St. John’s (Terre-Neuve-et-Labrador), le 20 mars 2008
En présence de madame la juge Heneghan
ENTRE :
LABORATOIRES FOURNIER S.A.
et
APOTEX INC.
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Apotex Inc. (Apotex) interjette appel de l’ordonnance rendue par le protonotaire Lafrenière en date du 23 avril 2007. Dans cette ordonnance, le protonotaire Lafrenière a refusé en entier la demande présentée par Apotex à l’égard des débours.
[2] La présente instance est fondée sur le Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133 (le Règlement AC), et sur les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles). Par un avis de demande daté du 23 octobre 2002, Fournier Pharma Inc. et Laboratoires Fournier S.A. (collectivement désignées comme Fournier) ont présenté, suivant le Règlement AC, une demande en vue d’obtenir une ordonnance interdisant au ministre de la Santé (le ministre) de délivrer à Apotex un avis de conformité à l’égard des comprimés de 100 mg ou de 160 mg de fénofibrate jusqu’à l’expiration du brevet canadien no 2,219,475 (le brevet ‘475). Par souci de commodité, je renvoie à cette demande en la nommant l’« instance visant l’interdiction ».
[3] Par un avis de désistement daté du 6 juillet 2004, et déposé le 7 juillet 2004, Fournier s’est désistée de l’instance visant l’interdiction.
[4] Par un avis de requête daté du 20 juin 2005, Apotex a demandé que lui soient adjugés ses dépens s’élevant à 306 865,45 $, représentant ses dépens sur la base avocat-client et ses débours. Apotex a présenté son avis de requête pour examen sur la base de prétentions écrites conformément à l’article 369 des Règles, sans comparution personnelle. Apotex a déposé l’affidavit de M. Harry Radomski, l’un des avocats inscrits au dossier dans l’instance visant l’interdiction. Dans son affidavit, M. Radomski a déclaré, sous serment, que les frais judiciaires se rapportant à l’instance visant l’interdiction qui faisait l’objet d’un désistement s’élevaient à 181 598, 05 $, TPS incluse. Il a demandé des débours « raisonnables » s’élevant à 121 710,87 $, TPS incluse.
[5] M. Radomski a exposé l’historique de l’instance visant l’interdiction, en commençant par la signification à Fournier d’un avis d’allégation produit par Apotex le 5 septembre 2002. Dans son avis d’allégation, Apotex soutenait qu’elle ne contreferait pas au brevet ‘475 de Fournier.
[6] Fournier a produit un avis de demande en vertu du Règlement AC le 23 octobre 2002. Il s’en est suivi une injonction prescrite par loi en faveur de Fournier pour une période de 24 mois, suivant le Règlement AC.
[7] Selon l’affidavit de M. Radomski, Fournier a déposé les affidavits de Philippe Reginault et de Graham Jobson le 21 novembre 2002. Ces affidavits constituaient la preuve de Fournier quant à la poursuite dans l’instance visant l’interdiction.
[8] Après avoir reçu la preuve de Fournier, Apotex a accepté de donner à Fournier les détails de sa formulation. Après qu’une ordonnance de confidentialité a été rendue, Apotex a fourni les renseignements à cet égard en novembre 2002.
[9] Par la suite, un avis de l’examen de l’état de l’instance a été délivré en vertu des Règles le 4 juin 2003. Jusqu’à cette date, Fournier n’avait fait aucune demande à l’égard des documents relatifs à la formulation qui avaient été produits par Apotex et n’avait pas non plus donné un avis de quelque intention de déposer une requête en vertu du paragraphe 6(7) du Règlement AC.
[10] Le 18 juillet 2003, après avoir examiné les observations déposées par les parties en réponse à l’avis d’examen de l’état de l’instance, le protonotaire Lafrenière a ordonné que l’affaire se poursuive en tant qu’instance à gestion spéciale. Il a de plus ordonné à Fournier de présenter au plus tard le 31 juillet 2003 toute requête visant une réparation suivant le paragraphe 6(7) du Règlement AC.
