Ottawa (Ontario), le 14 février 2008
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE HUGESSEN
ENTRE :
SHATRU GHAN
et
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
I. Contexte
[1] Les demandeurs sollicitent par cette action un jugement déclaratoire disant que l’article 12.1 du Règlement sur la pension de la fonction publique, C.R.C., ch. 1358 (le RPFP), contrevient au paragraphe 15(1) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) et qu’il est nul et sans effet; ils demandent aussi un « redressement » rétroactif prenant effet à la date à laquelle leurs prestations de pension ont été gelées lorsqu’ils ont atteint l’âge de 71 ans.
II. Les faits
[2] Les faits ne sont pas contestés et l’affaire a été jugée sur la base d’un exposé conjoint. Les demandeurs travaillent comme avocats au ministère de la Justice et ils sont par conséquent des employés de la fonction publique.
[3] Conformément à la Loi sur la pension de la fonction publique, L.R.C. 1985, ch. P‑36 (la LPFP), tous les employés admissibles de la fonction publique sont, et ont été durant de nombreuses années, tenus de contribuer sur leur traitement à la Caisse de retraite de la fonction publique (la Caisse). Après qu’un employé a accompli 35 années de service ouvrant droit à pension, la contribution n’est plus déduite de son traitement. Des prestations deviennent payables à l’employé lorsqu’il quitte son emploi, dans la mesure où il remplit les conditions légales de son droit à pension.
[4] La Caisse est un régime à prestations déterminées, ce qui signifie qu’il précise soit les prestations à verser aux membres du régime après leur départ à la retraite, soit la méthode de calcul de ces prestations. Contrairement à un régime à cotisation déterminée, dans lequel la prestation est la somme qui peut être payée au moment de la retraite, en fonction des contributions cumulatives versées au nom de l’intéressé, des gains d’investissement réalisés sur ces contributions, ainsi que du capital constitutif de rente au moment de la retraite, la valeur des prestations à payer dans un régime à prestations déterminées dépend en général de plusieurs facteurs et événements. Cela signifie que la Caisse garantit une prestation de retraite fixe et, si le rendement de l’investissement ne suffit pas à payer le coût des prestations, alors l’employeur doit combler la différence. Les parties disent que, dans le cas de la Caisse, les prestations à payer à un employé sont calculées [traduction] « d’après une formule établie par la loi et rattachée aux états de service et aux gains de l’employé admissible, sauf lorsque l’unique droit de l’employé est un remboursement des contributions ».
[5] La Caisse est considérée comme un régime de pensions aux fins de l’enregistrement en application de la Loi de l’impôt sur le revenu, L.R.C. 1985 (5e suppl.), ch. 1 (la Loi), et du Règlement de l’impôt sur le revenu, C.R.C., ch. 945 (le Règlement). Les régimes de pensions donnent lieu à trois genres de déductions selon la législation fiscale canadienne : les contributions des employés aux caisses de retraite sont déductibles du revenu imposable; les contributions des employeurs le sont également; et les gains des caisses de retraite sont exonérés d’impôt. C’est la raison pour laquelle les régimes de pensions doivent être enregistrés, afin d’empêcher les employeurs de se soustraire à l’impôt en versant des contributions excessives aux régimes de pensions des entreprises. En 1990, des modifications apportées à la Loi et au Règlement comportaient pour la première fois des règles d’enregistrement relatives aux régimes de pensions.
[6] En principe, le ministre du Revenu national requiert que le paiement de prestations au titre d’un régime de pensions débute à l’âge de 71 ans. Cependant, le gouvernement du Canada a reçu, conformément à la division 8502e)(i)(B) du Règlement, l’autorisation de différer les paiements sur la Caisse pour les employés qui continuent de travailler dans la fonction publique après l’âge de 71 ans. La raison de cela, c’était que l’on croyait que le public n’admettrait pas que les fonctionnaires puissent recevoir à la fois une pension et un traitement. En décembre 1995, le gouvernement a modifié le RPFP pour y inclure la disposition contestée, laquelle dispense les employés âgés de plus de 71 ans de contribuer à la Caisse. Cette disposition a depuis été modifiée par abaissement de l’âge à 69 ans.
