenir compte du rôle joué par ses associés dans ces entreprises.
[17] Pour ce qui est du conflit quant à la nature des affaires des entreprises, l’agent des visas ne pouvait pas ne pas tenir compte des affaires considérablement différentes que semblait mener Centrpolytech. La demanderesse a été pleinement informée des doutes qu’avait l’agent des visas et des raisons justifiant ces doutes, et elle s’est vu accorder 60 jours pour présenter des éléments de preuve afin de dissiper ces doutes. Elle a donc bénéficié de toute la protection procédurale nécessaire pour traiter de la question.
[18] Par conséquent, je conclus que l’équité procédurale a été respectée à l’égard des deux questions.
C. Décision de l’agent des visas
[19] La demanderesse doit satisfaire à au moins deux critères pour être visée par le Règlement : 1) elle doit posséder de l’expérience dans la gestion d’une entreprise (et de capitaux propres dans l’entreprise); et 2) l’entreprise doit être une « entreprise admissible », en ce sens qu’elle doit répondre à certains points de référence en matière de ventes, de revenus et d’actifs.
[20] L’examen par l’agent des visas du facteur de l’« entreprise admissible » prête au mieux à confusion et est potentiellement entaché d’une erreur. L’agent avait conclu que Kratos USA avait été une entreprise admissible pendant au moins une des deux années pertinentes au cours des cinq années précédentes.
[21] Dans le cadre de la présente instance, l’agent a reconnu que Centrpolytech avait aussi été une entreprise admissible pendant une des deux années pertinentes quant à son statut d’« entreprise admissible ».
[22] De plus, l’agent ne s’est pas demandé s’il fallait regrouper les entreprises en cause et déterminer si le regroupement des entités commerciales répondait aux points de référence financiers.
[23] Dans la décision Thomas, j’ai jugé que le regroupement d’entreprises était conforme à l’objet des dispositions législatives puisqu’il orientait l’examen portant sur l’entrepreneur vers les résultats d’ensemble des activités commerciales gérées par ce dernier. Le regroupement menait à des résultats conformes à l’objet même des dispositions législatives et du Règlement. À mon avis, l’expression « entreprise admissible » ne se limite pas à chaque entité juridique exerçant des activités produisant un revenu non tiré de placement. Il est plus conforme à l’objet de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés et du Règlement de totaliser les résultats financiers des activités de l’entrepreneur produisant un revenu non tiré de placement. Par conséquent, les résultats des entités commerciales doivent être totalisés pour déterminer si le demandeur répond à au moins deux des conditions prévues sous l’expression « entreprise admissible ».
[24] Cependant, les doutes de l’agent des visas ne portaient pas particulièrement sur les points de référence financiers, mais plutôt sur la nature des affaires de l’entreprise et sur l’expérience précise que possédait la demanderesse dans la gestion d’une entreprise. L’agent se préoccupait davantage de l’absence d’expérience dans la gestion d’une entreprise que de la question de savoir si l’entreprise constituait une « entreprise admissible ».
[25] Il est clair que l’agent ne croyait pas que la demanderesse possédait de l’expérience dans l’exploitation d’une entreprise et, dans la présente demande de contrôle judiciaire, peu d’attention a été portée à la preuve (si tant qu’il y en ait) selon laquelle la demanderesse possédait ce type d’expérience.
[26] Compte tenu du dossier en l’espèce, notamment les contradictions chez les trois demandeurs de visa quant à savoir si Centrpolytech était une entreprise de fabrication de matériaux de construction ou de location immobilière, il était loisible à l’agent de conclure que la demanderesse n’était pas crédible.
[27] Dans ces circonstances, il n’était pas important de savoir si l’entreprise était « admissible », puisque la demande de la demanderesse devait être rejetée du fait qu’elle ne possédait pas l’expérience nécessaire dans l’exploitation d’une entreprise. Il s’agissait d’une conclusion raisonnable.
IV. CONCLUSION
[28] Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
[29] Les parties ont présenté des observations relativement à la certification d’une question. Toutefois, la présente affaire repose sur les faits qui lui sont propres. La question du regroupement des entreprises n’est pas déterminante quant à l’issue du présent contrôle judiciaire. La jurisprudence a clairement répondu aux autres questions de droit. Par conséquent, il n’y a aucune question aux fins de certification.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.
Traduction certifiée conforme
Isabelle D’Souza, LL.B., M.A.Trad. jur.
ANNEXE 1
Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-3364-07
INTITULÉ : SHAROVA NADEZHDA
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 3 AVRIL 2008
ET JUGEMENT : LE JUGE PHELAN
DATE DES MOTIFS
ET DU JUGEMENT : LE 29 AVRIL 2008
COMPARUTIONS :
Joseph Farkas Nikolay Chsherbinin (stagiaire en droit)
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Negar Hashemi
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Joseph Farkas Avocat Toronto (Ontario)
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John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario) |