Date : 20071221
Dossier : T‑461-07
Référence : 2007 CF 1361
Ottawa (Ontario), le 21 décembre 2007
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE ORVILLE FRENETTE
ENTRE :
CAROLYN BREDIN
demanderesse
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
défendeur
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision en date du 17 février 2007 par laquelle la Commission canadienne des droits de la personne a refusé de statuer sur la plainte de la demanderesse au motif que la plainte avait été déposée après l’expiration des délais prévus, étant donné qu’elle était fondée sur des faits survenus plus d’un an avant le dépôt de la plainte et parce que les raisons invoquées pour justifier le retard n’étaient pas suffisantes pour que la Commission exerce son pouvoir discrétionnaire de manière à accepter d’examiner la plainte.
[2] La demanderesse soutient que la Commission a commis une erreur en refusant d’exercer son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur des éléments de preuve incomplets du fait du défaut de l’enquêteure d’accorder aux parties la possibilité de faire valoir leur point de vue avant de formuler ses recommandations. Qui plus est, la demanderesse affirme que la Commission a négligé de tenir compte des besoins entraînés par son invalidité et d’y répondre adéquatement avant de se prononcer sur l’opportunité d’exercer son pouvoir discrétionnaire.
LES FAITS
[3] On trouve dans la première demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse un exposé complet des faits à l’origine de la présente demande (Bredin c. Canada (Procureur général), 2006 CF 1178). Nous nous en tiendrons ici aux faits qui sont essentiels à la présente demande.
[4] La demanderesse a commencé sa carrière en 1979 comme employée de Citoyenneté et Immigration Canada. Elle a par la suite été mutée au ministère de la Justice le 30 avril 2001. En 1992, une grave dépression avait été diagnostiquée chez la demanderesse, qui alors pris un congé d’invalidité. Elle est revenue au travail graduellement à CIC en octobre 1993 et est redevenue une employée à temps plein en novembre 1995.
[5] La demanderesse a appris en octobre 1993 de son conseiller en rémunération et en avantages sociaux que, si son statut professionnel était celui d’une employée à temps plein, il y aurait un retard dans le versement de sa rémunération. À l’époque, son statut était celui d’une employée à temps partiel. La demanderesse affirme aussi qu’on lui a dit que son statut professionnel d’employée à temps partiel n’aurait pas d’effet négatif sur sa capacité de racheter ses droits à la pension pour la période qu’elle avait passée en congé sans solde.
[6] Avant le 4 juillet 1994, le Règlement sur la pension de la fonction publique, C.R.C. ch. 1358, ne permettait pas aux employés de cotiser au régime de pensions si leur nombre d’heures désignées de travail était inférieur à 30 heures par semaine. Le Règlement fut par la suite modifié pour permettre aux employés à temps partiel avant le 4 juillet 1994 de cotiser au Régime de pensions de retraite. Le Règlement modifié permettait aussi aux employés qui cotisaient au régime de retraite le 4 juillet 1994 de choisir de racheter une partie ou la totalité de toute période antérieure de service à temps partiel accomplie après le 31 décembre 1980.
[7] La demanderesse a présenté une demande en vue de racheter ses droits à la pension, mais sa demande a été refusée le 18 décembre 2001 par la Direction des pensions de retraite. On l’a informée qu’elle n’était pas admissible au rachat de ses droits à pension pour ses périodes de congé non rémunéré, à cause de son statut d’employée à temps partiel. Elle a soumis d’autres observations à la Direction en réclamant que son statut professionnel du 4 octobre 1993 au 29 novembre 1995 soit celui d’une employée à temps plein. Sa demande a été rejetée le 6 mars 2002.
[8] Le 10 avril 2003, Françoise Girard, directrice générale intérimaire des ressources humaines au ministère de la Justice, écrivait à son homologue, à CIC, au nom de la demanderesse, pour la prier de modifier le statut professionnel de la demanderesse d’employée à temps partiel à employée à temps plein, pour la période du 4 octobre 1993 au 29 novembre 1995, afin que cette période puisse être prise en compte aux fins de la pension.
[9] En mai 2003, la demanderesse est tombée malade et a commencé une période de congé d’invalidité.
