Cour fédérale |
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Federal Court |
Ottawa (Ontario), le 1er avril 2008
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MANDAMIN
ENTRE :
- et -
ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Nafiye Erdogu (la demanderesse) sollicite, conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), le contrôle judiciaire de la décision, en date du 1er mai 2007, par laquelle l’agent d’évaluation des risques avant renvoi (l’agent d’ERAR) a conclu que la demanderesse ne s’exposerait pas à un risque de persécution, de torture, de menace à sa vie ou de traitements ou peines cruels et inusités si elle était renvoyée en Turquie.
[2] Pour les motifs qui suivent, j’ai décidé de faire droit à la demande de contrôle judiciaire.
LE CONTEXTE
[3] La demanderesse est kurde/alevie et dit avoir été active sur le plan politique et religieux en Turquie. Elle soutient qu’à cause de ses activités, elle a été arrêtée à un certain nombre d’occasions, au cours desquelles elle a été gardée en détention, interrogée, battue et agressée sexuellement. Elle allègue avoir également eu d’autres démêlés avec la police, qui lui ont également valu d’être détenue et menacée. Elle est arrivée au Canada le 24 août 2003 et a présenté une demande d’asile le 16 septembre suivant.
[4] Dans une décision rendue le 17 décembre 2004, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande d’asile de la demanderesse. Cette dernière a présenté une demande d’évaluation des risques avant renvoi le 24 août 2006. L’agent d’ERAR a rendu une décision défavorable le 1er mai 2007.
[5] Dans sa demande d’ERAR, la demanderesse allègue que le fait d’être kurde et alevie, plutôt que turque et sunnite, l’expose à un risque de sévices en cas de retour au pays. Elle affirme également que son adhésion au DEHAP (le Parti populaire démocratique) la met en danger car cette organisation est un parti politique pro-kurde de gauche.
[6] La demanderesse dit aussi être exposée à des risques à cause des allégations qu’un ancien petit ami turc hostile a faites à sa famille en Turquie. Ce petit ami lui a rendu visite au Canada, et les deux ont noué une relation intime. Le 18 janvier 2006, il l’a agressée physiquement, l’accusant d’avoir des relations sexuelles avec des amis masculins. Le petit ami est retourné peu après en Turquie et a alors parlé à la famille de la demanderesse de leur aventure préconjugale. À cause de cela, le père de la demanderesse menace de la tuer pour préserver l’honneur de la famille.
[7] Les observations de la demanderesse au sujet de sa situation en Turquie contiennent des informations qui avaient été soumises à la SPR lors de son audience concernant sa demande d’asile. Cela étant, cette preuve n’est pas pertinente car l’alinéa 113a) de la LIPR prescrit à l’agent d’ERAR de ne prendre en considération que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de la demande par la SPR ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable de s’attendre à ce que la demanderesse les ait présentés au moment du rejet.
[8] Les nouveaux éléments de preuve, et donc la question pertinente pour l’agent d’ERAR, ont trait à l’allégation de risque de la demanderesse d’être victime d’un crime d’honneur commis par sa famille. La question en litige consiste à savoir si l’agent d’ERAR a pris convenablement en compte la totalité des éléments de preuve pertinents au moment de rejeter la demande d’ERAR de la demanderesse.
LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE
[9] L’agent d’ERAR a examiné la question du risque d’assassinat pour l’honneur. Il a déclaré ce qui suit dans sa décision (motifs de l’ERAR, au paragraphe 6) :
[traduction] La demandeure dit avoir été victime de violence domestique aux mains de son petit ami turc, M. Sedat Tatar, qui est venu au Canada à plusieurs occasions, au cours desquelles il a rencontré la demandeure et a eu avec elle une relation intime. M. Tatar est devenu furieux à l’idée que la demandeure avait des relations sexuelles avec ses amis masculins et, de ce fait, il l’a agressée et terrorisée. M. Tatar est rentré en Turquie et a informé la famille de la demandeure de la relation qu’il entretenait avec cette dernière. La demandeure allègue que son père cherche maintenant à la tuer afin de sauver l’honneur de la famille. La lettre indique que la Turquie témoigne d’un milieu marqué par l’oppression, la violence et la discrimination du gouvernement à l’endroit des femmes. La demandeure n’a pas fourni assez de preuves pour confirmer qu’elle serait incapable d’obtenir une protection contre son ancien petit ami violent ou contre son père. En outre, elle n’a pas fourni de preuves claires et convaincantes pour réfuter la présomption que les femmes victimes de violence ont accès à la protection de l’État en Turquie.