[7] Les deux demandeurs sont des employés à temps plein de la fonction publique qui ont atteint l’âge de 71 ans. M. Ghan avait accumulé 28 années de service ouvrant droit à pension lorsqu’il a cessé de contribuer à la Caisse le 1er janvier 1999. M. Gill avait accumulé 32 années de service ouvrant droit à pension lorsqu’il a cessé de contribuer à la Caisse le 1er janvier 2001. Les deux demandeurs ont maintenant travaillé plus de 35 ans dans la fonction publique.
III. Dispositions légales
[8] Article 12.1 du RPFP :
(1) Malgré le paragraphe 5(1) et
l’article 65 de la Loi, la personne qui est âgée de 71 ans ou plus au 31
décembre 1995 n’est pas astreinte à contribuer au compte de pension de
retraite en application de ces dispositions à l’égard de la période d’emploi
dans la fonction publique postérieure au 31 mars 1996 ou de toute partie de
celle‑ci.
|
(1) Notwithstanding subsection 5(1) and
section 65 of the Act, a person who attained 71 years of age on or before
December 31, 1995 is not required to contribute to the Superannuation Account
under those provisions in respect of any employment in the Public Service
after March 31, 1996.
[…] (3) Notwithstanding subsections 8(1) and 40(11) of the Act, a person who, pursuant to subsection (1) or (2), is required to contribute to the Superannuation Account shall not count as pensionable service any service after the date on which, pursuant to subsection (1) or (2), the person ceases to be required to contribute to that Account or elect, after that date, to count any service as pensionable service.
|
[9] Article 8502 du Règlement :
Pour l’application de
l’article 8501, les conditions suivantes s’appliquent aux régimes de
pension : |
For the purposes of section 8501, the
following conditions are applicable in respect of a pension plan: |
IV. Points litigieux
[10] (1) L’article 12.1 du RPFP porte‑t‑il atteinte au paragraphe 15(1) de la Charte?
(2) Si l’article 12.1 du RPFP porte atteinte à la Charte, l’atteinte est‑elle validée par l’article premier de la Charte?
(3) Si l’article 12.1 du RPFP contrevient à la Charte, quelle est la réparation qui s’impose?
V. Analyse
(1) L’article 12.1 du RPFP porte‑t‑il atteinte au paragraphe
15(1) de la Charte?
[11] Selon les demandeurs, l’article 12.1 du RPFP établit une distinction entre, d’une part, les employés de la fonction publique âgés de plus de 71 ans qui, selon la disposition contestée, ne sont plus tenus de contribuer à la Caisse ni ne peuvent accumuler d’années de service ouvrant droit à pension et, d’autre part, les employés plus jeunes, qui peuvent continuer de contribuer à la Caisse et bénéficier des contributions qui sont versées par l’employeur.
[12] La défenderesse dit, quant à elle, que les demandeurs n’ont pas désigné un groupe de référence, mais que, une fois désigné le groupe de référence indiqué, il devient évident que la loi n’établit pas en réalité une distinction ou, subsidiairement, que la distinction n’équivaut pas à une discrimination selon le paragraphe 15(1) de la Charte.
[13] La Cour suprême du Canada a confirmé que le critère de l’existence d’une discrimination selon le paragraphe 15(1) de la Charte reste le critère qu’elle avait établi dans un arrêt antérieur, Law c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, [1999] A.C.S. n° 12 (QL) (voir l’arrêt Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429, [2002] A.C.S. n° 85 (QL)). Dans l’arrêt Law, la Cour a réaffirmé la définition suivante de la discrimination :
[...] la discrimination peut se décrire comme une distinction, intentionnelle ou non, mais fondée sur des motifs relatifs à des caractéristiques personnelles d’un individu ou d’un groupe d’individus, qui a pour effet d’imposer à cet individu ou à ce groupe des fardeaux, des obligations ou des désavantages non imposés à d’autres ou d’empêcher ou de restreindre l’accès aux possibilités, aux bénéfices et aux avantages offerts à d’autres membres de la société. (paragraphe 26)
[14] La Cour suprême énumérait les trois grandes interrogations à laquelle doit répondre une cour de justice pour savoir si une loi est discriminatoire :
(A) La loi contestée: a) établit‑elle une distinction formelle entre le demandeur et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet‑elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui‑ci et d’autres personnes en raison d’une ou de plusieurs caractéristiques personnelles?
