Ottawa (Ontario), 4 janvier 2008
En présence de madame la juge Mactavish
ENTRE :
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Issac Drennan sollicite une ordonnance d’injonction interlocutoire mandatoire pour obliger le Service correctionnel du Canada (SCC) à le transférer au Centre régional de traitement à l’Établissement Pacifique, où, dit-il, on tiendra compte de ses besoins de personne handicapée. M. Drennan demande que l’injonction soit accordée en attendant la résolution de la plainte qu’il a récemment déposée auprès de la Commission canadienne des droits de la personne.
[2] Pour les motifs qui suivent, je suis convaincue que M. Drennan a droit à la réparation limitée que constitue une injonction interlocutoire, mais que cette injonction n’implique pas un transfert à un autre établissement du SCC.
Contexte
[3] M. Drennan termine actuellement une peine de prison, après avoir été reconnu coupable de plusieurs infractions graves. Sa date de libération d’office est le 22 janvier 2008.
[4] M. Drennan est devenu paraplégique en raison des blessures par balle subies au moment de son arrestation et est confiné à un fauteuil roulant.
[5] M. Drennan a passé une grande partie de sa peine dans l’Établissement de Matsqui, un établissement à sécurité moyenne des basses-terres continentales de la Colombie-Britannique. Il ne remet pas en question les mesures d’accommodement qui lui ont été offertes à cet établissement.
[5]
[6] M. Drennan avait auparavant été classé comme un détenu dit « à sécurité moyenne ». Cependant, en raison de problèmes de comportement, en novembre 2007, il a été reclassé comme un détenu dit « à sécurité maximale ». À cette époque, on a également décidé de transférer M. Drennan à l’Établissement de Kent, qui est un établissement à sécurité maximale.
[7] Avant son transfert, l’avocate de M. Drennan a soulevé des préoccupations quant à savoir si l’on pouvait tenir compte de ses besoins physiques de façon appropriée à l’Établissement de Kent. Le SCC était d’avis que des mesures d’accommodement appropriées étaient disponibles, et M. Drennan a été transféré à l’Établissement de Kent le 18 décembre 2008.
[8] On a fait des arrangements pour que M. Drennan reçoive l’aide d’un aidant détenu à l’Établissement de Kent; ce dernier est responsable de lui apporter ses repas et de lui apporter toute autre aide dont il pourrait avoir besoin. Il y a d’abord eu des tergiversations quant au paiement du détenu aidant pour ce service; une rémunération lui est actuellement versée par le SCC pour aider M. Drennan à temps plein.
[9] À son arrivée à l’Établissement de Kent, M. Drennan a d’abord été placé dans une cellule qui n’était pas accessible en fauteuil roulant. En outre, la douche à laquelle il avait accès n’était pas accessible aux personnes en fauteuil roulant. Deux jours plus tard, cependant, il a été transféré dans une cellule modifiée pour accueillir un fauteuil roulant. Il a également obtenu l’accès à une douche munie de barres d’appui installées sur les murs.
[10] La cellule actuelle de M. Drennan est dans un bloc cellulaire qui est seulement accessible par un escalier. Des discussions ont eu lieu entre les parties sur la possibilité que M. Drennan ait un accès au moyen d’une plate-forme élévatrice pour fauteuils roulants. Bien qu’il existe un désaccord entre les parties sur ce qui s’est en fait passé à cet égard, elles conviennent qu’aucune plate-forme élévatrice n’est en place de façon permanente et que si M. Drennan veut y avoir accès, elle doit être installée dans la cage d’escalier chaque fois qu’il veut monter ou descendre l’escalier.
[11] M. Drennan affirme que chaque fois qu’il a demandé d’utiliser la plate-forme élévatrice, cela lui a été refusé. En outre, il affirme que la vidéo qu’on leur a fait visionner, à son aidant et à lui, sur l’utilisation de la plate-forme élévatrice, indiquait clairement qu’elle ne fonctionne pas avec le modèle de fauteuil roulant qu’il utilise. En conséquence, il est obligé de se traîner sur les fesses pour monter ou descendre l’escalier, ce qui selon lui n’est pas seulement humiliant, mais lui a causé des plaies sur les fesses.
[12] Le SCC affirme que la plate-forme élévatrice est toujours disponible pour M. Drennan lorsqu’il est autorisé à se déplacer hors du bloc cellulaire. Le SCC affirme en outre qu’un deuxième fauteuil roulant a été fourni à M. Drennan pour lui permettre d’utiliser la plate-forme élévatrice.
[13] M. Drennan soutient de plus que la douche à laquelle il a accès ne répond pas à ses besoins. Selon la preuve non contredite à cet égard, il n’y a pas de rideau de douche qui sépare la zone de douche et l’endroit où il doit quitter son fauteuil roulant; son fauteuil roulant est donc arrosé quand il prend sa douche. Lorsqu’il s’assoit sur la surface mouillée du fauteuil roulant en sortant de la douche, les plaies de ses fesses se rouvrent.
[14] Aucune des parties ne conteste le fait qu’il n’y a pas de banc ou de siège dans la zone de douche pour que M. Drennan puisse se doucher en position assise. Par conséquent, il doit apporter une chaise de plastique de sa cellule. Le fauteuil roulant n’est pas conçu pour une utilisation dans une douche, n’est pas robuste, et n’a pas de pattes antidérapantes. Cela a été la cause d’une chute que M. Drennan a faite dans la douche en essayant de se déplacer de la chaise de plastique à son fauteuil roulant, et il a subi une blessure.
[15] La chaise de plastique n’a pas de fentes de drainage, et M. Drennan doit s’asseoir dans l’eau pendant la douche et pendant qu’il se sèche, ce qui aggrave ses plaies.
[16] En raison de son mécontentement à l’égard des mesures d’accommodement que lui a ménagées le SCC, M. Drennan a déposé un grief de deuxième niveau au SCC concernant ces questions. Le 19 décembre 2007, il a également déposé une plainte auprès de la Commission canadienne des droits de la personne.
[17] Comme mentionné précédemment, la date de la libération d’office de M. Drennan est le 22 janvier 2008. En conséquence, il ne serait pas réaliste de s’attendre à ce que ses plaintes relatives aux droits de la personne soient traitées d’ici là dans le cadre des processus établis en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
[18] M. Drennan affirme que les conditions dans lesquelles il est actuellement détenu à l’Établissement de Kent mettent sa santé et sa sécurité en danger. En conséquence, il sollicite une injonction interlocutoire pour obliger le Service correctionnel du Canada à le transférer au Centre régional de traitement à l’Établissement Pacifique, où, dit-il, on tiendra compte de ses besoins de personne handicapée.
Compétence
[19] Le SCC ne conteste pas formellement la compétence de notre Cour l’habilitant à accorder une injonction dans un cas comme celui dont elle est saisie, mais son représentant remet en question l’existence de cette compétence. À cet égard, elle souligne qu’il n’y a pas encore eu de cas où une injonction provisoire a été accordée par notre Cour relativement à une plainte en matière de droits de la personne qui n’avait pas été renvoyée au Tribunal canadien des droits de la personne pour être tranchée par la Commission canadienne des droits de la personne.
[20] Selon le SCC, si la Cour devait assumer cette compétence, elle usurperait la fonction d’examen préalable de la Commission, et cela équivaudrait en fait à évaluer le bien-fondé de la plainte de M. Drennan en matière de droits de la personne. Le SCC n’a cité aucune source étayant cette thèse.
[21] Cette question a été présentée d’urgence, et aucune partie n’était en mesure de faire des observations complètes sur la question de la compétence. De plus, pour que ce processus ait un sens pour M. Drennan, il fallait qu’une décision soit rendue rapidement. En conséquence, j’ai l’intention de traiter de la question de compétence de façon sommaire, et les présents motifs doivent être lus en tenant compte de cet aspect.
[22] Dans Canada (Commission des droits de la personne) c. Canada Liberty Net, [1998] 1 RCS 626, la Cour suprême du Canada a reconnu que notre Cour avait compétence pour accorder une injonction provisoire « autonome » à l’égard de plaintes déposées en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne.
[23] Un examen de l’analyse de la Cour suprême, aux paragraphes 23 à 37 de la décision précitée, ne révèle aucun obstacle évident au fait que notre Cour exerce sa compétence en l’espèce. Pratiquement tous les commentaires de la Cour suprême à l’égard de la relation de supervision de la Cour fédérale à l’égard du Tribunal canadien des droits de la personne s’appliquent tout autant à la nature de la relation entre la Cour fédérale et la Commission canadienne des droits de la personne.
[24] De plus, je n’accepte pas l’observation du SCC voulant que l’exercice de la compétence de la Cour usurpe la fonction d’examen préalable de la Commission, ou ait pour effet de mener à la détermination du bien-fondé de la plainte de M. Drennan. Tout ce que la Cour est appelée à trancher, c’est de savoir si M. Drennan satisfait au triple critère à remplir pour l’octroi d’une injonction. Cela exige, entre autres choses, de trancher la question de savoir s’il a soulevé une question sérieuse, pas de savoir si sa plainte en matière de droits de la personne devrait en fin de compte connaître une issue favorable.
[25] En conséquence, dans la mesure où le SCC conteste en fait la compétence de notre Cour, cette objection est rejetée.
[26] Il est bien établi que pour obtenir une injonction, M. Drennan doit convaincre la Cour que la question à trancher est sérieuse, qu’il subira un préjudice irréparable si l’injonction demandée n’est pas accordée et que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de l’injonction (RJR‑MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311).
Question importante
[27] Dans la plupart des cas, le critère à remplir pour établir l’existence d’une question sérieuse n’est pas élevé, et la partie qui présente la requête doit démontrer non seulement que la demande n’est ni futile ni vexatoire, mais aussi qu’il n’est en général ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l’affaire : RJR-MacDonald, précité, aux pages 337 et 338.
[28] Cependant, le SCC fait valoir que la Cour devrait en l’espèce se pencher attentivement sur le fondement de la plainte de M. Drennan en matière de droits de la personne. Étant donné que M. Drennan va bientôt être remis en liberté, le SCC affirme que le résultat pratique de tout octroi d’injonction par la Cour serait de déterminer efficacement le bien-fondé de sa plainte.
[29] Je ne suis pas convaincue que l’octroi de la mesure de redressement demandée par M. Drennan permettra enfin de trancher l’ensemble des questions soulevées dans sa plainte en matière de droits de la personne, puisqu’il y a manifestement des questions de redressement et des questions systémiques qui seraient laissées en suspens. Cela dit, cette conclusion n’a aucune incidence puisque je suis convaincue qu’un examen approfondi de l’affaire sur le fond démontre l’existence d’une question sérieuse, à savoir si le SCC a satisfait à l’obligation que lui impose la Loi canadienne sur les droits de la personne de prendre des mesures d’accommodement à l’égard du handicap de M. Drennan au point de subir des contraintes excessives.
[30] À cet égard, je voudrais simplement souligner que, quel que soit le différend quant à la preuve concernant l’accès à la plate-forme élévatrice pour fauteuils roulants, il n’est pas contesté que M. Drennan a informé le SCC des mesures d’accommodement dont il a besoin pour pouvoir utiliser la douche en toute sécurité. Rien n’indique que les demandes de M. Drennan à cet égard ne sont pas légitimes. Il n’existe pas non plus de litige quant au fait que le SCC n’a fourni à M. Drennan ni une bonne chaise de douche ni un rideau de douche. Enfin, le SCC n’a apporté aucune explication du fait que ces mesures d’accommodement simples n’ont pas été mises en œuvre, et n’a pas non plus tenté de justifier son défaut de le faire.
[31] En conséquence, je conclus que M. Drennan satisfait à l’aspect de la question sérieuse du critère applicable en matière d’octroi d’une injonction.
Préjudice irréparable
[32] Il ressort clairement de la jurisprudence que la preuve du préjudice irréparable doit être claire et ne pas tenir de la conjecture. Il est également bien entendu que le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue.
[33] Dans cet esprit, alors que M. Drennan m’a convaincue qu’il subira un préjudice irréparable si certaines mesures d’accommodement ne sont pas mises en œuvre de façon provisoire, il ne m’a pas convaincue qu’il subira un préjudice irréparable s’il n’est pas transféré au Centre régional de traitement à l’Établissement du Pacifique.
[34] En ce qui a trait à l’accès à la plate-forme élévatrice pour fauteuils roulants, la preuve démontre qu’il y a un conflit sérieux touchant ce qui s’est passé à cet égard. Même en acceptant la version des faits de M. Drennan, il reste que les repas de M. Drennan peuvent lui être apportés par son codétenu aidant, qui est payé par le SCC pour fournir de tels services. Bien que M. Drennan n’aime pas dépendre d’autres personnes pour obtenir de l’aide, ce qui est compréhensible, le fait qu’il doive le faire pour les trois prochaines semaines ne constitue pas, à mon avis, à un préjudice irréparable.
[35] De toute évidence, M. Drennan doit utiliser l’escalier à l’Établissement de Kent s’il veut se rendre à la bibliothèque ou à la cour d’entraînement physique, ou aller à l’extérieur pour fumer une cigarette. M. Drennan devrait aussi emprunter l’escalier s’il devait se rendre à l’infirmerie.
[36] Une fois de plus, il faut garder à l’esprit que ce dont il s’agit en l’espèce représente une période de trois semaines entre maintenant et la libération de M. Drennan le 22 janvier 2008. Le fait qu’il ne puisse pas aller à la bibliothèque, à la cour d’entraînement physique, ou aller fumer à l’extérieur pendant cette période ne constitue pas à mon avis à un préjudice irréparable qui donne droit à l’octroi d’une injonction provisoire.
[37] Il est également hypothétique de penser que M. Drennan puisse avoir besoin de soins de santé durant cette période. En tout cas, aucune raison n’a été apportée expliquant pourquoi le personnel médical ne pourrait pas se rendre à sa cellule, en cas de besoin.
[38] Dans ses observations en réplique, l’avocate de M. Drennan a soulevé, pour la première fois, la question de la sécurité de M. Drennan dans le cas d’un incendie dans l’Établissement. Étant donné que le SCC ne savait pas que c’était une question en litige, il n’a pas eu l’occasion de rassembler des éléments de preuve à cet égard. Par conséquent, j’ai informé l’avocate que je ne prendrais pas en considération cette observation et je refuse de le faire.
[39] Il ne reste donc que la question de l’accès à des installations de douche pour M. Drennan. M. Drennan m’a convaincue qu’il ne peut pas utiliser en toute sécurité la douche comme elle est actuellement installée, comme en témoigne le fait qu’il a déjà été victime d’une grave chute dans la douche.
[40] À cet égard, il faut rappeler que le terme « irréparable » a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. En gardant cela à l’esprit, et bien que M. Drennan puisse ne souffrir d’aucune conséquence physique à long terme de l’impossibilité de se doucher au cours des trois prochaines semaines, je suis cependant convaincue que l’atteinte à sa dignité personnelle qu’entraînerait l’impossibilité de faire sa toilette en toute sécurité au cours des trois prochaines semaines constitue à un préjudice irréparable.
Prépondérance des inconvénients
[41] Le SCC soutient que M. Drennan ne se présente pas à notre Cour les mains propres, puisque son transfert à l’Établissement de Kent est le résultat de sa propre inconduite. Quoi qu’il en soit, cela ne saurait en aucun cas soulager le SCC de son obligation de respecter les droits quasi constitutionnels de M. Drennan, et de lui fournir un environnement sécuritaire bien adapté à son handicap. Cette obligation est d’autant plus importante dans le cas d’un prisonnier puisqu’il ne choisit pas son environnement, et se trouve donc dans une position particulièrement vulnérable.
[42] En outre, comme mentionné précédemment, le SCC n’a offert aucune explication quant à savoir pourquoi M. Drennan ne peut obtenir une chaise de douche approuvée par les autorités médicales ou un rideau de douche. En effet, le SCC a indiqué qu’il n’avait pas d’objection à le faire, si la Cour l’ordonnait. En conséquence, la prépondérance des inconvénients favorise clairement M. Drennan à cet égard.
Conclusion
[43] Pour ces motifs, la requête est accueillie, en partie.
ORDONNANCE
La Cour ordonne que dans les 48 heures de la présente décision, le SCC installe un rideau de douche dans la cabine de douche accessible en fauteuil roulant dans le bloc cellulaire « A » à l’Établissement de Kent, et procure à M. Drennan une chaise de douche approuvée par les autorités médicales pendant qu’il est détenu dans cet établissement.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-2241-07
INTITULÉ : ISAAC DRENNAN c.
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
LIEU DE L’AUDIENCE : Ottawa (Ontario) par téléconférence
DATE DE L’AUDIENCE : Le 3 janvier 2008
ET ORDONNANCE : La juge Snider
COMPARUTIONS :
Jennifer Francis
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M. Graham Stark
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
PRISONERS’ LEGAL SERVICES
Abbotsford (Colombie-Britannique)
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JOHN H. SIMS, c.r.
Sous-procureur général du Canada
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