[10] Après avoir fait référence à l’arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, l’agent d’ERAR a conclu son analyse en ces termes (motifs de l’ERAR, au paragraphe 7) :
[traduction] Les lettres qu’ont écrites Craighan Knight ainsi que la sœur et la mère de la demandeure mentionnent toutes essentiellement les mêmes circonstances, c’est-à-dire la violence domestique dont fait état la demandeure. J’ai pris cette preuve en considération et j’ai décidé d’accorder plus de poids à des documents plus objectifs sur la situation des droits de la personne en Turquie, notamment la protection dont disposent les femmes victimes de violence. Comme il a été mentionné plus tôt, les documents de sources publiques révèlent que le gouvernement a mis en œuvre un certain nombre de politiques et de programmes qui protégeraient les victimes de violence domestique. Ainsi, je n’estime pas que les renseignements que comportent les lettres sont suffisants pour établir que l’État ne protégerait pas la demandeure advenant son retour en Turquie.
LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE
[11] Récemment, dans l’arrêt Dunsmuir c. Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a conclu qu’il n’existe maintenant que deux normes de contrôle : la décision correcte et la décision raisonnable (Dunsmuir, au paragraphe 34). Le processus de contrôle judiciaire comporte à présent deux étapes. Premièrement, la cour de révision doit vérifier si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à la question à l’étude; deuxièmement, lorsque cette démarche se révèle infructueuse, la cour de révision doit entreprendre d’analyser les éléments qui permettent d’arrêter la bonne norme de contrôle : Dunsmuir, au paragraphe 62.
[12] Selon la jurisprudence antérieure de la présente Cour, la norme de contrôle relative à la décision d’un agent d’ERAR, considérée globalement et dans son ensemble, était la décision raisonnable simpliciter : Elezi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 240, Figurado c. Canada (Solliciteur général), 2005 CF 347, et Kim c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 437. La norme de contrôle applicable aux conclusions de fait d’un agent d’ERAR était la décision manifestement déraisonnable.
[13] Dans la décision Wa Kabongo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CF 348, le juge Mosley a conclu que l’arrêt Dunsmuir, précité, a pour effet d’établir que la norme de contrôle à appliquer aux conclusions de fait d’un agent d’ERAR, comme celles en matière de crédibilité, est la décision raisonnable. Je souscris à la conclusion du juge Mosley.
[14] Dans l’arrêt Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, la Cour donne des instructions utiles sur l’application de la norme de la décision raisonnable. Le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel. Il a également trait à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». La justification exige qu’une décision soit rendue eu égard à la preuve dont est saisi le décideur, et une décision ne peut être raisonnable si elle est rendue sans tenir compte de la preuve soumise. Je m’appuie en cela sur la décision du juge Teitelbaum Katwaru c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 612, aux paragraphes 18 et 22.
ANALYSE
[15] Le texte de l’alinéa 113a) de la LIPR est le suivant :
113. Il est disposé de la demande comme il suit :
a) le demandeur d’asile débouté ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’il n’était pas raisonnable, dans les circonstances, de s’attendre à ce qu’il les ait présentés au moment du rejet;
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113. Consideration of an application for protection shall be as follows :
(a) an applicant whose claim to refugee protection has been rejected may present only new evidence that arose after the rejection or was not reasonably available, or that the applicant could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection;
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[16] Dans l’arrêt Raza c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CAF 385, aux paragraphes 13 à 15, la juge Sharlow a, au nom de la Cour d’appel fédérale, donné des directives à propos des « éléments de preuve survenus depuis le rejet » (c’est-à-dire des preuves nouvelles) dont il est question à l’alinéa 113a) de la LIPR. La juge Sharlow a indiqué que la crédibilité, la pertinence, la nouveauté et le caractère substantiel sont des caractéristiques de preuve dont il faut tenir compte, de pair avec les conditions légales explicites, pour décider si un agent d’ERAR peut accueillir les éléments de preuve soumis au regard de l’alinéa 113a) de la LIPR.