(B) Le demandeur fait‑il l’objet d’une différence de traitement fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?
et
(C) La différence de traitement est‑elle discriminatoire en ce qu’elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d’un avantage d’une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l’opinion que l’individu touché est moins capable ou est moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération? (paragraphe 88)
[15] Le choix du bon groupe de référence est essentiel à la qualité de l’analyse fondée sur le paragraphe 15(1) (arrêt Hodge c. Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), [2004] 3 R.C.S. 357, [2004] A.C.S. n° 60 (QL)). Le groupe de référence choisi par le demandeur devrait être le point de départ de l’analyse, mais la Cour est libre, à l’intérieur des moyens plaidés, d’affiner ce choix pour obtenir un groupe de référence plus adéquat (arrêt Lovelace c. Ontario, [2000] 1 R.C.S. 950, [2000] A.C.S. n° 36 (QL)). Le meilleur groupe de référence est celui qui établit « un lien adéquat entre le groupe de comparaison choisi et l’avantage que constitue l’objet de la plainte » (arrêt Granovsky c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [2000] 1 R.C.S. 703, [2000] A.C.S. n° 29 (QL)). Aux fins de la présente affaire, je crois que cela signifie un groupe de personnes qui présentent toutes les caractéristiques propres aux demandeurs autres que celle qui donne lieu à la prétendue discrimination, c’est‑à‑dire le fait d’être âgé de plus de 71 ans.
[16] La lecture des conclusions des demandeurs révèle que le groupe de référence qu’ils ont choisi est formé des avocats de la fonction publique qui sont âgés de moins de 71 ans et qui bénéficient d’une couverture au titre des dispositions du RPFP et de la LPFP. Cependant, ce groupe ne convient pas parce que ses membres ne sont pas tous en mesure de contribuer à la Caisse et de continuer d’accumuler des états de service ouvrant droit à pension, c’est‑à‑dire les deux avantages dont les demandeurs affirment être privés. Plus précisément, il peut y avoir des avocats de la fonction publique qui sont âgés de moins de 71 ans, mais qui comptent 35 années de service et qui ne sont donc plus autorisés à contribuer à la Caisse. Par ailleurs, certains membres de ce groupe pourraient éventuellement se voir refuser lesdits avantages pour la même raison que celle qui a conduit à l’exclusion des demandeurs, c’est‑à‑dire parce qu’ils auront atteint l’âge de 71 ans, mais sans compter 35 années de service.
[17] La défenderesse dit que le groupe de référence qui convient est le groupe formé des employés de la fonction publique fédérale qui sont âgés de plus de 71 ans, qui ont choisi de se joindre à la fonction publique fédérale à l’époque où ils étaient autorisés à accumuler au moins 35 années d’état de service avant que la limite prévue par l’article 12.1 du RPFP ne s’applique à eux, et qui sont encore des employés à plein temps de la fonction publique. Là non plus, selon moi, ce groupe proposé ne parvient pas, même s’il s’en approche davantage, à définir véritablement le groupe qui a accès aux avantages dont les demandeurs prétendent être privés, puisque les membres du groupe, étant âgés de plus de 71 ans, ne peuvent plus, eux non plus, accumuler d’états de service ouvrant droit à pension et ne versent pas de contributions (ni ne bénéficient des contributions de l’employeur) au régime de pensions.
[18] À mon avis, le groupe de référence pertinent est plutôt celui des employés de la fonction publique qui se sont joints à la fonction publique à un âge où ils pouvaient encore accumuler 35 années de service avant d’atteindre l’âge de 71 ans, mais qui n’ont pas encore atteint cet âge, et qui, par conséquent, ont la possibilité de verser le maximum de contributions à la Caisse et de maximiser les contributions de l’employeur. Je crois que ce groupe de référence correspond tout à fait au groupe qui bénéficie de l’avantage dont les demandeurs prétendent être privés, c’est‑à‑dire de la possibilité de verser des contributions à la Caisse durant 35 ans et de bénéficier des contributions de l’employeur durant la même période.
[19] Ayant défini le groupe de référence, je vais maintenant faire l’analyse en trois étapes requise dans l’arrêt Law.
A) La Loi contestée établit‑elle une distinction formelle entre les demandeurs et d’autres personnes?