[10] Le 11 juillet 2003, Mme Gravel a refusé la demande de modification du statut professionnel de la demanderesse en expliquant qu’elle ne croyait pas que les faits confirmaient les dires de la demanderesse selon lesquels elle avait été mal informée à l’époque par son conseiller en rémunération et en avantages sociaux à propos des conséquences qu’aurait pour elle le fait d’être considérée comme employée à temps partiel. Mme Gravel a invité Mme Girard à communiquer avec Anne Wallis, alors directrice de la Section de l’efficacité au travail, à CIC, pour le cas où elle aurait des questions à éclaircir, ce qu’elle a fait. Mme Girard a écrit à Mme Wallis pour lui demander une explication détaillée avant de rendre sa décision finale. Elle a aussi expliqué que CIC attendait un avis juridique sur la question de savoir si CIC pouvait tenir compte des renseignements complémentaires communiqués par les supérieurs hiérarchiques de la demanderesse en 2003 à propos de son statut professionnel en 1993. Elle a cherché à réparer, par une procédure interne, ce qu’elle croyait être une erreur administrative.
[11] Ces enquêtes se sont soldées, le 14 juin 2005, par une lettre dans laquelle Mme Gravel confirmait qu’elle estimait que c’était à juste titre que CIC avait conclu que la demanderesse avait travaillé à temps partiel et que c’était avec raison que sa demande de changement de statut professionnel avait été refusée.
[12] Le 10 mai 2005, la demanderesse a déposé auprès de la Commission une plainte de violation des droits de la personne dans laquelle elle disait que, en refusant de modifier son statut professionnel, CIC et le Conseil du Trésor du Canada la traitaient d’une manière préjudiciable et discriminatoire, en violation des articles 7 et 10 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. 1985, ch. H-6 (la Loi).
[13] La Commission a nommé un enquêteur qui a mené une enquête au sujet de la plainte de la demanderesse. Après avoir reçu les observations des deux parties et après avoir examiné les rapports médicaux et les documents produits, l’enquêteur a recommandé à la Commission de refuser de statuer sur la plainte au motif qu’elle avait été déposée après l’expiration du délai prescrit. Le 18 novembre 2005, la Commission a informé la demanderesse de sa décision de refuser de statuer sur sa plainte, au motif que celle-ci n’avait pas été déposée avant l’expiration du délai de prescription d’un an prévu à l’alinéa 40(1)e) de la Loi.
[14] La demanderesse a introduit une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission. Le 4 octobre 2006, le juge Blanchard a fait droit à la demande et a renvoyé l’affaire à la Commission. Il a conclu que la demanderesse avait déposé sa plainte après l’expiration du délai de prescription d’un an et a confirmé que c’était le 11 juillet 2003 que la présumée différence de traitement subie par la demanderesse s’était cristallisée. Le juge Blanchard a toutefois conclu que la Commission n’avait pas suffisamment motivé sa décision et que les motifs qu’elle invoquait n’étaient pas suffisants pour établir qu’elle avait fait porter son attention sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de déférer la plainte au tribunal malgré le fait que celle-ci avait été déposée après l’expiration du délai prévu.
DÉCISION DE LA COMMISSION
[15] Le 5 novembre 2006, l’enquêteur a remis son rapport d’analyse, conformément à l’article 41, et a recommandé à la Commission de refuser de statuer sur la plainte de la demanderesse parce qu’elle avait été déposée après l’expiration du délai prévu et parce que les raisons avancées par la demanderesse pour justifier son retard ne semblaient pas constituer un motif suffisant pour justifier l’exercice, par la Commission, de son pouvoir discrétionnaire d’accepter d’examiner la plainte.
[16] L’enquêteur a estimé que le délai de prescription d’un an avait commencé à courir le 11 juillet 2003, date de la lettre dans laquelle l’intimé avait informé la demanderesse que sa demande de modification de son statut professionnel, d’employée à temps partiel à employée à temps plein, avait été refusée. Le délai de prescription était donc expiré depuis longtemps lorsque la demanderesse a fini par communiquer avec la Commission, en avril 2005 (21 mois plus tard).
[17] L’enquêteur a rejeté l’argument de l’intimé suivant lequel il subirait un préjudice si la plainte devait être instruite parce que les faits à l’origine de la plainte remontaient à octobre 1993. L’intimé laissait entendre que certains témoins ne seraient pas disponibles ou bien ne seraient pas en mesure de se souvenir de détails importants. L’enquêteur a toutefois fait remarquer que le sort de la plainte ne dépendait pas des déclarations des témoins et qu’il semblait que la demanderesse disposait des preuves documentaires nécessaires pour établir que son invalidité constituait un moyen de défense.