[17] La décision de la SPR a été rendue le 17 décembre 2004. L’incident de violence domestique impliquant le petit ami turc s’est passé le 18 janvier 2006. Après l’agression, ce dernier est retourné en Turquie. L’agression et le compte rendu fait à la famille en Turquie ont eu lieu après que la SPR a rendu sa décision en 2004 : il s’agit donc d’une preuve nouvelle.
[18] La preuve personnelle de la demanderesse au sujet du danger d’être victime d’un assassinat pour l’honneur comporte ce qui suit :
a) le propre récit de la demanderesse de l’agression domestique, figurant dans le document du FJC Refugee Centre (aux pages 101 et 102 du dossier du tribunal);
b) la lettre de Craighan Knight concernant l’agression domestique et la crainte de la demanderesse quant aux répercussions familiales (à la page 118 du dossier du tribunal);
c) la lettre de Naciye Erdogu, sœur de la demanderesse, parlant de la colère de leur père et de la menace de la tuer (aux pages 119 à 122 du dossier du tribunal);
d) la lettre de Muharrem Erdogu, mère de la demanderesse, l’avertissant elle aussi de la colère et des menaces de son époux (aux pages 123 à 125 du dossier du tribunal);
e) le dossier interdisciplinaire du service des urgences psychiatriques de l’Hôpital St. Michael (à la page 128 du dossier du tribunal), où est consigné le compte rendu de l’agression domestique fait par la demanderesse au cours d’une évaluation psychologique.
[19] La preuve de la demanderesse au sujet des éléments qui sous-tendent le risque qu’elle court d’être victime d’un « assassinat pour l’honneur » constitue un nouvel élément de preuve crédible provenant de sources multiples : la demanderesse, des membres de sa famille, un voisin, de même que le rapport psychiatrique. La preuve de la demanderesse satisfait aux conditions de crédibilité, de pertinence et de caractère substantiel dont il est question dans l’arrêt Raza, précité.
[20] L’agent d’ERAR n’a pas contesté que la demanderesse avait été victime de violence domestique, que sa famille en Turquie était au courant de sa relation préconjugale et qu’elle risquait d’être victime d’un assassinat pour l’honneur. L’agent a décidé d’accorder davantage de poids à la preuve documentaire selon laquelle la demanderesse bénéficierait d’une protection de l’État (U.S. Department of State Country Reports on Human Rights Practices, Turkey – 2006 et le rapport d’Amnistie Internationale TURQUIE : Les femmes et la violence au sein de la famille). Cependant, certains éléments des rapports documentaires sur lesquels l’agent d’ERAR s’est fondé corroborent la réalité des assassinats commis pour l’honneur en Turquie.
[21] Le U.S. Department of State Report 2006 contient un certain nombre de passages sur la question des « assassinats de femmes pour l’honneur » en Turquie. Ces passages indiquent, d’une part, que le gouvernement a pris des mesures positives mais, d’autre part, que la pratique a encore cours. En voici un extrait, qui illustre la double nature de ce rapport (les passages non soulignés et les passages soulignés reflètent, respectivement, les succès et les échecs des mesures visant à limiter la violence exercée contre les femmes) :
[traduction] Au cours de l’année, le gouvernement a eu de grandes difficultés à rehausser l’obligation juridique des forces de sécurité gouvernementales de rendre des comptes, à diminuer les restrictions imposées à la libre expression et à moderniser les attitudes de la société à l’égard de pratiques désuètes telles que l’assassinat de femmes « pour l’honneur » … La violence exercée contre les femmes, y compris les viols et les assassinats « pour l’honneur », demeure un problème généralisé.