[20] La défenderesse dit que, si l’on considère la disposition contestée dans un contexte général de planification de la retraite, il n’y a pas de différence de traitement entre les demandeurs et tout autre Canadien. Chacun a accès à un éventail de dispositifs de planification de la retraite qui peuvent être configurés de la manière qui s’accorde le mieux avec son propre schéma de carrière. Une personne qui entre dans la fonction publique quand elle est encore jeune peut compter sur ses contributions à la Caisse, mais n’est pas en mesure de contribuer autant à un régime enregistré d’épargne‑retraite (REER), parce que la contribution qu’elle peut verser dans un REER est réduite de sa contribution à un régime enregistré de pensions. En revanche, celui ou celle qui se joint à la fonction publique à un âge plus avancé peut compter sur les contributions versées au cours des années antérieures à d’autres régimes de pensions d’employeurs ou à des REER, compensant ainsi le fait qu’il ou elle disposera de moins de temps durant sa carrière au sein de la fonction publique pour contribuer à la Caisse. Naturellement, il se peut qu’un employé donné n’ait pas fait l’usage le plus judicieux de telles possibilités, ou n’y ait même pas eu accès pour telle ou telle raison, mais cela n’intéresse pas la présente analyse.
[21] Selon la défenderesse, la distinction entre les demandeurs et le groupe de référence est essentiellement une distinction temporelle qui repose sur la date relative à laquelle une personne s’est jointe à la fonction publique.
[22] Les demandeurs récusent cet argument en signalant l’arrêt Canada (Procureur général) c. Hislop, [2007] 1 R.C.S. 429, [2007] A.C.S. n° 10 (QL). Dans cet arrêt, la Cour suprême avait affaire à un cas où le gouvernement, réagissant à une conclusion d’inconstitutionnalité d’une loi qui refusait aux couples de même sexe l’accès à un certain avantage, avait promulgué un texte qui conférait cet avantage aux couples de même sexe dont la relation avait pris fin avec le décès de l’un d’eux après une certaine date. Ce texte fut contesté parce qu’il continuait de nier à d’autres couples de même sexe l’accès au même avantage. Le gouvernement avait tenté, comme il le fait ici, de défendre le texte en affirmant qu’il établissait une distinction strictement temporelle, qui ne constitue pas un motif énuméré ni un motif analogue. La Cour suprême a rejeté cette qualification, affirmant qu’elle laissait de côté l’objet même du texte, qui était de conférer un traitement égal aux couples de même sexe. L’unique caractéristique qui établissait une distinction entre, d’une part, les groupes de référence proposés par le gouvernement et, d’autre part, le demandeur était la date de décès du partenaire, un élément qui n’était ni un motif analogue ni une caractéristique personnelle du demandeur et qui ne se prêtait donc pas à une inclusion dans la description du groupe de référence. La Cour suprême a donc jugé que le groupe de référence à retenir était les couples de sexe opposé dont la relation avait pris fin avec le décès d’un partenaire avant la date pertinente.
[23] À mon avis, bien que le moyen plaidé soit différent, l’espèce Hislop est essentiellement la même que celle dont je suis saisi. Les âges auxquels les demandeurs se sont respectivement joints à la fonction publique, et le fait que ces âges ne leur ont pas permis de contribuer à la Caisse durant 35 ans avant qu’ils atteignent l’âge de 71 ans, sont véritablement des considérations purement temporelles; elles ne constituent pas des motifs énumérés ou des motifs analogues et ne sont pas des caractéristiques purement personnelles des demandeurs. L’unique caractéristique établissant une distinction entre les demandeurs et le groupe de référence est l’aspect prétendument discriminatoire de la disposition contestée, à savoir le fait que les demandeurs ont dépassé l’âge de 71 ans. Cela nous conduit à la deuxième étape de l’analyse.
B) Les demandeurs font‑ils l’objet d’une différence de traitement fondée sur un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues?
[24] Les demandeurs disent qu’ils ont été soumis à une différence de traitement fondée sur un motif énuméré, l’âge. La défenderesse dit pour sa part que toute différence de traitement est fondée entièrement sur la date relative à laquelle l’employé s’est joint à la fonction publique, ce qui n’est pas un motif énuméré ni un motif analogue.
[25] Je partage l’avis des demandeurs sur ce point. Leur âge actuel est en effet le facteur qui déclenche la privation d’avantage dont ils se plaignent. L’unique raison pour laquelle les membres du groupe de référence ne subiront pas la même privation le jour où ils atteindront l’âge de 71 ans est le fait qu’ils se sont joints à la fonction publique à une date où ils pouvaient encore accomplir 35 années de service ouvrant droit à pension. Puisqu’il subsiste dans cette distinction un élément lié à l’âge (les âges respectifs auxquels chacun est entré dans la fonction publique), il me semble nécessaire de passer à l’étape suivante de l’analyse.
