Cour fédérale |
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Federal Court |
Ottawa (Ontario), le 30 janvier 2008
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MANDAMIN
ENTRE :
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
et
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Le procureur général du Canada (le demandeur) présente une demande de contrôle judiciaire en vertu des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, de la décision rendue par le Tribunal canadien des droits de la personne (le Tribunal) le 15 novembre 2006 d’accorder à Donna Mowat (la défendresse) un montant de 47 000 $ au titre de ses frais juridiques, lequel devra lui être versé par les Forces armées canadiennes (les Forces).
[2] J’ai décidé que l’interprétation du Tribunal voulant qu’il ait compétence pour adjuger des frais juridiques à titre d’indemnité en vertu de l’alinéa 53(2)c) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C.1985, ch. H-6 (la Loi), dans la présente affaire est raisonnable. Pour prendre une telle décision, j’ai conclu qu’en l’espèce la norme de contrôle judiciaire applicable au Tribunal lorsqu’il interprète sa propre loi, ce qui constitue une question de droit, est la décision raisonnable simpliciter plutôt que la décision correcte.
[3] J’ai également décidé que le Tribunal devait fournir des motifs suffisants d’adjuger des dépens, ce qu’il a omis de faire en accordant des frais juridiques à titre d’indemnité. Mes motifs sont exposés ci-après.
LE CONTEXTE
[4] Dans la plainte datée du 15 juin 1998, qu’elle a déposée auprès de la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission), la défenderesse, qui était caporale-chef, a prétendu que les Forces avaient agi de façon discriminatoire à son égard en raison de son sexe :
i) en la défavorisant en cours d’emploi et en refusant de continuer de l’employer, en contravention de l’article 7 de la Loi;
ii) en ne lui fournissant pas un milieu de travail exempt de harcèlement en contravention de l’article 14 de la Loi. Une allégation de harcèlement sexuel figurait également dans la plainte.
[5] La Commission ne s’est pas chargée de l’affaire et la défenderesse a été représentée par son propre avocat pendant son audition par le Tribunal.
La décision faisant l’objet du contrôle :
Mowat c. Forces armées canadiennes, [2006] D.C.D.P. no 49 (Mowat – Décision portant sur les frais juridiques)
[6] L’audition de la plainte déposée par la défenderesse a duré six semaines. On a soumis plus de 4 000 pages de transcriptions de témoignages et déposé plus de 200 pièces devant le Tribunal.
[7] Le Tribunal a conclu que la plainte de harcèlement sexuel déposée par la défenderesse était fondée et lui a accordé un montant de 4 000 $ plus intérêts pour avoir subi un préjudice moral, jusqu’à concurrence des 5 000 $ prévus par la Loi, vu que la plainte de la défenderesse avait été déposée avant les modifications de 1998, qui ont porté le montant maximal prévu par la Loi à 20 000 $. Le Tribunal a rejeté les allégations de la défenderesse selon lesquelles elle avait été défavorisée en cours d’emploi ainsi que sa plainte fondée sur le refus des Forces de continuer de l’employer.
[8] La défenderesse a initialement demandé le remboursement de ses frais juridiques et a soumis au Tribunal des relevés de services d’avocat s’élevant à 196 313 $. Dans les observations qu’elle a présentées au Tribunal, la défenderesse a déclaré qu’elle ne s’attendait pas à se voir adjuger 100 p. 100, voire 75 p. 100 de ses frais juridiques, mais qu’elle s’attendait à se voir adjuger des frais juridiques raisonnables.
[9] Le demandeur a contesté la compétence du Tribunal d’adjuger des frais juridiques. Subsidiairement, il a fait valoir que si le Tribunal était compétent, la défenderesse ne devait recevoir aucun montant à titre de frais juridiques, ou ne devait recevoir qu’un montant très limité dans la mesure où la plupart de ses allégations avaient été rejetées et où l’audition avait été inutilement longue et complexe parce que la défenderesse n’était pas parvenue à formuler ses plaintes de façon claire.
[10] Le Tribunal, après avoir examiné d’anciennes décisions et la jurisprudence de la Cour fédérale, a conclu qu’il avait compétence pour adjuger des frais juridiques en vertu de l’alinéa 53(2)c) de la Loi.
[11] Le Tribunal a adjugé à la défenderesse un montant de 47 000 $ de frais juridiques à titre d’indemnité en vertu de l’alinéa 53(2)c) de la Loi pour les dépenses entraînées par la discrimination.
LES QUESTIONS EN LITIGE
[12] Le demandeur demande que cinq questions soient examinées dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire :
1. Le Tribunal a-t-il compétence pour adjuger des frais juridiques?
2. Si le Tribunal a compétence pour adjuger des frais juridiques, a-t-il excédé sa compétence?
3. Si le Tribunal a compétence pour adjuger des frais juridiques, a-t-il commis une erreur en décidant de l’attribution et du montant des frais juridiques à adjuger?
4. En ce qui a trait au montant des frais juridiques, le Tribunal a-t-il rendu une décision fondée sur une conclusion de fait erronée qu’il a tirée sans tenir compte des éléments dont il disposait?
5. Le Tribunal a-t-il enfreint les principes d’équité procédurale en ne donnant pas de motifs appropriés pour justifier ses décisions?