La loi interdit la discrimination fondée sur la race, le sexe, la religion, l’invalidité, la langue ou le statut social. Cependant, la mise en œuvre des dispositions législatives applicables pose des problèmes. Le gouvernement et les ONG s’efforcent d’éliminer la violence et la discrimination sociales exercées contre les femmes et les minorités, ainsi que le trafic, mais les problèmes persistent.
La violence exercée contre les femmes, y compris la violence conjugale, est un problème généralisé et sérieux. La loi interdit la violence contre les femmes, y compris la violence conjugale. Le gouvernement n’a pas fait respecter de manière efficace la loi; toutefois, le ministère de l’Intérieur et le cabinet du premier ministre ont diffusé au cours de l’année des circulaires donnant instruction aux ministères compétents de mieux faire appliquer les dispositions législatives applicables. Les organismes nationaux de défense des droits de l’homme ont déclaré que ces mesures sont partiellement efficaces : de plus en plus de femmes appellent la ligne d’urgence créée par la police pour les victimes de violence domestique […].
[22] Plus loin dans le même rapport, on peut lire ce qui suit :
[traduction] Le gouvernement a lancé une vaste campagne au cours de l’année pour mettre fin à la pratique des assassinats pour l’honneur, c’est-à-dire l’assassinat, par des membres de la famille immédiate, de femmes que l’on soupçonne de ne pas être chastes; cependant, la pratique demeure problématique. Le gouvernement a signalé que 1 806 assassinats pour l’honneur ont été commis entre 2001 et 2006. Durant la même période, 5 375 femmes se sont suicidées. Selon des groupes de défense des droits des femmes, le fait que le gouvernement ait intensifié les sanctions dans les cas d’assassinats pour l’honneur fait en sorte que des familles font de plus en plus pression pour que des filles se suicident pour préserver l’honneur de leur famille. Abordant ce sujet autrefois tabou, le premier ministre Erdogan a condamné la pratique des assassinats pour l’honneur en novembre à l’Organisation de la Conférence islamique. En juillet, le cabinet du premier ministre a diffusé à tous les ministères et gouvernements provinciaux une circulaire rappelant à chaque institution gouvernementale la responsabilité qui lui incombait de prévenir la violence domestique, y compris les assassinats pour l’honneur. En décembre, le ministère de l’Intérieur a transmis une circulaire aux gouverneurs des provinces, leur enjoignant de mettre sur pied des comités spéciaux en vue de prévenir ce type d’assassinat. Des imams turcs se sont joints à des vedettes de la musique pop et à des célébrités du monde du soccer pour produire des annonces affichées et télévisées déclarant que l’assassinat pour l’honneur est un péché et condamnant toute forme de violence exercée contre les femmes. Le ministère d’État à la condition féminine a lancé un programme éducatif de prévention de la violence contre les femmes à l’intention de tous les soldats accomplissant leur service militaire obligatoire. Des responsables du gouvernement travaillent avec des groupes de défense tels que le KA-MER - principal organisme de promotion de la femme dans la région du sud‑est - afin de tenir des séances de discussion ouverte et de former des équipes de secours et des lignes d’urgence à l’intention des femmes et des filles en péril. Aux termes du Code pénal, les assassinats pour l’honneur sont punissables d’une peine d’emprisonnement à perpétuité. Des groupes de défense des femmes ont signalé que des douzaines d’assassinats de ce type surviennent chaque année, principalement parmi les familles kurdes conservatrices du sud-est, ou parmi les migrants originaires du sud-est qui vivent dans les grandes villes. Des observateurs ont signalé qu’en raison des réductions de peine accordées aux jeunes contrevenants, ce sont souvent de jeunes hommes que l’on désigne dans les familles pour commettre les assassinats.