[18] Sur ce point, les éléments de preuve importants étaient le témoignage des médecins et des deux rapports médicaux produits par la demanderesse au sujet de son état de santé de 2003 à 2005.
[19] L’enquêteur a également rejeté l’explication avancée par la demanderesse au sujet des raisons pour lesquelles elle n’avait pas déposé sa plainte dans le délai prescrit. Tout en reconnaissant que la demanderesse souffrait d’une dépression majeure depuis 2003, l’enquêteur a fait observer qu’elle avait gardé le contact avec son employeur actuel pendant toute cette période et avait entrepris un processus informel de révision, ce qui permet de penser que la demanderesse aurait pu saisir la Commission de sa plainte dans le délai d’un an prévu.
[20] L’enquêteur a conclu que, même si le retard s’était produit sans mauvaise foi de la part de la demanderesse, la Loi n’obligeait pas la plaignante à épuiser toutes les autres voies de recours avant de déposer une plainte. Rien n’empêchait donc la demanderesse de déposer une plainte devant la Commission en tout temps, dès qu’elle était informée de la décision de l’intimé.
[21] Enfin, l’enquêteur a recommandé, conformément à l’alinéa 41(1)e) de la Loi, que la Commission refuse de statuer sur la plainte parce qu’elle avait été déposée après l’expiration du délai prévu, étant donné qu’elle était fondée sur des faits survenus plus d’un an avant le dépôt de la plainte et parce que les raisons invoquées pour justifier le retard ne semblaient pas constituer un motif suffisant pour justifier l’exercice, par la Commission, de son pouvoir discrétionnaire d’accepter d’examiner la plainte.
[22] Par lettre datée du 12 février 2007 adressée à la demanderesse, la Commission a informé cette dernière qu’après examen du dossier, elle avait adopté la recommandation de l’enquêteur et décidé de refuser de statuer sur sa plainte.
CADRE LÉGAL
[23] La Commission peut refuser de statuer sur toute plainte déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier acte discriminatoire présumé, à moins que la Commission, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, n’accorde une prorogation du délai de dépôt.
41. (1) Sous réserve de l’article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie à moins qu’elle estime celle‑ci irrecevable pour un des motifs suivants : a) la victime présumée de l’acte discriminatoire devrait épuiser d’abord les recours internes ou les procédures d’appel ou de règlement des griefs qui lui sont normalement ouverts; b) la plainte pourrait avantageusement être instruite, dans un premier temps ou à toutes les étapes, selon des procédures prévues par une autre loi fédérale; c) la plainte n’est pas de sa compétence; d) la plainte est frivole, vexatoire ou entachée de mauvaise foi; e) la plainte a été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances. |
41. (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that (a) the alleged victim of the discriminatory practice to which the complaint relates ought to exhaust grievance or review procedures otherwise reasonably available; (b) the complaint is one that could more appropriately be dealt with, initially or completely, according to a procedure provided for under an Act of Parliament other than this Act; (c) the complaint is beyond the jurisdiction of the Commission; (d) the complaint is trivial, frivolous, vexatious or made in bad faith; or (e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint. |
[24] La Cour d’appel fédérale a statué que, dans l’exercice de la fonction d’examen préalable que lui confère la Loi, la Commission ne doit rejeter une plainte que dans les cas manifestes et évidents, puisqu’une telle décision aura pour effet de clore sommairement le dossier (Société canadienne des postes c. Canada (Commission des droits de la personne), [1997] A.C.F. n° 578 (QL), conf. à [1999] A.C.F. n° 705).
QUESTIONS EN LITIGE
[25] La demanderesse soumet les deux questions suivantes :
1. Quelle norme de contrôle s’applique à l’exercice que la Commission fait du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’alinéa 41(1)e) de la Loi?
2. La Commission a-t-elle commis une erreur manifestement déraisonnable en décidant de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire de manière à accepter de se saisir de la plainte?
PROCÉDURE SUIVIE POUR DÉPOSER UNE PLAINTE DEVANT LA COMMISSION DES DROITS DE LA PERSONNE
[26] J’estime qu’il est utile de scruter l’article 41 de la Loi, qui explique la procédure à suivre pour saisir la Commission des droits de la personne d’une plainte. La Commission doit d’abord procéder à un examen préliminaire de la plainte pour décider si, à première vue, elle est visée par l’un des cas d’irrecevabilité prévus à l’article 41. La Commission n’examine pas le fond de la plainte à cette étape-ci.