C) La différence de traitement établit‑elle une véritable discrimination à l’encontre des demandeurs?
[26] La question finale, qui concerne l’existence d’une discrimination véritable, est au cœur de l’analyse que requiert le paragraphe 15(1). Une loi peut établir une distinction formelle entre des groupes sans nécessairement être discriminatoire au sens du paragraphe 15(1), si elle le fait d’une manière qui s’accorde avec l’objet de cette disposition, laquelle, selon la Cour,
a pour objet d’empêcher toute atteinte à la dignité et à la liberté humaines essentielles par l’imposition de désavantages, de stéréotypes et de préjugés politiques ou sociaux, et de favoriser l’existence d’une société où tous sont reconnus par la loi comme des êtres humains égaux ou comme des membres égaux de la société canadienne, tous aussi capables, et méritant le même intérêt, le même respect, et la même considération. Une disposition législative qui produit une différence de traitement entre des personnes ou des groupes est contraire à cet objectif fondamental si ceux qui font l’objet de la différence de traitement sont visés par un ou plusieurs des motifs énumérés ou des motifs analogues et si la différence de traitement traduit une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou que, par ailleurs, elle perpétue ou favorise l’opinion que l’individu concerné est moins capable, ou moins digne d’être reconnu ou valorisé en tant qu’être humain ou que membre de la société canadienne. Subsidiairement, une différence de traitement ne constituera vraisemblablement pas de la discrimination au sens du par. 15(1) si elle ne viole pas la dignité humaine ou la liberté d’une personne ou d’un groupe de cette façon, surtout si la différence de traitement contribue à l’amélioration de la situation des défavorisés au sein de la société canadienne. (Arrêt Law, précité, paragraphe 51)
[27] La Cour suprême définissait ainsi la dignité humaine :
La dignité humaine signifie qu’une personne ou un groupe ressent du respect et de l’estime de soi […] La dignité humaine est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelle qui n’ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne […] La dignité humaine est bafouée lorsque des personnes et des groupes sont marginalisés, mis de côté et dévalorisés, et elle est rehaussée lorsque les lois reconnaissent le rôle à part entière joué par tous dans la société canadienne. (Ibid., paragraphe 53)
[28] Il s’agit donc essentiellement de savoir si une personne raisonnable, dotée d’attributs semblables et se trouvant dans une situation semblable à celle du demandeur, « estimerait que la mesure législative imposant une différence de traitement a pour effet de porter atteinte à sa dignité » (Ibid., paragraphe 60).
[29] Dans l’arrêt Law, le juge Iacobucci énumérait quatre facteurs contextuels susceptibles de montrer qu’une distinction a pour effet de porter atteinte à la dignité d’une personne ou d’un groupe : a) un désavantage préexistant; b) le rapport entre le motif allégué de discrimination et la nature de la différence de traitement; c) l’objet ou l’effet d’amélioration que comporte la disposition contestée; et d) la nature du droit touché.
a) Le désavantage préexistant
[30] Les demandeurs font état de plusieurs précédents où des dispositions légales précisant un âge de la retraite obligatoire, et autres dispositions subordonnant la réception d’un avantage à l’âge du bénéficiaire, furent jugées discriminatoires (voir par exemple l’arrêt McKinney c. Université de Guelph, [1990] 3 R.C.S. 229, [1990] A.C.S. n° 122 (QL) [l’arrêt McKinney]; la décision Marglois c. Canada, 2001 CFPI 85, [2001] A.C.F. n° 402 (1re inst.) [la décision Marglois]). Les lois établissant un âge de la retraite obligatoire ont été qualifiées de mécanisme par lequel des citoyens se voient privés de chances égales pour ce qui est des avantages économiques, de la dignité et de l’autosatisfaction que procure l’appartenance à la population active (arrêt McKinney, précité). Selon les demandeurs, le fait d’être rémunéré est une part importante de la reconnaissance du travail effectué et un reflet de la valeur d’un employé. Ils relèvent aussi que la Cour a pris connaisance judiciaire de la vulnérabilité économique des personnes âgées (décision Marglois, précitée).