[11] Fournier a signifié et déposé sa requête suivant le paragraphe 6(7) le 31 juillet 2003, soutenant que les documents relatifs à la formulation remis par Apotex en avril 2003 étaient incomplets. La requête de Fournier était appuyée par l’affidavit du Dr Joseph B. Schwartz et par un deuxième affidavit de Graham Jobson. En réponse, Apotex a déposé l’affidavit du Dr Bernard Sherman.
[12] Par une ordonnance datée du 6 octobre 2003, le protonotaire Lafrenière a rejeté la requête présentée par Fournier en raison du délai écoulé. Le juge Pinard a rejeté le 7 novembre 2003 l’appel interjeté quant à l’ordonnance. L’appel interjeté à cet égard auprès de la Cour d’appel fédérale a été rejeté le 2 juin 2004. Fournier s’est désistée de l’instance visant l’interdiction vers le 6 juillet 2004.
[13] Le protonotaire a taxé les frais judiciaires pour une somme globale de 20 000 $, TPS incluse. Il a refusé en entier la demande à l’égard des débours au motif qu’Apotex n’a pas fourni des éléments de preuve établissant que les débours étaient raisonnables et nécessaires pour la contestation de l’instance visant l’interdiction. Le protonotaire a conclu ce qui suit : « Or, comme le caractère raisonnable des montants réclamés est loin d’être évident et comme le bien-fondé de certains débours n’a pas été démontré, je ne suis pas disposé à accorder une somme arbitraire pour les débours ».
[14] En l’espèce, Apotex interjette appel de l’ordonnance du protonotaire seulement quant à ce qui se rapporte au rejet de sa demande à l’égard des débours et ne conteste pas l’adjudication d’une somme globale de 20 000 $ pour les frais judiciaires.
[15] Dans la présente requête, Apotex soutient que le protonotaire a commis une erreur susceptible de contrôle en rejetant en entier la demande à l’égard des débours. Elle soutient que l’affidavit de M. Radomski est une preuve servant à montrer que les débours ont été engagés et qu’ils étaient nécessaires, compte tenu de la nature de l’instance, à savoir une instance visant l’interdiction suivant le Règlement AC. Apotex s’appuie sur les décisions Carlile c. Canada (1997), 97 D.T.C. 5284 (officier taxateur féd.), et Wanderingspirit c. Salt River First Nation 195, [2007] A.C.F. no 447, auxquelles elle renvoie, et dans lesquelles la Cour a reconnu qu’une procédure judiciaire ne peut aller de l’avant sans qu’il y ait une dépense d’argent.
[16] Apotex soutient que si le protonotaire était incapable d’évaluer le caractère raisonnable des débours réclamés, alors l’affaire aurait dû être renvoyée à un officier taxateur pour qu’il rende une décision.
[17] Fournier, quant à elle, affirme que le protonotaire n’a pas commis une erreur susceptible de contrôle et qu’Apotex ne peut maintenant demander qu’une taxation de ses débours soit effectuée, étant donné qu’elle a initialement expressément choisi de ne pas utiliser ce mécanisme.
[18] L’adjudication de dépens relève de l’entière discrétion de la Cour suivant le paragraphe 400(1) des Règles qui est rédigé de la façon suivante :
400(1) La Cour a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer. |
400(1) The Court shall have full discretionary power over the amount and allocation of costs and the determination of by whom they are to be paid. |
[19] L’article 402 des Règles prévoit le droit aux dépens par suite d’un désistement quant à une instance. Le paragraphe 400(2) prévoit ce qui suit :
(2) Les dépens peuvent être adjugés à la Couronne ou contre elle. |
(2) Costs may be awarded to or against the Crown. |
[20] Le paragraphe 400(3) présente une liste non exhaustive de facteurs que la Cour prend en compte dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire suivant le paragraphe 400(1) des Règles. Ces facteurs incluent le résultat de l’instance et l’importance et la complexité des questions en litige.