[27] Dès lors qu’elle détermine qu’un des alinéas du paragraphe 41(1) s’applique, comme celui relatif au délai de prescription d’un an, la Commission doit ensuite décider si elle exerce le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’alinéa 41(1)e) de manière à accorder ou à refuser tout délai supérieur pour déposer la plainte qu’elle estime indiqué dans les circonstances.
[28] Dans le jugement Price c. Concord Transportation Inc., 2003 CF 946, [2003] A.C.F. n° 1202, la Cour a déclaré ce qui suit :
Qui plus est, à l'alinéa 41(1)e), le législateur a reconnu qu'il n'y avait pas lieu de fixer un délai absolu. La compétence spécialisée qu'exerce la Commission en tant qu'arbitre des faits est mise à contribution de manière juste et appropriée par le pouvoir discrétionnaire qui lui est conféré et qui lui permet d'accorder le délai supérieur qu'elle « estime indiqué dans les circonstances ».
[29] En principe, la Commission doit décider si le retard s’est produit de bonne foi et elle doit évaluer toute injustice ou préjudice causés par le retard. Elle doit également tenir compte de l’objet de la Loi et des conséquences d’un rejet de la plainte pour le plaignant (Larsh c. Canada (Procureur général), [1999] A.C.F. n° 508, au paragraphe 36).
[30] S’il n’existe pas de raison valable pour justifier le retard, la Commission rejette la plainte à l’étape de l’examen préliminaire.
Price, précité;
Good c. Canada (Procureur général), 2005 CF 1276, [2005] A.C.F. n° 1556;
Davey c. Canada, 2004 CF 1496, [2004] A.C.F. n° 1840;
Tse c. Federal Express Canada Ltd., 2005 CF 598, [2005] A.C.F. n° 740.
LE FACTEUR DE L’INVALIDITÉ
[31] Parmi les facteurs dont la Commission doit tenir compte, il y a lieu de mentionner celui de l’invalidité. Si l’invalidité en question a fait obstacle au dépôt de la plainte dans le délai prescrit, la Commission doit en tenir compte dans sa décision (Lukian c. Société des chemins de fer Canadien National, [1994] A.C.F. n° 727).
LE FACTEUR DE L’INVALIDITÉ PSYCHOLOGIQUE
[32] Il me semble qu’il n’existe pas de décision portant sur l’invalidité psychologique en matière de prorogation de délais. En principe, je ne vois aucune raison logique de ne pas tenir compte d’une telle forme d’invalidité s’il est démontré qu’elle a empêché le plaignant de déposer sa plainte dans le délai d’un an prévu par la loi.
[33] La question à trancher devient donc celle de savoir si les faits allégués et avérés établissent l’existence d’une telle invalidité, ainsi que le démontre une simple lecture de l’article 2 de la Loi sur les droits de la personne, qui dispose que l’un des principaux objets de celle-ci est de garantir le droit de tous les individus à l’égalité indépendamment des considérations fondées notamment sur la « déficience » (Besner c. Canada (Service correctionnel) 2007 CF 1076, [2007] A.C.F. n° 1391).
QUESTIONS EN LITIGE
[34] La demanderesse soumet les deux questions suivantes :
1. Quelle norme de contrôle s’applique à l’exercice que la Commission fait du pouvoir discrétionnaire que lui confère l’alinéa 41(1)e) de la Loi?
2. La Commission a-t-elle commis une erreur manifestement déraisonnable en décidant de ne pas exercer son pouvoir discrétionnaire de manière à accepter de se saisir de la plainte?
ANALYSE
Norme de contrôle
[35] Les deux parties sont d’accord pour dire que c’est la norme de la décision manifestement déraisonnable qui s’applique à l’examen de la question de savoir si la Commission a bien exercé son pouvoir discrétionnaire en ne permettant pas que la plainte que la demanderesse avait présentée après l’expiration du délai de prescription soit néanmoins examinée.
[36] Sur la même question, le juge Blanchard a expliqué, en réponse à la première demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse, qu’il fallait procéder à une analyse pragmatique et fonctionnelle et que l’affaire devait être examinée en fonction de la norme de la décision manifestement déraisonnable (Bredin c. Canada, précité). Ainsi que le juge l’a fait observer, cette façon de voir s’accorde avec la jurisprudence de notre Cour (Cape Breton Development Corp. c. Hynes, [1999] A.C.F. n° 340 (QL), Price c. Concord Transport Inc., 2003 CF 946, Johnston c. Société canadienne d’hypothèques et de logement, [2004] A.C.F. n° 1121 (QL) et Davey c. Canada (2004), 257 F.T.R. 316, et Zavery c. Canada (Développement des ressources humaines), 2004 CF 929, [2004] A.C.F. n° 1122). En conséquence, je vais examiner cette question en fonction de la norme de la décision manifestement déraisonnable.
