[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
ENTRE :
ALICE MARIA Da MOTA, CABRAL De MEDEIROS
JOAO CARLOS CABRAL De MEDEIROS
PEDRO MIGUEL CABRAL De MEDEIROS
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
[1] Ces motifs font suite à l’audition d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision, rendue le 5 avril 2007, par laquelle un agent d’examen des risques avant renvoi (l’agent), a conclu :
[TRADUCTION] Pour résumer, étant donné que l’analyse ci-dessus indique que l’État du Portugal a fait de sérieux efforts pour offrir des services de protection aux victimes de violence familiale sur le terrain, on conclut que les demandeurs peuvent se prévaloir de la protection de l’État s’ils ont besoin de l’aide de l’État et lui en faire la demande. Par conséquent, leur demande d’ERAR ne répond pas aux exigences des articles 96 ou 97 de la LIPR et ne peut être accordée.
Dans la citation qui précède, la « LIPR » s’entend bien sûr la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés[1].
CONTEXTE
[2] Les demandeurs sont citoyens du Portugal. Alice Maria Da Mota Cabral De Medeiros (la demanderesse principale) est la mère des deux (2) autres demandeurs.
[3] Les demandeurs sont arrivés au Canada en provenance du Portugal accompagnés du conjoint de la demanderesse qui est également le père des deux (2) autres demandeurs. Tous les membres de la famille ont revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention. Leurs revendications ont été rejetées. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) a conclu qu’ils étaient des migrants économiques.
[4] Ils ont déposé une demande d’ERAR le 6 décembre 2005. Le conjoint et père a très peu été engagé dans cette demande, laquelle a été rejetée. Les parties ont consenti à ce que la Cour renvoie la demande d’ERAR pour réexamen. Il est apparu que le conjoint et père s’était livré à des actes de violence familiale, particulièrement à l’endroit de sa conjointe, et qu’il n’était plus partie à la demande d’ERAR. En fait, il avait été expulsé du Canada vers le Portugal en juin 2006. Les demandeurs allèguent qu’ils craignent d’être tués par le conjoint et père si on les oblige à retourner au Portugal. Leur crainte repose sur des menaces proférées par le conjoint et père. En effet, la demande de réexamen de l’examen des risques avant renvoi des demandeurs était fondée sur une demande d’asile « sur place » résultant de violence familiale commise au Canada.
DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE
[5] L’agent était d’avis que l’élément déterminant de la demande dont il était saisi était la possibilité pour les demandeurs de se prévaloir de l’existence de la protection de l’État au Portugal. Il écrit :
[TRADUCTION] En l’absence de préoccupations sérieuses soulevées relativement à la crédibilité des demandeurs en ce qui a trait à leur crainte de violence familiale de la part du conjoint dont la revendicatrice principale est séparée, et étant donné que le problème de la violence familiale au Portugal est pleinement reconnu, tel qu’exprimé dans de nombreux documents gouvernementaux et non gouvernementaux, l’élément déterminant de cette demande d’ERAR est selon moi la protection de l’État. La décision qui sera rendue à la suite du réexamen de la demande dépendra de la disponibilité de la protection de l’État.
[6] Personne n’a remis en question devant la Cour le fait que l’agent a pris connaissance de toute la preuve cruciale qui lui a été soumise. Le débat tournait plutôt autour du poids accordé à la preuve documentaire. L’agent a choisi de se fier à la documentation se rapportant à la situation dans le pays plutôt qu’à la documentation beaucoup plus spécifique faisant état de l’expérience d’une personne se trouvant dans une situation analogue et d’un affidavit souscrit par un conseiller technique membre du conseil d’un organisme portugais de soutien aux victimes. Cette documentation portait spécifiquement sur les victimes de violence familiale.
[7] L’agent a examiné la question de la protection de l’État sous deux (2) aspects : premièrement, « les efforts sérieux de l’État », dans ce cas le Portugal, et la « protection de l’État sur le terrain ». Il a conclu, sur ces deux aspects, qu’au vu de la documentation produite, les revendicateurs n’avaient tout simplement pu réfuter la présomption relative à la protection de l’État. Bien qu’il ait reconnu que la violence familiale soit un phénomène répandu au Portugal, l’agent a conclu qu’à défaut d’être parfaite la protection était adéquate et que les demandeurs pouvaient s’en prévaloir compte tenu de leur situation particulière.