[31] La défenderesse, quant à elle, dit que les demandeurs demandent à la Cour d’adopter un stéréotype périmé, celui selon lequel les personnes âgées sont économiquement défavorisées, ce qui n’est plus le cas.
[32] On ne saurait nier que les personnes âgées ont longtemps été défavorisées et victimes de stéréotypes dans le monde du travail. Les lois sur la retraite obligatoire et autres textes établissant une discrimination fondée sur l’âge reposaient sur la présomption erronée selon laquelle, à mesure que les gens avancent en âge, ils deviennent moins en mesure d’apporter une contribution valable à la société. Cependant, les dispositions contestées ici n’imposent pas une retraite obligatoire; elles permettent même expressément à l’employé de continuer de travailler et se limitent à fixer une date butoir pour l’accumulation de prestations de pension. Par ailleurs, comme le fait observer la défenderesse, des avancées importantes ont été faites, et il pourrait être difficile pour la Cour aujourd’hui d’admettre d’office la vulnérabilité économique des personnes âgées; (voir par exemple un jugement de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique, Withler c. Canada (Attorney General), 2006 BCSC 101, [2006] B.C.J. no 101 (QL)). La disposition en cause ne semble pas d’ailleurs énoncer d’hypothèses concernant les personnes âgées en tant que telles, mais présume plutôt que les personnes qui se joignent à la fonction publique tard dans leur vie n’ont pas autant besoin d’un dispositif de planification de la retraite, eu égard aux autres options qui leur étaient déjà offertes avant qu’elles se joignent à la fonction publique. Rien ne dit que cette présomption est fondée sur des stéréotypes d’un genre ou d’un autre. Je suis donc d’avis que ce facteur ne permet pas de conclure à une discrimination.
b) Le rapport entre le motif allégué de discrimination et la nature de la différence de traitement
[33] Le facteur contextuel suivant est le rapport entre le motif allégué de discrimination et la nature de la différence de traitement. La question qui appelle une réponse est celle de savoir si la différence de traitement correspond à un besoin ou à une capacité. Selon l’arrêt Law, « la disposition législative qui prend en compte les besoins, les capacités ou la situation véritables du demandeur et d’autres personnes partageant les mêmes caractéristiques, d’une façon qui respecte leur valeur en tant qu’êtres humains et que membres de la société canadienne, sera moins susceptible d’avoir un effet négatif sur la dignité humaine » (paragraphe 70).
[34] Les demandeurs n’avancent aucun argument précis concernant ce facteur. La défenderesse dit que le régime fait partie d’un dispositif global d’attribution d’un revenu de retraite, qui reconnaît la nécessité d’une date butoir pour les contributions versées à ce dispositif. Cela entraîne nécessairement un certain degré d’arbitraire, la ligne devant être tirée quelque part. Ainsi que le faisait remarquer la Cour suprême, « les distinctions fondées sur l’âge sont courantes et nécessaires pour maintenir l’ordre dans notre société » (arrêt Gosselin c. Québec (Procureur général), [2002] 4 R.C.S. 429, paragraphe 31, [2002] A.C.S. n° 85 (QL)).
[35] Selon moi, ce facteur empêche lui aussi de conclure à une discrimination. Il est raisonnable de présumer qu’une personne qui se joint à la fonction publique à un moment tardif de sa vie aura, en matière de planification de la retraite, des besoins différents de ceux d’une autre qui commence à travailler pour la fonction publique dès le début de sa carrière.
c) Objet ou effet d’amélioration que comporte la disposition contestée
[36] Le troisième facteur contextuel à considérer est l’objet ou l’effet d’amélioration que comporte la disposition contestée.
[37] La défenderesse dit que la disposition contestée a pour objet d’alléger la pauvreté parmi les personnes à la retraite et qu’elle ne contraint nullement les gens à cesser de travailler. Comme je l’ai dit précédemment, les demandeurs occupent encore des emplois rémunérés bien que tous deux aient largement dépassé l’âge de 71 ans. Par ailleurs, la défenderesse fait observer qu’il n’est plus déduit de contributions du traitement des personnes touchées par la disposition contestée. Chacun des demandeurs reçoit aussi une pension régulière du Régime de pensions du Canada.