[21] L’article 51 des Règles prévoit que les décisions rendues par un protonotaire peuvent être portées en appel. La norme de contrôle à l’égard des décisions rendues par un protonotaire a été analysée par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Merck & Co. c. Apotex Inc. (2004), 30 C.P.R. (4th) 40 (C.A.F.), au paragraphe 19, de la façon suivante :
[…]
Le juge saisi de l’appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :
a) l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal,
b) l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits.
[22] La présente décision est une décision de nature discrétionnaire puisque l’adjudication de dépens relève entièrement du pouvoir discrétionnaire de la Cour. Cependant, le protonotaire, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, doit tenir compte de la preuve présentée. Dans la présente affaire, je suis d’avis qu’il a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’il a rejeté en entier la demande à l’égard des débours sans prendre en compte la preuve présentée par Apotex. Cette preuve consistait en l’affidavit de M. Radomski, y compris les pièces qui y étaient jointes et qui en faisaient partie. À l’égard des débours réclamés, M. Radomski a affirmé ce qui suit aux paragraphes 43 et 44 de son affidavit :
[traduction]
43. J’ai examiné nos rapports rendus à Apotex relativement à la procédure de demande. Apotex a engagé 303 308,92 $ en frais judiciaires payés à notre cabinet représentant des honoraires et des débours facturés relativement au travail des avocats pour la préparation de documents, pour le dépôt de documents et pour les présences à la cour à l’égard de l’instance. Les honoraires et les débours facturés par notre cabinet à Apotex sont calculés en détail sur une base avocat-client dans le mémoire de dépens joint aux présentes à titre d’annexe N de mon affidavit.
44. Les honoraires et débours facturés à Apotex en liaison avec la présente affaire étaient entièrement raisonnables, compte tenu surtout de la gravité des allégations de Fournier et du fait que l’instance a eu des conséquences très importantes pour Apotex.
[23] Dans l’arrêt McCain Foods Ltd. c. C.M. McLean Ltd., [1981] 1 C.F. 534 (C.A.),
M. le juge Urie, rédigeant pour la Cour, a fait les commentaires suivants, à la page 539, quant à la preuve par affidavit présentée au juge des requêtes à l’égard d’une requête visant une taxation de somme globale pour les dépens, débours inclus :
Les administrateurs et le personnel supérieur de l’intimée auraient également, a-t-on soutenu, consacré beaucoup de temps à l’affaire. Ce temps est estimé à 50 heures, ce qui, à raison de $30 l’heure, représenterait en tout $1,500. On a aussi estimé que les dépenses, notamment les dépenses de voyage, de l’intimée s’élevaient à $375, mais il n’a été nullement justifié de ces dépenses. [Souligné dans l’original.]
[…]
[24] En l’espèce, l’affidavit expose une affirmation catégorique faite par M. Radomski selon laquelle les débours réclamés ont été engagés. M. Radomski n’a pas subi de contre-interrogatoire au sujet de son affidavit et aucun élément de preuve n’a été présenté par Fournier en vue de contester ou de contredire les débours réclamés.
[25] Je souscris aux observations d’Apotex selon lesquelles la Cour devrait permettre le recouvrement de débours raisonnables, comme la Cour d’appel de l’Ontario en a traité dans l’arrêt 3664902 Canada Inc. c. Hudson’s Bay Co. (2003), 169 O.A.C. 283 (C.A. Ont.).