[13] La défenderesse n’a pas répondu à la présente demande de contrôle judiciaire ni assisté à l’audience. L’avocat de la défenderesse a informé le Tribunal qu’il avait perdu le contact avec sa cliente et s’est retiré.
[14] On peut étudier la présente demande de contrôle judiciaire en examinant les deux questions suivantes :
1. Le Tribunal a-t-il compétence pour ordonner le versement de frais juridiques à titre d’indemnité en vertu de l’alinéa 53(2)c) de la Loi?
2. Le Tribunal a-t-il enfreint les principes d’équité procédurale en ne donnant pas de motifs appropriés pour justifier ses décisions?
LA LÉGISLATION
[15] L’article 53 de la Loi se lit comme suit :
Rejet de la plainte
53. (1) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur rejette la plainte qu’il juge non fondée.
Plainte jugée fondée
(2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :
c) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte;
d) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d’autres biens, services, installations ou moyens d’hébergement, et des dépenses entraînées par l’acte;
e) d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral.
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Complaint dismissed
53. (1) At the conclusion of an inquiry, the member or panel conducting the inquiry shall dismiss the complaint if the member or panel finds that the complaint is not substantiated.
Complaint substantiated
(2) If at the conclusion of the inquiry the member or panel finds that the complaint is substantiated, the member or panel may, subject to section 54, make an order against the person found to be engaging or to have engaged in the discriminatory practice and include in the order any of the following terms that the member or panel considers appropriate:
(c) that the person compensate the victim for any or all of the wages that the victim was deprived of and for any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice;
(d) that the person compensate the victim for any or all additional costs of obtaining alternative goods, services, facilities or accommodation and for any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice; and
(e) that the person compensate the victim, by an amount not exceeding twenty thousand dollars, for any pain and suffering that the victim experienced as a result of the discriminatory practice.
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LA NORME DE CONTRÔLE
[16] Dans l’arrêt Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, aux paragraphes 29 à 37, la Cour suprême du Canada a énoncé les principes à prendre en considération pour déterminer la norme de contrôle de la décision d’un tribunal selon le résultat de l’analyse pragmatique et fonctionnelle. La norme de contrôle doit être déterminée selon les termes de la loi, et compte tenu des facteurs suivants, définis dans l’arrêt Pushpanathan, précité :
a. la présence ou l’absence d’une disposition privative ou d’un droit d’appel prévu par la loi;
b. l’expertise du tribunal dont la décision est en cause par rapport à celle de la cour appelée à exercer le contrôle judiciaire quant à la question en litige;
c. l’objet de la loi dans son ensemble et de la disposition en cause;
d. la nature du problème : question de droit ou de fait, mixte de droit et de fait ou discrétionnaire.
L’absence de disposition privative
[17] Saisi du contrôle judiciaire d’une décision rendue en vertu des dispositions de la Loi relativement à une plainte pour discrimination raciale, le juge Kelen a conclu, au paragraphe 10 de la décision Canada (Procureur général) c. Brooks, 2006 CF 1244, que l’absence de disposition privative dans la Loi justifiait qu’il y ait lieu de faire preuve d’un faible degré de retenue. Dans la mesure où le Tribunal est constitué en vertu de la même loi que celui qui a rendu la décision contestée dans l’affaire Brooks, précitée, cela m’amène à conclure qu’il faut faire preuve d’un faible degré de retenue dans le cadre du présent contrôle.
L’expertise du tribunal
[18] Le paragraphe 48.1(2) de la Loi prévoit que les personnes nommées membres du Tribunal doivent avoir une expérience et des compétences dans le domaine des droits de la personne. L’expertise du Tribunal dans le domaine des droits de la personne, et plus particulièrement en ce qui a trait aux réparations qu’il convient d’accorder dans les cas de discrimination en matière de droits de la personne, m’amène à conclure qu’il faut faire preuve d’une grande retenue dans le cadre du présent contrôle.
L’objet de la loi et de la disposition en cause
[19] La Loi a pour objet de garantir à tous les individus l’égalité des chances d’épanouissement en les mettant à l’abri des actes discriminatoires. La disposition en cause, l’alinéa 53(2)c), donne au Tribunal le pouvoir discrétionnaire d’ordonner à la partie qui s’est rendue coupable de discrimination de verser une indemnité à la personne qui en a été victime. De même, les présents facteurs m’amènent à conclure qu’il faut faire preuve d’une grande retenue dans le cadre du présent contrôle.
La nature du problème
[20] Le premier point concerne l’interprétation de l’alinéa 53(2)c) de la Loi. Habituellement, l’interprétation de la loi est une question de droit qui, quant à la norme de contrôle, fait appel à la décision correcte. La Cour a déjà conclu, dans la décision Canada (Procureur général) c. Brooks, 2006 CF 500, aux paragraphes 8 et 9 (Brooks 2006 CF 500), que la compétence du Tribunal d’adjuger des frais juridiques était une question de droit qui devait donc être examinée à la lumière de la décision correcte.
[21] Cependant, un arrêt récent de la Cour d’appel fédérale nous invite à réexaminer ce point. Dans l’arrêt Chopra c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 268, la Cour d’appel fédérale a étudié la norme de contrôle applicable par une cour de révision exerçant un contrôle judiciaire quant à l’application de l’alinéa 53(2)c) de la Loi, la même disposition dont il est ici question. Le juge Pelletier a conclu qu’il « traiterai[t] avec une déférence accrue les conclusions du Tribunal touchant des questions de droit qu’il connaît à fond (Chopra, précité, au paragraphe 56) ».
[22] Le juge Pelletier a mentionné les observations du juge LeBel dans l’arrêt Toronto (Ville) c. Syndicat canadien de la fonction publique (S.C.F.P.), section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77. Tout en étant d’accord avec la majorité quant au fait que le pourvoi devait être rejeté en vertu de la doctrine de l’abus de procédure, le juge LeBel a analysé les aspects de l’affaire relevant du droit administratif. Le juge LeBel s’est demandé si on était tenu d’effectuer le contrôle judiciaire des questions de droit relevant de l’expertise du tribunal à la lumière de la décision correcte (Toronto (Ville), précité, aux paragraphes 62 à 64). Aux paragraphes 71 et 72, le juge LeBel a affirmé ce qui suit :
Cependant, notre Cour s’est montrée très prudente en signalant que toute décision sur une question de droit n’était pas assujettie à la norme de la décision correcte. Tout d’abord, comme notre Cour l’a fait observer, dans bien des cas il est difficile d’établir une ligne de démarcation claire entre une question de fait, une question mixte de fait et de droit et une question de droit; en fait, ces questions sont souvent inextricablement liées (voir Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982, par. 37; Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, par. 37). De manière encore plus précise, comme l’a écrit le juge Bastarache dans Pushpanathan, précité, « il peut convenir de faire preuve d’un degré élevé de retenue même à l’égard de pures questions de droit, si d’autres facteurs de l’analyse pragmatique et fonctionnelle semblent indiquer que cela correspond à l’intention du législateur » [page 120] (par. 37). Le facteur crucial à cet égard demeure l’expertise.
Comme le juge Bastarache l’a signalé dans Pushpanathan, précité, par. 34, « une fois établie l’expertise relative », notre Cour s’est montrée disposée à faire preuve « de beaucoup de retenue même dans des cas faisant jouer des questions très générales d’interprétation de la loi, si le texte en cause est la loi constitutive du tribunal » : voir par exemple Pezim c. Colombie‑Britannique (Superintendent of Brokers), [1994] 2 R.C.S. 557, et National Corn Growers Assn. c. Canada (Tribunal des importations), [1990] 2 R.C.S. 1324. Notre Cour a par ailleurs statué que même si les interprétations de mesures législatives intrinsèques par les tribunaux administratifs « peuvent généralement faire l’objet d’un examen selon la norme de la décision correcte », des exceptions peuvent exister à cette règle générale et la déférence peut s’imposer lorsque « la loi est intimement liée au mandat du tribunal et [que] celui‑ci est souvent appelé à l’examiner » : voir Conseil de l’éducation de Toronto (Cité), précité, par. 39; Société Radio‑Canada, précité, par. 48. Et, ce qui importe peut‑être davantage à la lumière des questions que soulève le présent pourvoi, notre Cour a décidé que la déférence peut s’imposer lorsque, avec le temps, le tribunal administratif a acquis une expertise dans l’application d’une règle générale de common law ou de droit civil dans son domaine spécialisé : voir Ivanhoe, précité, par. 26; la juge L’Heureux‑Dubé (dissidente), dans Canada (Procureur général) c. Mossop, [1993] 1 R.C.S. 554, p. 599‑600, motifs approuvés dans Pushpanathan, précité, par. 37.
[23] Le juge Pelletier, suivant le raisonnement adopté par le juge LeBel dans l’affaire Toronto (Ville), précitée, a jugé que la conclusion du juge saisi de la demande dans l’affaire Chopra, précitée, selon laquelle la norme de contrôle applicable aux questions de droit soulevées par l’interprétation de l’alinéa 53(2)c) de la Loi était la décision correcte, était trop large (Chopra, précité, au paragraphe 17). Il a déclaré que « [l]a norme varie selon la nature de la question juridique en cause. Il se peut que la norme applicable soit celle de la décision correcte, mais ce n’est pas toujours le cas. » Le juge Pelletier a conclu que la norme applicable à l’examen de la façon dont le Tribunal avait interprété l’alinéa 53(2)c) de la Loi était la décision raisonnable simpliciter (Chopra, précité, au paragraphe 56).
[24] La question de droit soulevée par la façon dont le Tribunal a interprété l’alinéa 53(2)c) quant à savoir s’il avait compétence pour adjuger des frais juridiques à titre d’indemnité pour les dépenses entraînées par la discrimination touche au cœur même des questions de droits de la personne relevant de l’expertise du Tribunal. Par conséquent, il y a lieu de faire preuve de retenue à l’égard de la façon dont le Tribunal a interprété l’alinéa en cause pour déterminer s’il avait compétence pour adjuger des frais juridiques à titre d’indemnité.
[25] Enfin, le paragraphe 50(2) de la Loi prévoit que le Tribunal peut trancher les questions de droit et de fait.
Questions de droit et de fait
(2) Il tranche les questions de droit et les questions de fait dans les affaires dont il est saisi en vertu de la présente partie. |
Power to determine questions of law or fact
(2) In the course of hearing and determining any matter under inquiry, the member or panel may decide all questions of law or fact necessary to determining the matter. |
Le fait que le Parlement ait employé l’expression « de droit et de fait » démontre qu’il envisageait des situations dans lesquelles le Tribunal pourrait avoir à trancher des questions de droit afin de se prononcer sur les questions dont il serait saisi.
La norme applicable au contrôle judiciaire de la décision du Tribunal portant sur les frais juridiques dans l’affaire Mowat
[26] Par conséquent, je conclus que la norme de contrôle applicable dans le cadre du contrôle judiciaire de la décision rendue par le Tribunal en ce qui a trait à sa compétence d’adjuger des frais juridiques à titre d’indemnité en vertu de l’alinéa 53(2)c) est la décision raisonnable simpliciter.
La jurisprudence de la Cour fédérale
[27] La Cour fédérale s’est déjà demandé si le Tribunal avait compétence pour adjuger des frais juridiques; elle a cependant rendu des décisions contradictoires en la matière. Dans trois affaires, la Cour a conclu que le Tribunal était compétent : Canada (Procureur général) c. Thwaites, [1994] 3 C.F. 38, au paragraphe 56, (Thwaites); voir également Canada (Procureur général) c. Stevenson, 2003 CFPI 341, aux paragraphes 23 à 26 (Stevenson); voir également Brooks 2006 CF 500, précitée, au paragraphe 16. Dans deux affaires, la Cour a conclu que le Tribunal n’était pas compétent pour adjuger des frais juridiques : Canada (Procureur général) c. Lambie, [1996] A.C.F. no 1695, au paragraphe 41; voir également : Canada (Procureur général) c. Green, [2000] 4 C.F. 629, aux paragraphes 185 et 186).
Le Tribunal a-t-il compétence pour ordonner le versement de frais juridiques à titre d’indemnité en vertu de l’alinéa 53(2)c) de la Loi?
Les observations du demandeur
[28] Le demandeur estime que le Tribunal n’a pas compétence pour adjuger des frais juridiques et qu’il a excédé sa compétence en adjugeant des frais juridiques à la défenderesse. Le demandeur soutient énergiquement que les principes d’interprétation des lois militent contre l’attribution de cette compétence au Tribunal.
[29] Pour appuyer son argument, le demandeur affirme que les facteurs énoncés ci‑après militent contre une interprétation de la Loi selon laquelle le législateur voulait que le Tribunal ait le droit de conclure que les frais juridiques font partie d’une catégorie de frais pouvant être adjugés à titre d’indemnité pour les dépenses entraînées par les actes discriminatoires :
a. la Loi ne confère pas expressément au Tribunal le pouvoir d’adjuger des frais juridiques;
b. les principes d’interprétation des lois, y compris la notion d’« exclusion implicite », l’interprétation stricte des lois qui imposent une redevance ou une charge, la règle d’interprétation ejusdem generis et les distinctions faites en common law entre dommages‑intérêts et frais juridiques semblent tous indiquer que l’emploi de termes clairs et non équivoques est nécessaire avant que l’on puisse conclure qu’un tribunal a le pouvoir d’adjuger des frais juridiques;
c. le terme « frais juridiques » est un terme légal et technique dont l’acception est distincte de celle du terme « dépenses » .
[30] Le demandeur soutient également que s’il est vrai que certains tribunaux sont autorisés expressément par la loi d’adjuger des frais juridiques, cela n’est étonnamment pas mentionné dans la Loi. Cette observation appuie l’argument du demandeur selon lequel une autorisation expresse d’origine législative est requise pour que le Tribunal ait compétence pour adjuger des frais juridiques. Le demandeur soulève les points suivants :
a. Le législateur a expressément confié à d’autres tribunaux, notamment le Tribunal canadien du commerce extérieur, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes et l’Office des transports du Canada, le pouvoir d’adjuger des frais juridiques, mais pas au Tribunal;
b. Parmi les treize provinces et territoires, dix ont expressément conféré à leur tribunal respectif des droits de la personne le pouvoir d’adjuger des frais juridiques;
c. L’une des modifications que le législateur a envisagé d’apporter à la Loi concernait une disposition expresse permettant au Tribunal d’adjuger des frais juridiques.
[31] Le demandeur affirme aussi que l’interprétation du Tribunal entraîne un régime de frais juridiques unilatéral puisque seuls les demandeurs dont l’allégation de discrimination est accueillie peuvent se voir adjuger des frais juridiques. Dans les cas où le Tribunal rejette une allégation présentée par un demandeur, le défendeur qui a obtenu gain de cause ne se verra jamais adjuger de frais juridiques. Le demandeur soutient qu’un tel régime unilatéral est absurde et que les lois devraient être interprétées de façon à éviter toute absurdité.
L’interprétation du Tribunal quant à sa compétence pour adjuger des frais juridiques
[32] Le Tribunal, dans la décision Mowat portant sur les frais juridiques, précitée, soit la décision faisant l’objet du présent contrôle, a commencé son analyse des frais juridiques en examinant, selon un ordre chronologique, les décisions de la Cour fédérale sur l’adjudication de frais juridiques.
[33] Bref, la Cour a conclu dans sa décision rendue en 1994 dans Thwaites, précitée, que l’expression « dépenses entraînées » tirée de la Loi devait être prise dans son acception courante, ce qui peut comprendre les frais juridiques. En 1996, soit deux ans plus tard, dans Lambie, précitée, la Cour a rejeté une demande de remboursement de frais juridiques, en soulignant toutefois que des frais juridiques pouvaient être adjugés dans des « circonstances exceptionnelles ». En 2000, dans Green, précitée, la Cour a conclu que puisqu’il n’y a aucune mention de frais juridiques dans la Loi, le législateur ne voulait pas que le Tribunal ait le pouvoir d’adjuger de tels frais.
[34] En 2003, dans Stevenson, précitée, la Cour a suivi la décision rendue dans Thwaites, selon laquelle les termes de l’alinéa en cause sont suffisamment larges pour englober le pouvoir d’adjuger des frais juridiques. Avant d’en arriver à sa conclusion, la Cour a souligné que le Tribunal, dans Nkwazi c. Canada (Service correctionnel), [2001] D.C.D.P. no 29, avait conclu que les considérations de principe en matière de droits de la personne appuyaient la conclusion selon laquelle un tribunal des droits de la personne avait compétence pour adjuger des frais juridiques à titre d’indemnité. Enfin, en 2006, dans Brooks 2006 CF 500, précitée, la Cour a également suivi la décision rendue dans Thwaites, précitée. La mention de la décision Nkwazi dans Brooks renvoie à un extrait tiré de la décision du juge Rouleau dans Stevenson, où il examine la jurisprudence pertinente.
[35] Dans la présente affaire, le Tribunal a souligné expressément que la Cour fédérale a approuvé l’approche stratégique en matière de droits de la personne à l’interprétation des lois qui a été adoptée dans Nkwazi, précitée (voir la décision Mowat portant sur les frais juridiques, précitée, aux paragraphes 22 et 23) :
Il est également important de souligner que, dans la décision Stevenson, la Cour a reconnu les considérations de principe sous‑jacentes mentionnées dans la décision rendue par le Tribunal dans Nkwazi c. Service correctionnel du Canada, (2001) D.C.D.P. no 29 (QL).
Dans cette décision le Tribunal a conclu ce qui suit : « certaines considérations de principe impérieuses relatives à l'accès à la procédure en matière de droits de la personne militent en faveur de l'adoption de la méthode suivie dans Thwaites. À mon avis, si je donnais au mot « dépenses » un sens aussi étroit que celui que le juge Lemieux y a donné dans Green, privant ainsi les victimes d'un acte discriminatoire du droit de recouvrer les frais juridiques raisonnables liés à l'audition de leur plainte, j'irais à l'encontre du principe qui sous-tend la Loi canadienne sur les droits de la personne, soit le principe de l'intérêt public ».
[36] En l’espèce, le Tribunal a adopté l’approche stratégique en matière de droits de la personne énoncée dans Nkwazi, précitée, au lieu de l’approche que le demandeur a fait valoir selon laquelle l’alinéa 53(2)c) devait être interprété conformément aux règles conventionnelles d’interprétation des lois.
[37] La Cour suprême du Canada a étudié la relation qui existe entre ces deux approches à l’interprétation de la Loi dans Cie des chemins de fer nationaux du Canada c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 R.C.S. 1114, aux paragraphes 24 et 29. Le juge en chef Dickson, exprimant l’opinion unanime de la cour, a déclaré ce qui suit :
La législation sur les droits de la personne vise notamment à favoriser l'essor des droits individuels d'importance vitale, lesquels sont susceptibles d'être mis à exécution, en dernière analyse, devant une cour de justice. Je reconnais qu'en interprétant la Loi, les termes qu'elle utilise doivent recevoir leur sens ordinaire, mais il est tout aussi important de reconnaître et de donner effet pleinement aux droits qui y sont énoncés. On ne devrait pas chercher par toutes sortes de façons à les minimiser ou à diminuer leur effet. Bien que cela puisse sembler banal, il peut être sage de se rappeler ce guide qu'offre la Loi d'interprétation fédérale lorsqu'elle précise que les textes de loi sont censés être réparateurs et doivent ainsi s'interpréter de la façon juste, large et libérale la plus propre à assurer la réalisation de leurs objets. Voir l'article 11 de la Loi d'interprétation, S.R.C. 1970, chap. 1-23 et ses modifications. Comme Elmer A. Driedger l'a écrit à la p. 87 de Construction of Statutes (2nd ed. 1983) :
[TRADUCTION] De nos jours, un seul principe ou méthode prévaut pour l'interprétation d'une loi: les mots doivent être interprétés selon le contexte, dans leur acception logique courante en conformité avec l'esprit et l'objet de la loi et l'intention du législateur.
[…]
Dans l'arrêt Commission ontarienne des droits de la personne c. Simpsons-Sears Ltd., [1985] 2 R.C.S. 536, la Cour énonce explicitement les principes applicables à l'interprétation des lois sur les droits de la personne. S'exprimant encore une fois au nom de la Cour à l'unanimité, le juge McIntyre conclut, aux pp. 546 et 547 :
Ce n'est pas, à mon avis, une bonne solution que d'affirmer que, selon les règles d'interprétation bien établies, on ne peut prêter au Code un sens plus large que le sens le plus étroit que peuvent avoir les termes qui y sont employés. Les règles d'interprétation acceptées sont suffisamment souples pour permettre à la Cour de reconnaître, en interprétant un code des droits de la personne, la nature et l'objet spéciaux de ce texte législatif [...] et de lui donner une interprétation qui permettra de promouvoir ses fins générales. Une loi de ce genre est d'une nature spéciale. Elle n'est pas vraiment de nature inconstitutionnelle, mais elle est certainement d'une nature qui sort de l'ordinaire. Il appartient aux tribunaux d'en rechercher l'objet et de le mettre en application. Le Code vise la suppression de la discrimination.
[38] J’ai conclu que la norme de contrôle qui s’applique à la conclusion du Tribunal selon laquelle il avait compétence pour adjuger des frais juridiques en vertu de l’alinéa 53(2)c) est la décision raisonnable simpliciter.
[39] Je souligne que la défenderesse a justifié une partie de son allégation de harcèlement sexuel et que la Commission ne s’est pas chargée de l’affaire.
[40] En tenant compte de l’objet réparateur des lois sur les droits de la personne et de l’approche à leur interprétation approuvée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Cie des chemins de fer nationaux du Canada, précité, ainsi que de l’arrêt Chopra, précité, rendu par la Cour d’appel fédérale, je conclus que l’interprétation du Tribunal voulant qu’il ait compétence pour adjuger des frais juridiques en vertu de l’alinéa 53(2)c) à titre de dépenses entraînées par les actes discriminatoires est raisonnable.
[41] L’approche stratégique en matière de droits de la personne à l’interprétation de l’alinéa 53(2)c) donne une explication à la question soulevée par le demandeur au sujet du régime unilatéral d’adjudication de frais juridiques. Dit simplement, une indemnisation pour des dépenses, soit des frais juridiques en l’espèce, est accordée parce que des actes discriminatoires ont été prouvés et non pas parce qu’une partie à un litige a obtenu gain de cause.
Le Tribunal a-t-il enfreint les principes d’équité procédurale en ne donnant pas de motifs appropriés pour justifier sa décision d’adjuger des frais juridiques?
[42] La prochaine question consiste à savoir si le Tribunal a donné des motifs suffisants pour justifier sa décision d’adjuger des frais juridiques.
[43] La question qui est soulevée dans les cas où les motifs donnés ne sont pas appropriés découle de la nature du comportement reproché. Si le comportement constitue un manquement aux principes d’équité procédurale, il n’est pas nécessaire de déterminer la norme de contrôle applicable; voir Morneau-Bérubé c. Nouveau‑Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, au paragraphe 74. Lorsque les principes d’équité procédurale sont enfreints, la décision du Tribunal est infirmée.
[44] Le demandeur affirme que, bien que l’obligation de fournir des motifs n’existe pas dans tous les cas, en l’espèce, où il est tenu de rembourser un montant de 47 000 à titre de frais juridiques, des motifs appropriés justifiant cette somme devraient lui être donnés.
[45] L’obligation de fournir des motifs fait partie de l’obligation générale d’agir équitablement. Dans Knight c. Indian Head School Division No. 19, [1990] 1 R.C.S. 653, au paragraphe 24, la juge L’Heureux-Dubé a déclaré ce qui suit :
L'existence d'une obligation générale d'agir équitablement dépendra de l'examen de trois facteurs : (i) la nature de la décision qui doit être rendue par l'organisme administratif en question, (ii) la relation existant entre cet organisme et le particulier, et (iii) l'effet de cette décision sur les droits du particulier. Notre Cour a affirmé dans l'arrêt Cardinal c. Directeur de l'établissement Kent, précité, que dans les cas où ces trois éléments se retrouvent, une obligation générale d'agir équitablement incombe à un organisme décisionnel public (le juge Le Dain au nom de la Cour, à la p. 653).
[46] La juge L’Heureux-Dubé a poursuivi en affirmant qu’il y a un droit à l’équité procédurale si la décision est importante et a de graves répercussions sur l’intéressé (Knight, précité, au paragraphe 35). Elle a par ailleurs souligné que la notion d’équité procédurale est souple et est tributaire du contexte particulier de chaque cas (Knight, précité, au paragraphe 46).
[47] Dans Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, la juge L’Heureux-Dubé a fourni des précisions sur la souplesse de l’obligation d’équité procédurale. Elle a conclu que l’obligation d’équité procédurale comprenait l’obligation de donner des motifs. Elle a déclaré ce qui suit au paragraphe 43 :
À mon avis, il est maintenant approprié de reconnaître que, dans certaines circonstances, l’obligation d’équité procédurale requerra une explication écrite de la décision. Les solides arguments démontrant les avantages de motifs écrits indiquent que, dans des cas comme en l’espèce où la décision revêt une grande importance pour l’individu, dans des cas où il existe un droit d’appel prévu par la loi, ou dans d’autres circonstances, une forme quelconque de motifs écrits est requise. Cette exigence est apparue dans la common law ailleurs. Les circonstances de l’espèce, à mon avis, constituent l’une de ces situations où des motifs écrits sont nécessaires. L’importance cruciale d’une décision d’ordre humanitaire pour les personnes visées, comme celles dont il est question dans les arrêts Orlowski, Cunningham et Doody, milite en faveur de l’obligation de donner des motifs. Il serait injuste à l’égard d’une personne visée par une telle décision, si essentielle pour son avenir, de ne pas lui expliquer pourquoi elle a été prise.
[48] L’obligation de donner des motifs exige que les motifs soient appropriés. Dans Via Rail Canada Inc. c. Office national des transports, [2001] 2 C.F. 25, aux paragraphes 17, 18 et 19, le juge Sexton de la Cour d’appel fédérale a conclu ce qui suit :
L’obligation de produire des motifs est salutaire. Les motifs visent plusieurs fins utiles, dont celle de concentrer l’attention du décideur sur les facteurs et les éléments de preuve pertinents. Pour reprendre les termes de la Cour suprême du Canada :
On a soutenu que la rédaction de motifs favorise une meilleure prise de décision en ce qu’elle exige une bonne formulation des questions et du raisonnement et, en conséquence, une analyse plus rigoureuse. Le processus de rédaction des motifs d’une décision peut en lui-même garantir une meilleure décision. [Renvoi omis.]
Les motifs garantissent aussi aux parties que leurs observations ont été prises en considération.
De plus, les motifs permettent aux parties de faire valoir tout droit d’appel ou de contrôle judiciaire à leur disposition. Ils servent de point de départ à une évaluation des moyens d’appel ou de contrôle possibles. Ils permettent à l’organisme d’appel ou de révision d’établir si le décideur a commis une erreur et si cette erreur le rend justiciable devant cet organisme. Cet aspect est particulièrement important lorsque la décision est assujettie à une norme d’examen fondée sur la retenue.
[49] De même, l’équité procédurale exige que des motifs soient donnés lorsqu’il y a obligation. Pour s’acquitter de l’obligation, le décideur doit fournir des motifs appropriés, permettant ainsi aux parties concernées de comprendre la raison pour laquelle la décision a été rendue, leur assurant que leurs témoignages et leurs observations ont été entendues et leur permettant de procéder à une évaluation des motifs possibles d’appel ou de contrôle.
[50] Le Tribunal a conclu que la défenderesse avait été victime de harcèlement sexuel et lui a accordé le montant maximal de 5 000 $ prévu par la Loi à titre d’indemnité pour avoir subi un préjudice moral. Le Tribunal a rejeté les allégations de la défenderesse – qu’elle avait été défavorisée en cours d’emploi, qu’elle avait été victime de harcèlement autre que le harcèlement sexuel et que les Forces avaient refusé de continuer à l’employer – au motif qu’elles n’étaient pas fondées.
[51] Durant la présentation des observations finales le 20 mars 2006, le Tribunal a entendu les observations formulées par les avocats du demandeur et de la défenderesse quant à savoir s’il y avait lieu de rembourser la défenderesse de ses frais juridiques en vertu de l’alinéa 53(2)c) de la Loi. Le Tribunal avait proposé d’attendre sa décision quant à la responsabilité avant de faire valoir les considérations sur les frais juridiques. Le demandeur a insisté pour présenter des observations sur les frais juridiques, plaidant les questions de la compétence et du montant de toute indemnité.
[52] Le Tribunal a exigé d’autres éléments de preuve et observations de la part des parties. Il a souligné que les parties devaient avoir la possibilité de présenter des observations sur des questions qui sont, selon le Tribunal, « très pertinent[e]s quant au règlement de la demande d’indemnisation des frais » (Mowat c. Forces armées canadiennes, 2005 CHRT 31, au paragraphe 410), notamment les suivantes :
- La distinction (le cas échéant) qui doit être faite entre les frais juridiques engagés avant l’audience et les frais juridiques engagés à l’audience, dans la mesure où cela a trait à la compétence du Tribunal d’accorder une indemnisation;
- L’importance des décisions rendues par le Tribunal dans Brown c. Gendarmerie royale du Canada, 2004 TCDP 30 (décision qui fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire), et dans Brooks c. Ministère des Pêches et des Océans, 2005 TCDP 26 (décision qui fait l’objet d’une demande de contrôle judiciaire);
- L’importance, du point de vue de l’indemnisation des frais, de mon rejet des allégations de congédiement discriminatoire, de distinction illicite et de harcèlement autre que le harcèlement sexuel.
[53] Le Tribunal a aussi demandé à la défenderesse de présenter un mémoire de frais en fonction du tarif B des Règles des Cours fédérales (les Règles), DORS/98-106, reposant sur l’hypothèse que la défenderesse a eu entièrement gain de cause et qu’elle a droit à des frais partie‑partie en vertu des Règles. Le demandeur était censé formuler des observations en réponse au mémoire.
[54] Compte tenu du fait que le Tribunal, après avoir entendu les observations présentées par les parties sur les frais juridiques, a exigé des renseignements et des observations supplémentaires sur des points particuliers relatifs aux frais juridiques, plus particulièrement sur la mesure dans laquelle chacune des parties avait eu gain de cause, je suis convaincu que le Tribunal devait fournir des motifs justifiant l’adjudication de frais juridiques à titre d’indemnité vu la valeur des frais engagés dans le cadre de l’audience du Tribunal.
[55] Le 20 mars 2006, tant la défenderesse que le demandeur ont présenté des observations écrites et des plaidoiries. L’avocat de la défenderesse a affirmé, parmi d’autres facteurs à considérer, [traduction] « qu’il faut accepter la victime telle qu’elle se présente », probablement parce qu’il voulait répondre à l’argument selon lequel la plainte de la défenderesse manquait de précision. Le demandeur a contesté le mémoire de frais présenté par la défenderesse (115 815,98 $) en déposant son propre mémoire (77 718,05 $), a mis l’accent sur l’application des facteurs de pondération énoncés au paragraphe 400(3) des Règles et a insisté sur le fait qu’il avait eu en bonne partie gain de cause contre la défenderesse.
[56] Dans sa décision, le Tribunal a affirmé que d’après l’alinéa 53(2)c), les frais juridiques doivent être une dépense entraînée par l’acte discriminatoire. En l’espèce, le seul acte discriminatoire subi par la défenderesse et qui a été jugé fondé est le harcèlement sexuel. Le Tribunal a conclu qu’il n’était pas tenu de suivre les Règles relativement à la taxation des dépens. Le Tribunal a adjugé à la défenderesse des frais juridiques à titre d’indemnité au montant de 47 000 $, payables par les Forces.
[57] Vu que le Tribunal a présenté ses motifs dans sa décision Mowat portant sur les frais juridiques, précitée, la prochaine étape de l’analyse consiste à décider s’ils étaient appropriés. La Cour d’appel fédérale a déclaré qu’on ne s’acquitte pas de l’obligation de donner des motifs suffisants en énonçant simplement les observations et les éléments de preuve présentés par les parties, puis en formulant une conclusion (Via Rail Canada Inc., précité, au paragraphe 22).
[58] En l’espèce, le Tribunal, ayant refusé de taxer les dépens en se fondant sur les Règles, n’a pas expliqué comment il en était arrivé au montant total de 47 000 $ à titre de frais juridiques. Le Tribunal a simplement affirmé qu’il avait pris en compte trois sources pour fixer cette somme totale : la description des services juridiques énoncés dans les relevés de services d’avocat de la défenderesse, la quantité d’éléments de preuve et le nombre de pièces présentés à l’audience et se rapportant à l’allégation de harcèlement sexuel par rapport au nombre total d’éléments de preuve et de pièces ayant trait aux allégations qui ont été rejetées, et le mémoire de frais présenté par chaque partie établi sur la base partie‑partie (décision Mowat portant sur les frais juridiques, précitée, au paragraphe 31). D’après mon interprétation de la décision Mowat portant sur les frais juridiques, précitée, le demandeur n’a reçu aucune explication quant à savoir comment le Tribunal en est arrivé au montant de 47 000 $ au regard des trois facteurs considérés.
[59] Le déroulement de l’instance devant le Tribunal a été long et complexe. Les parties connaissent bien les éléments de preuve et les observations présentées. Il n’est pas nécessaire que le Tribunal expose des motifs très détaillés sur l’adjudication des frais juridiques. Dans Knight, précité, aux paragraphes 49, 50 et 51, la Cour suprême du Canada a conclu que M. Knight avait le droit de connaître les motifs de son congédiement, mais que des motifs suffisants lui avaient été fournis dans le cadre des négociations avec la Indian Head School Board. Vu la longue durée de l’instance, le Tribunal a le droit de s’attendre à ce que les parties comprennent ses motifs, brièvement exposés, pour lesquels il a adjugé le montant auquel il est arrivé. Néanmoins, le Tribunal doit fournir des motifs suffisants, c’est-à-dire comment il en est arrivé à ce montant.
CONCLUSION
[60] La décision portant sur les frais juridiques sera infirmée et l’affaire sera renvoyée au Tribunal pour qu’il statue à nouveau sur elle. Vu la longue durée et la complexité de l’instance du Tribunal, l’affaire devrait être renvoyée au même membre du Tribunal.
[61] De plus, il semble que la défenderesse n’ait plus les moyens de poursuivre la procédure. Étant donné que le demandeur a plaidé sa cause relative aux frais juridiques deux fois devant le Tribunal et qu’il n’a pas apporté de changements importants à ses observations, le Tribunal peut se passer d’une autre audience et se fonder sur les documents écrits et les transcriptions d’audience pour rendre sa décision quant au montant de frais juridiques à adjuger.
[62] Enfin, je ne formule aucun commentaire sur le montant raisonnable de frais juridiques à être accordé par le Tribunal à titre d’indemnité.
JUGEMENT
1. La décision d’accorder à la défenderesse un montant de 47 000 $ de frais juridiques à titre d’indemnité en vertu de l’alinéa 53(2)c) de la Loi pour les dépenses entraînées est infirmée;
2. L’affaire est renvoyée au même décideur pour qu’il adjuge des frais à titre d’indemnité et expose ses motifs pour ce faire. La présentation d’autres observations ou la tenue d’une autre audience ne sont pas nécessaires.
Traduction certifiée conforme
Annie Beaulieu, traductrice
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-2199-06
INTITULÉ : LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c.
DONNA MOWAT
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 31 octobre 2007
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : Le juge Mandamin
DATE DES MOTIFS : Le 30 janvier 2008
COMPARUTIONS :
Sandra Nishikawa
Derek Allen POUR LE DEMANDEUR
Jerry Switzer POUR LA DÉFENDERESSE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
JOHN H. SIMS, c.r.
Sous-procureur général du Canada POUR LE DEMANDEUR
FEEHELY, GASTALDI
Avocats
Toronto (Ontario) POUR LA DÉFENDERESSE