[37] La demanderesse affirme toutefois aussi que la Commission n’a pas accordé aux parties la possibilité de faire valoir leur point de vue avant que la remise du rapport prévu à l’article 41. Il s’agit en réalité d’une question d’équité procédurale qui doit en conséquence être considérée comme une question de droit. Autrement dit, soit la Commission a respecté l’obligation d’équité, soit elle a manqué à cette obligation (Sketchley c. Canada (Procureur général), 2005 CAF 404).
Exercice du pouvoir discrétionnaire de la Commission
[38] La demanderesse affirme que les conséquences sérieuses qu’entraîne la présente décision commande que l’enquêteur cherche à obtenir le point de vue des parties au sujet des raisons du retard et qu’il vérifie si la prorogation du délai de prescription d’un an porterait préjudice à l’intimé. Par ailleurs, c’est avant la production du rapport prévu à l’article 41 que l’enquêteur doit solliciter de telles observations. En l’espèce, l’enquêteur s’est plutôt fondé sur les observations des parties qui constituaient le fondement de la première décision viciée. En conséquence, la demanderesse soutient qu’elle était limitée, dans ce qu’elle pouvait formuler en réponse, à des observations qui étaient elles-mêmes assujetties à des restrictions importantes quant à leur longueur et à leur contenu.
[39] La demanderesse soutient en conséquence que l’enquêteur a fait défaut d’interroger Mme Wallis et de s’enquérir de la nature et de l’ampleur de leur correspondance, des retards causés par CIC pour répondre à sa demande de réexamen et des préoccupations exprimées par CIC au sujet de son défaut d’examiner les éléments de preuve présentés par la demanderesse. La demanderesse soutient par ailleurs que l’enquêteur a commis une erreur en concluant qu’elle aurait pu déposer sa plainte avant l’expiration du délai parce que l’enquêteur supposait que l’invalidité de la demanderesse n’avait eu aucune incidence sur sa capacité de porter plainte. Elle soutient qu’il n’y a aucun élément de preuve qui appuie cette conclusion, ce qui est particulièrement troublant parce que l’enquêteur n’a jamais interrogé le médecin ou l’employeur de la demanderesse, ni la direction de CIC pour vérifier cette hypothèse. De fait, le psychiatre de la demanderesse a donné des renseignements contraires démontrant qu’au cours de la période de temps correspondant à ce délai de prescription, on avait diagnostiqué chez la demanderesse une dépression majeure et que la demanderesse était incapable de se concentrer, de mener des tâches à terme dans le délai fixé et qu’elle avait perdu tout intérêt face à diverses activités.
[40] L’intimé affirme toutefois que la Commission disposait déjà de suffisamment de preuves, y compris de preuves médicales. De plus, la demanderesse a choisi de poursuivre sa plainte de manière informelle en communiquant avec son employeur. Il n’y a rien qui empêche un plaignant ou une plaignante de communiquer avec la Commission dans le délai d’un an lorsqu’il ou elle exerce d’autres recours. Bien que la Cour n’aurait peut-être pas tiré la même conclusion, la preuve est suffisante pour justifier la conclusion de la Commission et notre intervention n’est pas justifiée.
Dans la première demande de contrôle judiciaire de la demanderesse, le juge Blanchard signale que « [d]es prétentions détaillées ont été présentées au nom de la demanderesse à propos du pouvoir discrétionnaire exercé par la Commission en vertu de l’alinéa 41(1)e) de la Loi » (au paragraphe 58). Ces prétentions n’ont été formulées qu’après que la directrice de la Direction générale des enquêtes eut recommandé à la Commission de ne pas statuer sur la plainte de la demanderesse. Compte tenu du fait que le dossier du juge Blanchard était incomplet et que le rapport d’enquête en était notablement absent, le juge n’était pas en mesure de déterminer si la Commission avait déjà examiné ces observations, de même que les facteurs qui lui auraient permis d’exercer son pouvoir discrétionnaire.
[41] Selon le second rapport d’enquête approfondi, il semble que les « prétentions détaillées » auxquels le juge Blanchard fait allusion dans la première demande de contrôle judiciaire ont été portées à la connaissance de la seconde enquêteure. La seconde enquêteure explique, dans son rapport établi en vertu de l’article 41, qu’elle a examiné les observations présentées par les deux parties à la première décision de renvoi qui avait par la suite été infirmée par le juge Blanchard.