[23] Le rapport d’Amnistie Internationale contient lui aussi des informations sur les assassinats pour l’honneur. Ses auteurs relèvent le problème général que pose la violence contre les femmes et font état des efforts faits par le gouvernement et les ONG pour s’y attaquer. Par ailleurs, ils font mention des difficultés constantes qui se posent à cet égard, notamment en ce qui concerne les assassinats pour l’honneur (les passages non soulignés et les passages soulignés reflètent là encore, respectivement, les succès et les échecs des mesures visant à limiter la violence exercée contre les femmes) :
Les réformes envisagées prévoient la limitation du pouvoir des tribunaux de réduire les peines prononcées à l’encontre des auteurs des prétendus « crimes d’honneur » et l’abolition de l’ajournement des peines pour les hommes qui épousent la femme qu’ils ont enlevée ou violée; par ailleurs, un accusé ne pourrait plus invoquer pour sa défense le « consentement » présumé d’un enfant victime de viol. Les peines prononcées à l’issue de deux procès récents témoignent d’une nouvelle prise de conscience par l’appareil judiciaire de l’horreur des « crimes d’ honneur ».
Amnesty International est préoccupée par le fait que le gouvernement turc n’a toujours pris aucune mesure effective pour faire appliquer les lois existantes et l’organisation craint qu’il n’y ait, au sein du système judiciaire, une résistance à de nouvelles réformes. Souvent, les policiers s’abstiennent d’ouvrir une enquête ou d’inculper les auteurs de violences contre des femmes. Celles‑ci ne sont pas encouragées à déposer une plainte contre leurs agresseurs et elles ne bénéficient pratiquement d’aucune protection contre la vengeance de leur mari ou de leurs proches. Les responsables présumés, y compris les chefs des conseils de famille, sont rarement traduits en justice. La loi n’est pas davantage appliquée par les tribunaux qui continuent, de façon inacceptable, à blâmer les femmes victimes d’agression, de viol ou de meurtre et à dédouaner ceux qui les ont agressées pour des raisons d’« honneur ».
[24] Le rapport d’Amnistie Internationale expose ensuite une série de cas précis dans lesquels des femmes ont été assassinées pour l’honneur ainsi que d’autres exemples de violence domestique.
[25] La décision de l’agent d’ERAR ne fait référence ni aux passages soulignés cités plus tôt ni aux cas particuliers d’assassinats pour l’honneur dont il est fait état.
[26] La totalité de la preuve de la demanderesse est-elle en mesure de réfuter la présomption de protection de l’État dont il est question dans l’arrêt Ward, précité, et sur laquelle s’est étendue la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Carrillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2008 CAF 94? Dans l’arrêt Ward, précité, au paragraphe 50, la Cour suprême du Canada conclut qu’un demandeur doit réfuter la présomption de protection de l’État à l’aide d’éléments de preuve clairs et convaincants. Par exemple, une personne peut produire une preuve selon laquelle d’autres personnes ont été incapables, dans des circonstances semblables, de se réclamer de la protection de l’État. Le rapport d’Amnistie Internationale sur la Turquie fait état de cas précis de femmes qui risquent d’être victimes d’un assassinat ou que l’on a assassiné pour l’honneur en Turquie. Cette preuve satisfait à la dernière condition énoncée dans l’arrêt Ward, précité.
[27] La preuve de la demanderesse est-elle fiable et d’une valeur probante suffisante? Dans Carrillo, précité, au paragraphe 16, la Cour d’appel fédérale fait une distinction entre les concepts du fardeau de preuve, de la norme de preuve et de la qualité de la preuve nécessaire pour se conformer à la norme de preuve. La norme de preuve requise est celle de la prépondérance des probabilités, et l’exigence en matière de preuve à laquelle doit satisfaire la demanderesse est que la preuve doit être digne de foi et avoir une valeur probante suffisante (Carrillo, précité, aux paragraphes 18, 20 et 30). La preuve de la demanderesse, conjuguée aux informations publiées dans le U.S. Department of State Report et le rapport d’Amnistie internationale, satisfait à l’exigence que la preuve qui réfute la présomption de protection de l’État doit être fiable et d’une valeur probante suffisante.