[38] À mon avis, la disposition contestée est inséparable du texte législatif qui abolissait l’âge de la retraite obligatoire et qui permettait aux demandeurs, et à d’autres dans la même situation qu’eux, de continuer de travailler. Elle nie simplement aux demandeurs un moyen de s’assurer d’un revenu suffisant de retraite parmi une multitude de possibilités, dont naturellement celle de continuer d’occuper un emploi rémunéré, comme ils le font. Ainsi que le fait observer la défenderesse, la disposition contestée fait partie d’un ensemble de mécanismes de planification de la retraite, dont certains auraient été accessibles aux demandeurs précisément parce qu’ils n’étaient pas des employés de la fonction publique, par exemple REER et autres régimes de pensions d’employeurs. Je suis d’avis que ce facteur favorise lui aussi la position de la défenderesse.
d) La nature du droit touché
[39] Le dernier facteur contextuel à considérer est la nature du droit touché. Plus précisément, la Cour doit se demander si la distinction limite l’accès à une institution sociale fondamentale, compromet un aspect fondamental de la pleine appartenance à la société canadienne ou a pour effet d’ignorer complètement un groupe particulier (arrêt Law, précité, paragraphe 74).
[40] La défenderesse dit que l’unique avantage perdu est un avantage strictement économique, à savoir la possibilité de contribuer à la Caisse durant 35 ans, mais que les personnes touchées avaient la possibilité de contribuer à d’autres régimes d’épargne. Les demandeurs, pour leur part, semblent donner à entendre que le droit touché est l’aptitude à être équitablement rémunéré pour les services fournis.
[41] Je partage l’avis de la défenderesse sur ce point. Comme je l’ai dit plus haut, plusieurs dispositifs d’épargne‑retraite à imposition reportée sont offerts à tous les Canadiens, dispositifs qui comportent généralement une limite d’âge de 71 ans (voir par exemple la décision Gerol and Attorney‑General of Canada (1985), 53 O.R. (2d) 275, [1985] O.J. no 2721 (H.C.J. de l’Ont.) (QL)). Je ne pense pas que le fait de refuser aux demandeurs la possibilité de contribuer à la Caisse au‑delà de l’âge de 71 ans revient à leur nier l’accès à une institution sociale fondamentale ou a pour effet d’ignorer complètement un groupe particulier.
[42] Ayant considéré tous les facteurs contextuels évoqués par les parties, je suis d’avis que les demandeurs n’ont pas prouvé que la disposition contestée établit contre eux une discrimination contraire au paragraphe 15(1) de la Charte. J’ajouterais que mon examen s’est nécessairement limité aux dispositions réglementaires précises indiquées par les demandeurs dans leur avis de question constitutionnelle et mentionnées ci‑dessus. Durant l’argumentation, on a évoqué la possibilité que d’autres dispositions légales, en particulier celle de la LPFP selon laquelle une personne doit prendre sa retraite de la fonction publique avant d’être admissible au bénéfice d’une pension, même à l’âge de 71 ans, aient porté atteinte à certains droits à l’égalité ou à d’autres droits des demandeurs. On a aussi donné à entendre que le fait pour les demandeurs de ne plus bénéficier des contributions de leur employeur à la Caisse (contributions qui, naturellement, font partie de leur rémunération) constitue de quelque manière une atteinte à leurs droits. Ces points ne m’ont pas été soumis et je ne les ai pas examinés.
[43] Eu égard à ma conclusion sur ce premier point, il n’est pas nécessaire, en l’absence d’une atteinte à la Charte, d’examiner si une défense fondée sur l’article premier de la Charte est possible ou si la réparation sollicitée est justifiée.
VI. Dispositif
[44] L’action sera rejetée, avec dépens.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que l’action soit rejetée, avec dépens.
Traduction certifiée conforme
David Aubry, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T‑2180‑03
INTITULÉ : JAGMOHAN SINGH GILL et SHATRU GHAN
c.
SA MAJESTÉ LA REINE
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 30 JANVIER 2008
MOTIFS DE L’ORDONNANCE : LE JUGE HUGESSEN
DATE DES MOTIFS : LE 14 FÉVRIER 2008
COMPARUTIONS :
Jagmohan Singh Gill Shatru Ghan
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POUR LES DEMANDEURS |
Christopher Rupar Brian Harvey
|
POUR LA DÉFENDERESSE |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jagmohan Singh Gill Shatru Ghan Toronto (Ontario)
|
POUR LES DEMANDEURS |
John H. Sims Sous‑procureur général du Canada Ottawa (Ontario)
|
POUR LA DÉFENDERESSE |