[42] Après avoir terminé son rapport, la seconde enquêteure a invité les parties à lui soumettre d’autres observations. Le syndicat de la demanderesse, l’Alliance de la Fonction publique du Canada (AFPC), et CIC ont tous les deux répondu à l’invitation de la Commission. L’avocat de l’AFPC, Me Craig Spencer, a présenté ses observations au nom de la demanderesse dans une lettre de dix pages dans laquelle il abordait les principaux points litigieux, y compris la façon dont la Commission avait traité le moyen tiré de l’« invalidité » et le pouvoir discrétionnaire de proroger le délai imparti pour porter plainte devant la Commission.
[43] Dans l’affaire Slattery, la Cour s’est penchée sur la question du degré d’exhaustivité de l’enquête qui doit être respecté pour satisfaire aux principes de l’équité procédurale :
Dans des situations où les parties ont le droit de présenter des observations en réponse au rapport de l’enquêteur, comme c’est le cas en l’espèce, les parties peuvent compenser les omissions moins graves en les portant à l’attention du décideur. Par conséquent, ce ne serait que lorsque les plaignants ne sont pas en mesure de corriger de telles omissions que le contrôle judiciaire devrait se justifier. Même s’il ne s’agit pas d’une liste exhaustive, il me semble que les circonstances où des observations supplémentaires ne sauraient compenser les omissions de l’enquêteur devraient comprendre : (1) les cas où l’omission est de nature si fondamentale que le seul fait d’attirer l’attention du décideur sur l’omission ne suffit pas à y remédier; ou (2) le cas où le décideur n’a pas accès à la preuve de fond en raison de la nature protégée de l’information ou encore du rejet explicite qu’il en a fait.
[44] Dans l’affaire Banque Canadienne Impériale de Commerce c. Kollar, 2003 CF 985, le juge Kelen était saisi d’une requête en injonction interlocutoire visant à empêcher le Tribunal canadien des droits de la personne de procéder à une enquête sur une plainte en attendant qu'une décision définitive soit rendue dans une demande de contrôle judiciaire. L’enquêteur s’était fondé uniquement sur les renseignements contenus dans un rapport établi par un autre enquêteur qui avait été contesté avec succès par voie de demande de contrôle judiciaire. Bien que les observations suivantes du juge Kelen aient été formulées à titre incident, il convient de les citer :
Toutefois, je note que c'est la décision de la Commission plutôt que le rapport de l'enquêteur qui fait l'objet de la demande de contrôle judiciaire. La demanderesse a eu la possibilité de soumettre de nouveaux éléments de preuve à la Commission après que l'enquêteur eut distribué son rapport. Elle n'a pas tiré parti de cette possibilité et ne peut pas maintenant l'invoquer comme motif de contrôle judiciaire.
[Non souligné dans l’original.]
[45] La demanderesse affirme qu’elle a été privée de la possibilité de soumettre des observations à la seconde enquêteure avant que celle-ci ne termine son rapport. De plus, sa réponse à ce rapport était limitée à un maximum de dix pages.
[46] Il ressort du second rapport d’enquête que celui-ci reposait sur les observations que les parties avaient soumises au premier enquêteur, sur la décision du juge Blanchard et sur la réponse des parties au second rapport d’enquête.
[47] La demanderesse affirme que la seconde enquêteure aurait elle aussi dû inviter les parties à lui soumettre leurs observations et qu’elle aurait dû procéder à une enquête plus approfondie avant de remettre son rapport. La demanderesse soutient, en particulier, qu’elle s’est vue refuser la possibilité de présenter des éléments de preuve au sujet des raisons pour lesquelles elle avait tardé à porter plainte, notamment des éléments de preuve au sujet de ses échanges avec Mme Wallis et des hauts fonctionnaires de CIC ainsi que des preuves médicales portant sur son état de santé et sur sa capacité de déposer une plainte de violation des droits de la personne.
[48] Il ressort toutefois à l’évidence du dossier que la demanderesse a été en mesure de soumettre précisément ces éléments à l’enquêteure.
[49] On trouve tout d’abord dans la plainte de la demanderesse un exposé détaillé des communications qu’elle a échangées avec le personnel des ressources humaines et avec les cadres supérieurs du ministère de la Justice et de CIC. En fait, une partie importante du formulaire de plainte de la demanderesse relate les longs échanges qu’elle a eus avec Mme Wallis.
[50] Dans la mesure où la demanderesse affirme que l’enquêteure n’a pas procédé à une enquête approfondie parce qu’elle n’a pas interrogé Mme Wallis ou son psychiatre, je constate que l’enquêteur n’est pas tenu d’interroger chacun des témoins proposés par le plaignant (jugement Slattery, au paragraphe 68). De plus, il est évident que la demanderesse a soumis deux rapports médicaux ainsi qu’une lettre dans laquelle le docteur D.J. Vervaeke expliquait le diagnostic du psychiatre et les symptômes dont souffrait la demanderesse. Une lettre de l’AFPC portant sur la période en cause confirme l’état dépressif de la demanderesse. La presque totalité des arguments avancés par la demanderesse en l’espèce ont été analysés à fond par le juge Blanchard dans sa décision du 4 octobre 2006.
[51] Je suis donc convaincu que la demanderesse était en mesure de dissiper les réserves exprimées dans le second rapport d’enquête et qu’elle a eu une occasion suffisante de soumettre à la Commission les éléments de preuve qu’elle estimait pertinents pour l’aider à prendre sa décision.
[52] La demanderesse affirme par ailleurs que la Commission n’a pas tenu compte de son invalidité dans son examen de sa plainte. Elle explique que, pour décider si elle devait exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’alinéa 41(1)e) de la Loi, la Commission devait déterminer si le retard s’était produit de bonne foi et évaluer tout préjudice que le retard était susceptible de causer au défendeur. Pour ce faire, la Commission devait vérifier si la plaignante souffrait d’une invalidité et, dans l’affirmative, si cette invalidité avait pu contribuer au retard (voir le jugement Besner, précité). En pareil cas, il se peut que la Commission doive tenir compte de la situation particulière du plaignant en accordant une prorogation de délai.
[53] La demanderesse soutient que, en l’espèce, la conclusion de la Commission suivant laquelle il n’y avait aucune raison de proroger le délai imparti pour porter plainte était incompatible avec la preuve médicale. La preuve démontrait plutôt que l’invalidité de la demanderesse avait largement contribué au retard qu’accusait le dépôt de sa plainte. La Commission devait donc se demander si l’intimé subirait des contraintes excessives si la Commission prenait des mesures d'adaptation pour tenir compte de la situation particulière de la demanderesse en exerçant son pouvoir discrétionnaire de manière à proroger le délai imparti à la demanderesse pour déposer sa plainte. Ayant déjà conclu qu’une prorogation de délai ne causerait aucun préjudice au défendeur, la Commission aurait dû exercer son pouvoir discrétionnaire en ce sens.
[54] Une chose est sûre : la Commission et le Tribunal canadien des droits de la personne, en tant que principaux organes chargés d’appliquer la Loi, seraient tenus de respecter le principe de l’égalité et il ne leur serait pas permis d’établir une discrimination dans l’accomplissement de leurs fonctions.
[55] Il n’est cependant pas nécessaire que je détermine dans quels cas la Commission serait tenue de prendre les mesures d'adaptation nécessaires pour tenir compte de la situation particulière de la demanderesse sans aller jusqu'à créer des contraintes excessives parce qu’il est évident que, en l’espèce, l’enquêteure était raisonnablement convaincue que l’invalidité de la demanderesse n’avait eu aucune incidence sur sa capacité de porter plainte.
[56] L’enquêteure a pris acte du fait qu’en 2003, un diagnostic de dépression sévère avait été posé dans le cas de la demanderesse et que celle-ci soutenait que son invalidité la rendait incapable de présenter une plainte formelle de violation des droits de la personne. Dans sa lettre, le docteur Vervaeke ne déclare cependant pas explicitement que l’état de la demanderesse la rendait incapable de se prévaloir de la procédure de traitement des plaintes de la Commission.
[57] L’enquêteure a également fait observer que la demanderesse avait décidé de poursuivre sa demande de modification de son statut professionnel de manière informelle. Elle avait reçu une lettre et avait eu deux conversations téléphoniques au cours de cette période. Je tiens par ailleurs à signaler qu’une dépression sévère a été diagnostiquée chez la demanderesse en mai 2003 et qu’elle a repris le travail en juin 2005. Elle a été en mesure de déposer sa plainte le 10 mai 2005 mais elle n’a pas démontré à quel moment elle s’était sentie assez bien pour pouvoir déposer sa plainte. Dans l’intervalle, elle continuait à communiquer avec son employeur de manière informelle.
RÉSUMÉ DES FAITS DE LA PRÉSENTE AFFAIRE
[58] Il me semble essentiel de revenir brièvement sur l’ensemble des faits de la présente affaire pour être en mesure de saisir un portrait global.
[59] La demanderesse a souffert d’une dépression majeure qui l’a amenée à s’absenter de son travail de mai 2003 à juin 2005. Pendant cette période, elle a communiqué avec son employeur au sujet d’autres questions, tels qu’un travail à temps partiel et ses prestations de retraite, en 2003, 2004 et 2005.
[60] Elle a déposé sa plainte le 18 mai 2005 et, le 4 septembre 2005, elle a été informée que le délai applicable était expiré et qu’elle était invitée à soumettre ses observations ou ses arguments. La Commission a rejeté sa plainte le 18 novembre 2005. Elle a ensuite introduit une demande de contrôle judiciaire qui a été accueillie par le juge Blanchard le 4 octobre 2006.
[61] Le juge Blanchard a, avec sa rigueur habituelle, analysé tous les aspects de l’affaire et n’a fait droit à la demande de contrôle judiciaire que parce qu’il estimait que la décision de la Commission n’était pas suffisamment motivée.
[62] La décision rendue le 15 novembre 2005 par la Commission reposait sur le dossier, mais plus précisément sur le rapport du 5 novembre 2005 dans lequel l’enquêteure Jennifer Marakam recommandait le rejet de la plainte en raison de l’expiration du délai de prescription.
[63] À la suite de la décision du juge Blanchard, après que les parties ou leurs avocats eurent fait valoir leur point de vue, un nouveau rapport d’enquête a été établi à la suite d’un réexamen complet du dossier en conformité avec la décision du juge Blanchard.
[64] La plainte de la demanderesse a été réexaminée à fond en accordant beaucoup d’importance à son invalidité et au fait qu’elle avait exercé un autre recours en poursuivant sa plainte de manière informelle en communiquant avec son employeur.
[65] Je rappelle par ailleurs que la Commission avait également en mains la lettre de dix pages du 5 décembre 2006 dans laquelle l’avocat qui occupait alors pour la demanderesse exposait en détail tous les points litigieux et tous les arguments favorables à la demanderesse. La Commission a examiné et analysé toutes les pièces versées au dossier, y compris les observations des parties ainsi que la décision du 4 octobre 2006 du juge Blanchard. La Commission avait en main le rapport des deux enquêteurs ainsi que la réponse de la demanderesse au second rapport. C’est après avoir tenu compte de tous ces documents que la Commission a rendu sa décision du 17 février 2007.
[66] À mon avis, la demanderesse a pu faire examiner de façon juste et complète toutes les questions soulevées dans sa plainte. La Commission avait le droit de se fonder sur le rapport de l’enquêteur, mais elle est allée plus loin en tenant compte des pièces susmentionnées.
[67] Dans ces conditions, peut-on conclure que la décision de la Commission était manifestement déraisonnable? Autrement dit, sa décision était-elle entachée de mauvaise foi, a-t-elle été rendue de façon arbitraire ou ne peut-elle être soutenue par une analyse raisonnable des faits? Il est de jurisprudence constante que le rôle des tribunaux ne consiste par à procéder à une nouvelle appréciation de la preuve ou de substituer leur opinion à celle qui fait l’objet du contrôle judiciaire. Leur rôle consiste à décider si la décision de la Commission était manifestement déraisonnable ou non dans les circonstances. Or, en l’espèce, je ne puis en arriver à une telle conclusion.
[68] La demande de contrôle judiciaire doit par conséquent être rejetée.
JUGEMENT
LA COUR REJETTE la demande de contrôle judiciaire, le tout sans frais.
Traduction certifiée conforme
Christiane Bélanger, LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-461-07
INTITULÉ : Carolyn Bredin
c.
PGC
LIEU DE L’AUDIENCE : Ottawa (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 12 décembre 2007
ET JUGEMENT : LE JUGE SUPPLÉANT FRENETTE
DATE DES MOTIFS : LE 21 décembre 2007
COMPARUTIONS :
Me Alison Dewar
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Me Agnieszka Zagorska
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Andrew Raven Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck Avocats 220, avenue Laurier Ouest, bureau 1600 Ottawa (Ontario) K1P 5Z9
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John H. Sims Sous-procureur général du Canada
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