[28] Dans la décision Elcock c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F no 1438, au paragraphe 15, la Cour fédérale conclut que la Section du statut de réfugié - qui a précédé l’actuelle SPR - doit établir non seulement s’il existe un mécanisme procédural et légal de protection mais encore si l’État est en mesure d’appliquer de manière efficace un tel mécanisme. Le juge Gibson déclare ce qui suit :
Non seulement le pouvoir protecteur de l’État doit-il comporter un encadrement légal et procédural efficace mais également la capacité et la volonté d’en mettre les dispositions en œuvre.
[29] Tout en signalant les efforts déployés par le gouvernement turc pour s’attaquer au problème des assassinats pour l’honneur, la preuve documentaire signale aussi que des problèmes subsistent. Il est à espérer qu’à mesure que les programmes de lutte contre la violence domestique qu’a établis le gouvernement mûriront et acquerront une force politique, les efforts actuels du gouvernement sauront faciliter les choses pour les personnes qui auront besoin de protection. Cependant, comme l’indique la preuve documentaire, il y avait, à l’époque où la décision d’ERAR a été rendue, de sérieuses lacunes dans la protection de l’État à l’endroit des femmes victimes de menaces d’assassinat pour l’honneur. Il ressort clairement de la preuve documentaire que les efforts du gouvernement ne règlent pas complètement le problème de la protection efficace qu’il convient d’assurer à une femme qui court actuellement le risque d’être victime d’un crime d’honneur.
[30] Finalement, dans la décision Hinzman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 420, conf. par 2007 CAF 171, autorisation d’appel rejetée par [2007] C.S.C.R. no 320, la juge Mactavish s’est reportée à la décision Cepeda-Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1998), 157 F.T.R. 35 (C.F. 1re inst.); elle signale que, lorsqu’un tribunal administratif ne fait pas expressément référence à un élément de preuve important, une cour de justice sera plus disposée à inférer de ce silence que le tribunal a tiré une conclusion de fait erronée (Hinzman, au paragraphe 177). Je trouve instructifs les commentaires du juge Evans dans Cepeda-Gutierrez, au paragraphe 17 :
Toutefois, plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l’organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu’elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d’inférer que l’organisme n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait. [Non souligné dans l’original.]
[31] L’agent d’ERAR a examiné la preuve de la demanderesse sans tenir compte des informations publiées dans le U.S. Department of State Report qui étayaient les craintes de la demanderesse. La preuve que comporte ce document n’est pas destinée à l’usage sélectif d’un agent d’ERAR. Les informations contenues dans des preuves documentaires objectives peuvent comporter des éléments contradictoires, et il incombe à un agent d’ERAR de prendre expressément en compte ces différences au moment de trancher la question.
[32] L’agent d’ERAR n’a fait référence qu’aux éléments de preuve figurant dans les rapports qui étayaient la conclusion qu’il existait une protection de l’État. Il n’a jamais fait mention des éléments de preuve contraires que comportaient ces mêmes rapports. Cette optique unilatérale permet d’inférer que l’agent d’ERAR a fait abstraction des éléments de preuve documentaires contradictoires pour en arriver à une décision défavorable.
CONCLUSION
[33] Il n’est pas clair à mes yeux que l’agent d’ERAR a pris en considération la totalité de la preuve pour évaluer la prétention de la demanderesse, savoir qu’elle s’expose à un danger de mort si on la renvoie en Turquie. L’agent d’ERAR n’a pas fait référence à la preuve documentaire défavorable. Sa décision manque de transparence et de justification, en ce sens qu’elle ne traite pas clairement de la totalité de la preuve. On ne peut donc pas conclure que la décision est raisonnable.
[34] La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agent d’ERAR est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour que celui‑ci rende une nouvelle décision.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour que celui‑ci rende une nouvelle décision.
2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.
Traduction certifiée conforme
Sandra de Azevedo, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-2288-07
INTITULÉ : NAFIYE ERDOGU
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 18 MARS 2008
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : LE JUGE MANDAMIN
DATE DES MOTIFS : LE 1ER AVRIL 2008
COMPARUTIONS :
Hilary Evans Cameron POUR LA DEMANDERESSE
Alexis Singer POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Downtown Legal Services POUR LA DEMANDERESSE
Toronto (Ontario)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada