Date : 20080228
Ottawa (Ontario), le 28 février 2008
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE O’KEEFE
ENTRE :
LESLIE‑ANN ALEXANDER
SHEPHAN NISA ALEXANDER
et
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
LE JUGE O’KEEFE
[1] Les demandeurs sollicitent, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), le contrôle judiciaire de la décision d’une agente d’exécution (l’agente), en date du 8 mars 2007, qui a refusé de reporter leur renvoi.
[2] Les demandeurs voudraient que la décision de l’agente soit annulée et que l’affaire soit soumise à un autre agent d’exécution pour nouvelle décision.
Le contexte
[3] Peter Alexander, Leslie‑Ann Alexander et Stephan Nisa Alexander (les demandeurs) sont Grenadiens. Peter et Leslie‑Ann Alexander sont les parents de deux filles, Stephan Nisa (13 ans) et Naysa (5 mois). Stephan Nisa (la demanderesse mineure) est née à la Grenade et elle est l’objet d’une mesure de renvoi. Naysa est née au Canada et elle a le droit de rester au Canada.
[4] La demande d’asile déposée par les demandeurs a été refusée, tout comme l’autorisation de déposer une demande de contrôle judiciaire. Par la suite, leur demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) a elle aussi été refusée. Les demandeurs sont l’objet de mesures de renvoi qui devaient être exécutées le 14 mars 2007. Le 1er mars 2007, les demandeurs ont prié l’Agence des services frontaliers du Canada de reporter leur renvoi. L’agente a étudié l’affaire le 7 mars 2007. Par décision datée du 8 mars 2007, elle a rejeté la demande de report du renvoi. Il s’agit ici du contrôle judiciaire de la décision de l’agente.
[5] Les demandeurs ont depuis déposé une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, mais cela semble avoir été fait après le dépôt de leur requête en report d’exécution des mesures de renvoi.
La décision de l’agente
[6] Dans sa décision du 8 mars 2007, l’agente écrivait qu’elle avait étudié la requête des demandeurs, mais qu’elle ne croyait pas, au vu des circonstances, qu’un report d’exécution des mesures de renvoi était justifié. Les notes de l’agente renferment les motifs qu’elle avait de refuser la requête.
[7] L’agente a examiné les conséquences du renvoi sur la demanderesse mineure sujette au renvoi, écrivant que [traduction] « la preuve produite ne permet pas de dire que Nisa ne serait pas en mesure de poursuivre sa 8e année après son retour à la Grenade ». L’agente faisait observer que la Grenade appliquait un système d’enseignement de type britannique, où la scolarité se déroulait en anglais. Elle a estimé que cela faciliterait la transition de Nisa. Elle a aussi considéré le rapport psychologique d’un certain M. Young, Ph.D., qui concluait que [traduction] « l’anxiété de Nisa n’est pas morbide, car elle se concentre sur un aspect, à savoir le fait d’être séparée de ses parents ». L’agente écrivait que les sentiments de Nisa étaient une réaction normale associée à l’expulsion.
[8] L’agente a aussi considéré que les demandeurs avaient vécu à la Grenade durant presque toute leur vie et qu’ils avaient à la Grenade un réseau familial étendu qui leur apporterait probablement une aide à leur retour. Elle faisait aussi observer que, à la Grenade, les demandeurs pourraient travailler et bénéficier de l’aide sociale, médicale et communautaire disponible, alors que, au Canada, ils n’étaient plus en mesure de travailler légalement et de recevoir une aide sociale ou des soins de santé financés par les fonds publics.
[9] Bien qu’elle n’en ait pas été priée par l’avocat des demandeurs, l’agente a considéré les répercussions du renvoi sur l’enfant née au Canada, Naysa. Elle a fait observer que Naysa avait parfaitement le droit de demeurer au Canada. L’agente a estimé que, [traduction] « eu égard à son jeune âge, Naysa est susceptible de s’adapter assez rapidement à un nouvel environnement pour le cas où ses parents décideraient de l’emmener avec eux à la Grenade ».
[10] Après avoir étudié tous les facteurs présentés dans le dossier, l’agente n’a pas été persuadée qu’il y avait lieu de reporter le renvoi des demandeurs.
Les points litigieux
[11] Les demandeurs soumettent les points suivants à l’examen de la Cour :
1. La norme de contrôle qu’il convient d’appliquer à une décision rendue par un agent chargé des renvois est‑elle la décision raisonnable simpliciter ou la décision manifestement déraisonnable?
2. L’agente chargée des renvois a‑t‑elle laissé de côté ou mal interprété des éléments de preuve, rendant ainsi déraisonnables ses conclusions?
[12] Je reformulerais comme il suit les points soulevés :
1. La présente demande de contrôle judiciaire est‑elle aujourd’hui théorique?
2. Dans l’affirmative, la Cour devrait‑elle quand même exercer son pouvoir discrétionnaire et décider de juger l’affaire?
3. Dans l’affirmative, quelle norme de contrôle faut‑il appliquer?
4. L’agente était‑elle tenue de faire une évaluation en règle de l’intérêt de l’enfant avant de rendre une décision?
5. La décision de l’agente est‑elle susceptible de contrôle, au vu de la preuve qu’elle avait devant elle?
Analyse et décision
[13] La présente demande de contrôle judiciaire est‑elle aujourd’hui théorique?
Au début de l’audience, le défendeur a soulevé la question du caractère théorique de l’instance. Les parties m’ont présenté oralement des observations sur cette question. Toutes deux ont dit qu’elles entendaient se fonder sur leurs observations écrites si je décidais que la demande n’est pas théorique, ou si je décidais qu’elle est théorique, tout en exerçant mon pouvoir discrétionnaire de l’entendre malgré tout.
[14] Les demandeurs avaient deux raisons principales de présenter leur requête en report de leur renvoi, requête dont le refus est l’objet du présent contrôle judiciaire. La première raison était que la fille aînée des demandeurs était au beau milieu de son année scolaire. La deuxième raison était que les demandeurs avaient déposé, devant la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, une requête, encore pendante, en réouverture de l’audience relative à leur demande d’asile.
[15] Les parties m’ont informé que les deux raisons invoquées n’étaient plus des questions d’actualité. La fille aînée des demandeurs a depuis terminé son année scolaire, et la requête en réouverture de l’audience du statut de réfugié a été rejetée, et toutes les voies de recours ont été épuisées.
[16] L’arrêt de principe concernant le caractère théorique d’une instance est l’arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342. À la page 353, aux paragraphes 15 et 16, le juge John Sopinka s’exprimait ainsi :
La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu’un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu’une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s’applique quand la décision du tribunal n’aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l’affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l’action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l’introduction de l’action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu’il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique général s’applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n’exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l’appliquer. J’examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d’exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.
La démarche suivie dans des affaires récentes comporte une analyse en deux temps. En premier, il faut se demander si le différend concret et tangible a disparu et si la question est devenue purement théorique. En deuxième lieu, si la réponse à la première question est affirmative, le tribunal décide s’il doit exercer son pouvoir discrétionnaire et entendre l’affaire. La jurisprudence n’indique pas toujours très clairement si le mot « théorique » (moot) s’applique aux affaires qui ne comportent pas de litige concret ou s’il s’applique seulement à celles de ces affaires que le tribunal refuse d’entendre. Pour être précis, je considère qu’une affaire est « théorique » si elle ne répond pas au critère du « litige actuel ». Un tribunal peut de toute façon choisir de juger une question théorique s’il estime que les circonstances le justifient.
[17] En l’espèce, les deux raisons invoquées par les demandeurs pour solliciter le report de leur renvoi n’existent plus. En conséquence, je suis d’avis qu’aucun litige actuel ni aucune controverse n’existent encore entre les parties. La demande est donc théorique.
[18] Point n° 2
La Cour devrait‑elle néanmoins exercer son pouvoir discrétionnaire et décider d’instruire l’affaire?
Dans l’arrêt Borowski, précité, le juge Sopinka examinait les critères à prendre en compte pour savoir s’il convient ou non d’instruire une affaire bien qu’elle soit théorique.
[19] La première raison d’être, ou le premier critère, à évaluer pour savoir si une affaire mérite d’être instruite bien qu’elle soit théorique tient au fait que la compétence des tribunaux de trancher des litiges a sa source dans le système contradictoire. En l’espèce, le contexte contradictoire n’existe plus puisque les deux raisons qu’avaient les demandeurs de solliciter le report de leur renvoi ont disparu. Il n’y a pas non plus de conséquences accessoires comme il y en avait dans l’affaire Vic Restaurant Inc. c. City of Montreal, [1959] R.C.S. 58.
[20] Le deuxième critère à considérer tient à l’économie des ressources judiciaires. En l’espèce, je ne puis voir en quoi une décision sur la demande de contrôle judiciaire pourrait avoir un effet pratique quelconque sur les parties. Je ne crois donc pas que des ressources judiciaires déjà comptées devraient être appliquées ici à une décision sur cette demande de contrôle judiciaire.
[21] Le troisième critère énuméré par le juge Sopinka dans l’arrêt Borowski, à la page 360, au paragraphe 40, est le suivant :
[...] La troisième raison d’être de la doctrine du caractère théorique tient à ce que la Cour doit prendre en considération sa fonction véritable dans l’élaboration du droit. La Cour doit se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique.
[22] Compte tenu des critères susmentionnés, je suis d’avis que je ne devrais pas ici exercer mon pouvoir discrétionnaire d’entendre une affaire qui est théorique.
[23] Eu égard à mes conclusions concernant le caractère théorique de l’instance, il ne m’est pas nécessaire de décider les autres points soulevés dans la demande.
[24] Aucune des parties n’a souhaité soumettre à mon attention une question grave de portée générale susceptible d’être certifiée.
JUGEMENT
[25] La demande de contrôle judiciaire est rejetée en raison du caractère théorique de l’instance.
Traduction certifiée conforme
Jacques Deschênes, LL.B.
ANNEXE
Dispositions légales applicables
Les dispositions légales applicables sont reproduites dans cette section.
Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 :
48.(1) La mesure de renvoi est exécutoire depuis sa prise d’effet dès lors qu’elle ne fait pas l’objet d’un sursis. (2) L’étranger visé par la mesure de renvoi exécutoire doit immédiatement quitter le territoire du Canada, la mesure devant être appliquée dès que les circonstances le permettent.
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48.(1) A removal order is enforceable if it has come into force and is not stayed.
(2) If a removal order is enforceable, the foreign national against whom it was made must leave Canada immediately and it must be enforced as soon as is reasonably practicable.
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM‑990‑07
INTITULÉ : PETER ALEXANDER
LESLIE‑ANN ALEXANDER
SHEPHAN NISA ALEXANDER
c.
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 7 FÉVRIER 2008
MOTIFS DU JUGEMENT
DATE DES MOTIFS : LE 28 FÉVRIER 2008
COMPARUTIONS :
Jeinis Patel
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POUR LES DEMANDEURS |
Margherita Braccio
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POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Mamann et Associés Toronto (Ontario)
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POUR LES DEMANDEURS |
John H. Sims, c.r. Sous‑procureur général du Canada |
POUR LE DÉFENDEUR |