[26] De plus, je renvoie à la décision Eli Lilly Canada Inc. c. Novopharm Ltd., [2006] A.C.F. no 1002, quant au caractère raisonnable des débours énumérés dans un mémoire de dépens, au paragraphe 15 qui est rédigé comme suit :
Quant aux débours, l’affidavit de Nancy Schuurmans établit que tous les débours énumérés dans le projet de mémoire de dépens soumis par Lilly ont été effectivement engagés et qu’ils ont été facturés à Lilly pour la préparation et le déroulement de la présente instance. Les frais semblent compatibles avec le dossier et ils montrent que Lilly a préparé et déposé neuf affidavits, dont huit avaient été souscrits par des experts. Je conclus donc que Lilly a démontré que ces débours étaient jusqu’à preuve contraire raisonnables. Certes, Lilly n’a pas déposé de factures ou de pièces justificatives, mais elle n’avait pas à le faire pour démontrer le bien-fondé apparent de sa réclamation. Novopharm avait la possibilité de contre-interroger Mme Schuurmans au sujet de son affidavit et d’exiger la production de pièces à l’appui. Or, elle ne s’est pas prévalue de cette possibilité et la preuve soumise en réponse est loin de démontrer que les débours réclamés n’ont pas été effectivement engagés pour la présente affaire ou encore qu’ils étaient excessifs ou déraisonnables.
[27] De la même façon, je partage l’opinion exprimée par le juge Mosley lorsque, dans Dimplex North America Ltd. c. CFM Corp. (2006), 55 C.P.R. (4th) 202, il a décrit la taxation des dépens accordés au moyen d’une somme globale comme une « justice […] rendue de façon sommaire ». Autrement dit, le montant des dépens ne sera pas établi avec précision lorsqu’une somme globale est adjugée.
[28] Dans l’arrêt Merck, la Cour d’appel fédérale a décidé qu’une cour de révision peut exercer son propre pouvoir discrétionnaire à l’égard d’une décision de nature discrétionnaire seulement si la cour d’instance inférieure a fondé sa décision sur une erreur de droit ou sur un exercice erroné de son pouvoir discrétionnaire. Dans la présente affaire, je suis convaincue que le protonotaire a commis une erreur de droit en omettant de prendre en compte la preuve contenue dans l’affidavit de M. Radomski. Cette preuve se rapportait à la demande à l’égard des débours et ne pouvait pas être rejetée d’emblée.
[29] Apotex a demandé à la Cour d’adjuger sa propre somme globale pour les débours ou subsidiairement de renvoyer l’affaire à un officier taxateur afin qu’il effectue une taxation. Fournier s’est opposée à l’idée que l’affaire soit renvoyée afin qu’une taxation soit effectuée, soutenant qu’Apotex avait choisi qu’une décision soit rendue quant à une somme globale et qu’elle ne peut maintenant demander qu’une taxation soit effectuée.
[30] Je ne souscris pas à la position adoptée par Fournier. À mon avis, il est dans l’intérêt de la justice pour les deux parties et il est compatible avec l’article 3 des Règles que l’affaire portant sur le recouvrement des débours soit renvoyée à un officier taxateur conformément à l’article 405 des Règles. L’officier taxateur décide, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, du processus à suivre pour la taxation et délivre les directives qu’il estime nécessaires et justes à cet égard.
JUGEMENT
L’appel est accueilli avec dépens et l’ordonnance datée du 23 avril 2007 est annulée pour ce qui est de la portion qui traite des débours, et la question du recouvrement des débours est renvoyée à un officier taxateur, conformément aux Règles des Cours fédérales, DORS/98-106.
« E. Heneghan »
Juge
Traduction certifiée conforme
Danièle Laberge, LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1800-02
INTITULÉ : FOURNIER PHARMA INC. et LABORATOIRES FOURNIER S.A. c. LE MINISTRE DE LA SANTÉ et APOTEX INC.
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 17 SEPTEMBRE 2007
ET JUGEMENT : LA JUGE HENEGHAN
DATE DES MOTIFS : LE 20 MARS 2008
COMPARUTIONS :
David M. Reive
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Andrew R. Brodkin John Simpson
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Dimock & Stratton LLP Toronto (Ontario)
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Goodmans LLP |