QUESTIONS EN LITIGE
[8] Bien qu’un plus grand nombre de questions ait été soulevé dans la documentation écrite déposée au nom des demandeurs, à l’audience, l’avocat des demandeurs a traité essentiellement de deux (2) questions que je décrirais comme suit : la première porte sur l’appréciation de la preuve par l’agent, que l’avocat des demandeurs a qualifié d’inique et deuxièmement une application erronée des directives énoncées dans Canada (Procureur général c. Ward)[2] suivant lesquelles un revendicateur peut réfuter la présomption relative à la protection de l’État, particulièrement dans un pays démocratique comme le Portugal, en déposant le témoignage de personnes se trouvant dans une situation analogue et qui n’ont reçu aucune protection de l’État portugais. Dans ses représentations, l’avocat a insisté sur le fait que l’agent a interprété le critère comme s’il signifiait que le témoignage devait provenir de femmes victimes de violence familiale qui n’avaient pas reçu la protection de l’État.
[9] Outre les questions qui précèdent, la Cour doit examiner la question de la norme de contrôle applicable à une demande de contrôle judiciaire de la nature de celle qui est soumise.
ANALYSE
a) Norme de contrôle
[10] Jusqu’à tout récemment, il est généralement accepté que la norme de contrôle applicable à une décision rendue à l’égard d’un examen des risques avant renvoi, lorsque prise dans son ensemble, est celle de la décision raisonnable simpliciter[3]. De plus, il est reconnu de façon générale que la décision manifestement déraisonnable est la norme de contrôle applicable aux conclusions de faits tirées par un agent d’examen des risques avant renvoi.
[11] Le vendredi le 7 mars 2008, le monde a changé. Dans Dunsmuir c. Nouveau- Brunswick[4], la Cour suprême a éliminé la norme de la « décision manifestement déraisonnable » et a fait passer les normes de trois (3) à deux (2) qui sont la norme de la « décision correcte » et la norme de la « décision raisonnable ». La Cour a de plus renommé le concept de « l’analyse pragmatique et fonctionnelle » pour le remplacer par « l’analyse relative à la norme de contrôle »[5].
[12] Quelques paragraphes du jugement majoritaire rédigé par les juges Bastarache et Lebel sont particulièrement intéressants. Au paragraphe [51], les juges écrivent :
Après avoir examiné la nature des normes de contrôle, nous nous penchons maintenant sur le mode de détermination de la norme applicable dans un cas donné. Nous verrons qu’en présence d’une question touchant aux faits, au pouvoir discrétionnaire ou à la politique, et lorsque le droit et les faits ne peuvent être aisément dissociés, la norme de la raisonnabilité s’applique généralement. De nombreuses questions de droit commandent l’application de la norme de la décision correcte, mais certaines d’entre elles sont assujetties à la norme plus déférente de la raisonnabilité.
J’estime que le paragraphe précédent signifie qu’il n’y a pas lieu de modifier la pratique de la Cour suivant laquelle la norme applicable à une décision, prise dans son ensemble, portant sur un examen des risques avant renvoi est la norme de la « décision raisonnable ».
[13] Les juges Bastarache et Lebel poursuivent au paragraphe [57] de leurs motifs :
Il n’est pas toujours nécessaire de se livrer à une analyse exhaustive pour arrêter la bonne norme de contrôle. Là encore, la jurisprudence peut permettre de cerner certaines des questions qui appellent généralement l’application de la norme de la décision correcte (Cartaway Resources Corp. (Re), [2004] 1 R.C.S. 672, 2004 CSC 26). En clair, l’analyse requise est réputée avoir déjà eu lieu et ne pas devoir être reprise.
Je suis d’avis que le paragraphe précédent s’applique également aux décisions portant sur des questions auxquelles la norme de la décision raisonnable s’applique habituellement. Au vu de la jurisprudence antérieure de la Cour, je suis convaincu qu’en l’espèce l’analyse à laquelle on doit habituellement procéder a déjà été faite et qu’il n’y a pas lieu de la refaire[6].
[14] La Cour n’a pas traité de l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales[7]. Le passage pertinent du paragraphe 18.1(4) se lit comme suit :
18.1 (4) Les mesures prévues au paragraphe (3) sont prises si la Cour fédérale est convaincue que l'office fédéral, selon le cas :
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18.1 (4) The Federal Court may grant relief under subsection (3) if it is satisfied that the federal board, commission or other tribunal
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d) a rendu une décision ou une ordonnance fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont il dispose;
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( d) based its decision or order on an erroneous finding of fact that it made in a perverse or capricious manner or without regard for the material before it;
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Je suis d’avis qu’il ressort clairement que, lorsque la Cour est appelée à exercer son contrôle judiciaire sur une décision d’un office fédéral, elle peut toujours, et en fait y est obligé, accorder réparation si elle juge que la conclusion est en fait une conclusion de fait tirée de manière abusive ou arbitraire sans tenir compte des éléments dont l’office fédéral dispose. Cette « norme de contrôle » a été interprétée d’une façon qui s’apparente à la norme de « la décision manifestement déraisonnable »[8], aujourd’hui abolie.
[15] Les juges Bastarache et Lebel ont aussi commenté de façon assez circonstanciée le concept du degré de déférence qui doit être accordé à l’expertise de l’office fédéral. Je suis d’avis que les agents d’examen des risques avant renvoi sont des « tribunaux » administratifs spécialisés responsables de la prise de décisions et qu’un degré élevé de déférence doit être accordé à leurs décisions et particulièrement à leurs décisions portant sur la valeur probante de la preuve qui leur est soumise.
b) La valeur probante de la preuve documentaire soumise à l’agent
[16] Comme cela a été le cas en l’espèce, lorsqu’il n’y a pas d’audience ou d’entrevue dans le cours d’un examen des risques avant renvoi étant donné que l’agent ne remet pas en question la crédibilité des demandeurs, la valeur probante que l’agent accorde à la preuve documentaire portant sur la situation dans le pays en cause, particulièrement en ce qui a trait à la protection de l’État, est au cœur du rôle de l’agent. L’agent est un spécialiste dans son domaine et je suis d’avis qu’un degré élevé de déférence doit être accordé aux conclusions qu’il tire à cet égard. Je le répète, les parties reconnaissent que l’agent a tenu compte de toute la preuve documentaire cruciale qui lui a été soumise. Tel que mentionné précédemment, il a préféré la documentation générale portant sur la situation dans le pays en ce qui a trait à la protection de l’État contre la violence familiale au Portugal à la documentation plus spécifique se rapportant plus précisément à la cause. L’avocat des demandeurs a instamment soutenu que cela constituait une erreur donnant lieu à révision. Je ne suis pas d’accord.
[17] Il incombait aux demandeurs de réfuter la présomption relative à l’existence d’une protection de l’État, particulièrement dans un État démocratique et stable comme le Portugal. L’agent a examiné la preuve et a conclu que les demandeurs en l’espèce n’avaient pu réfuter cette présomption. Bien qu’il ait été possible que j’en arrive à une conclusion différente, et il est bien entendu que l’avocat des demandeurs en serait arrivé à une conclusion différente quant à l’appréciation de la preuve, cela n’a aucune pertinence. Je suis convaincu que l’agent a procédé à une analyse rigoureuse et que la conclusion qu’il a tirée était une conclusion possible. Il en résulte que les demandeurs ne peuvent avoir gain de cause pour ce motif.
c) Témoignage de personnes se trouvant dans une situation analogue
[18] L’avocat des demandeurs a également soulevé la question de la distinction qui doit être faite entre un témoignage de personnes se trouvant dans une situation analogue et un témoignage provenant de personnes se trouvant dans une situation analogue. Je suis convaincu que cette distinction qui figure aux motifs de l’agent n’est qu’un problème de rédaction. Il ne s’agit tout simplement pas d’une question de contenu. Une fois de plus, les demandeurs ne peuvent avoir gain de cause pour ce motif.
CONCLUSION
[19] Au vu de la brève analyse qui précède, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.
CERTIFICATION D’UNE QUESTION OU DE QUESTIONS ET PROLONGATION DE L’ORDONNANCE DE SURSIS À LA MESURE DE RENVOI DU CANADA DES DEMANDEURS RENDUE PAR LA PRÉSENTE COUR
[20] Lorsque les avocats ont été avisés à la fin de l’audience des conclusions de la Cour relativement à la présente demande de contrôle judiciaire, l’avocat de la demanderesse a proposé trois (3) questions à certifier qui sont les suivantes :
1. Lors d’une demande de contrôle judiciaire d’un ERAR, dans le cadre de laquelle ni la crédibilité ni les faits ne sont contestés, la question de savoir si la « protection efficace de l’État » existe, est-elle, en vertu de Ward et en se fondant sur ces faits, une question de : a) droit? b) faits? ou c)mixte de faits et de droit?
2. Lors d’une demande de contrôle judiciaire d’un ERAR, dans le cadre de laquelle ni la crédibilité ni les faits ne sont contestés, l’analyse de la question de savoir si la « protection efficace de l’État » existe, doit-elle, en vertu de Ward et en se fondant sur ces faits, se faire selon a) la norme de la décision « correcte » ou b) la norme de la décision « raisonnable simpliciter »?
3. Lors d’une demande de contrôle judiciaire d’un ERAR, dans le cadre de laquelle ni la crédibilité ni les faits ne sont contestés, lorsque se pose la question de savoir si la « protection efficace de l’État » existe, en vertu de Ward et et en se fondant sur ces ces faits, la Cour fédérale, si la décision devait être annulée, a-t-elle, en vertu de l’article 7 et du paragraphe 24 (1) de la Charte et de l’arrêt Suresh, l’obligation d’accorder une réparation substantielle et d’ordonner en conséquence de conférer une protection?
[21] L’avocat de la demanderesse a également proposé que la Cour prolonge l’ordonnance de sursis à la mesure de renvoi du Canada des demandeurs jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur tout appel de l’ordonnance de la Cour. La Cour a exprimé un doute quant à sa compétence pour prolonger l’ordonnance de sursis.
[22] L’avocat du défendeur a demandé à la Cour de lui permettre de consulter son client sur les questions à certifier qui ont été proposées et de faire des représentations écrites à cet égard. L’avocat du défendeur est également d’accord pour faire des représentations écrites en ce qui a trait à la compétence de la Cour pour prolonger l’ordonnance de sursis à la mesure de renvoi. J’ai consenti aux représentations écrites sur les questions à certifier qui ont été proposées et j’accepte volontiers l’offre de me soumettre des représentations écrites sur la prolongation du sursis.
[23] Ces motifs seront remis aux avocats. L’avocat du défendeur disposera de sept (7) jours à partir de la date à laquelle ces motifs seront remis pour signifier et produire ses représentations écrites sur les questions à certifier proposées et sur la prolongation du sursis. Par la suite, l’avocat des demandeurs disposera de sept jours pour signifier et produire sa réponse aux représentations. Par la suite une ordonnance sera rendue pour donner effet aux présents motifs.
Ottawa (Ontario)
27 mars 2008
Traduction certifiée conforme
Caroline Tardif, LL.B., B.A.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-2069-07
INTITULÉ : ALICE MARIA Da MOTA, CABRAL De MEDEIROS
JOAO CARLOS CABRAL De MEDEIROS
PEDRO MIGUEL CABRAL De MEDEIROS et LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 13 mars 2008
MOTIFS DE L’ORDONNANCE : LE JUGE GIBSON
DATE DES MOTIFS : LE 27 mars 2008
COMPARUTIONS :
M. Rocco Galati
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M. Tamrat Gebeyehu
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Rocco Galati Cabinet d’avocat société professionnelle Toronto (Ontario)
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John H. Sims, C.R. Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario)
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[1] L.C. 2001, ch. 27.
[2] [1993] 2 R.C.S. 689.
[3] Kim c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) [2005] A.C.F. No. 540 aux paragraphes 8-22 (QL).
[4] 2008 C.S.C. 9, 7 mars, 2008.
[5] Dunsmuir, supra, paragraphe [63].
[6] Voir : Kim, supra, note 3.
[7] L.R.C. 1985, ch. F-7.
[8]Voir : Sketchley c. Canada (Procureur général) 2005 CAF 404, [2005] A.C.F. No. 2056 (QL), au paragraphe 65.