ENTRE :
FARRUBA CHOWDHURY
et
ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT
LE JUGE PINARD
[1] La Cour statue sur une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés (la Commission) a conclu que les demandeurs n’avaient pas la qualité de « réfugiés au sens de la Convention » ni celle de « personnes à protéger » au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27.
[2] Les demandeurs sont mari et femme. Ils sont tous les deux citoyens du Bangladesh. Farruba Chowdhury fonde sa demande sur celle de son mari. Les demandeurs sont arrivés au Canada en provenance des États-Unis et ont demandé l’asile à la frontière le 25 janvier 2006.
[3] Shakil Ali (le demandeur) affirme qu’il risque d’être persécuté au Bangladesh en raison de ses activités politiques.
[4] La Commission a rendu sa décision le 3 mai 2007. Elle a conclu que les demandeurs n’avaient pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger en raison du fait que, à son avis, le changement que le demandeur d'asile avait apporté à son formulaire de renseignements personnels (FRP) avait « complètement anéanti sa crédibilité ». D’après ces nouveaux éléments, le père du demandeur avait informé ce dernier en février 2007 qu’il était recherché par la police en 2002 et qu’il était recherché plus récemment, en 2007, par les forces de la coalition, qui constituaient auparavant le gouvernement de coalition du Bangladesh. La Commission n’a pas cru l’explication du demandeur suivant laquelle il n’avait pas pu inclure plus tôt ces nouveaux renseignements parce que son père ne l’en avait informé qu’après que son FRP eut été soumis.
[5] La Commission a également trouvé invraisemblable qu’en 2002, les membres de la coalition se seraient intéressés encore au demandeur au point de porter de fausses déclarations contre lui, compte tenu des activités politiques limitées auxquelles il avait participé alors qu’il se trouvait au Bangladesh, des luttes qui existaient encore au niveau de chacun des deux partis et du fait qu’il avait quitté le pays deux ans plus tôt.
[6] Parce qu’elle n’ajoutait pas foi aux allégations du demandeur, la Commission a également décidé de n’accorder aucune valeur probante aux documents produits par le demandeur au soutien de sa demande d’asile, y compris des lettres de son avocat du Bangladesh, du secrétaire général de la Ligue Awami de sa région et de son père. Suivant la Commission, ces documents « auraient pu facilement être obtenus frauduleusement, comme l’indique la preuve documentaire ».
[7] Il est incontestable que la Commission jouit d’une compétence absolue pour évaluer la crédibilité et notamment pour se prononcer sur la vraisemblance. Les tribunaux ne doivent pas s’immiscer dans les conclusions tirées par la Commission au sujet de la crédibilité, sauf si elles sont manifestement déraisonnables, c’est-à-dire si elles ne reposent pas sur la preuve ou si elles ont été tirées sans égard à l’ensemble de la preuve (Aguebor c. Canada (M.E.I.), (1993), 160 N.R. 315, [1993] A.C.F. no 732 (C.A.) (QL), Zhou c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 FC 70, [2006] A.C.F. no 173 (C.F. 1re inst.) (QL) et Traore c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 1256, [2003] A.C.F. no 1585 (C.F. 1re inst.) (QL)).
[8] Dans le cas qui nous occupe, la Commission a considéré que le demandeur n’était pas crédible après qu’il eut modifié son FPR tout de suite avant l’audience pour indiquer qu’il était recherché par la police et les forces de la coalition au Bangladesh. Je constate que, contrairement à ce que le demandeur prétend, il ne semble pas que la Commission ait interprété cette modification comme une affirmation que le demandeur ne craignait plus les membres du Jamaat-e-Islami. La Commission a plutôt jugé invraisemblables les explications données par le demandeur, en l’occurrence qu’il n’avait découvert que récemment qu’il était recherché par les autorités du Bangladesh parce que son père ne voulait pas l’alarmer. La Commission s’est fondée sur les trois déductions suivantes pour tirer cette conclusion :
a) Le demandeur avait quitté le Bangladesh pour les États-Unis pour y demander l’asile et ce renseignement aurait pu être utile pour sa demande d’asile aux États-Unis
[9] Le demandeur souligne que c’est à tort que la Commission a affirmé qu’il était parti pour les États-Unis dans l’intention d’y demander l’asile. En fait, son FRP précise dans les termes les plus nets qu’il n’avait décidé de demander l’asile qu’après le décès de militants de la Ligue Chatra du Bangladesh (la BCL) en juillet 2000, c’est-à-dire après son arrivée aux États-Unis. Qui plus est, même si le renseignement suivant lequel il était recherché par la police en 2002 aurait été utile pour sa demande d’asile, le demandeur avait déjà décidé à ce moment-là de demander plutôt un permis de travail (carte verte). Je conclus que la conclusion tirée par la Commission sur cette question était manifestement déraisonnable.
b) Lorsque la demande de carte verte du demandeur a été refusée aux États-Unis, son père aurait communiqué ce renseignement au demandeur pour l’empêcher de retourner au Bangladesh
[10] Ainsi que le demandeur le souligne, rien ne permet de penser qu’il prévoyait rentrer au Bangladesh même après le refus de sa demande de carte verte aux États-Unis. Même s’il n’était vraisemblablement pas au courant qu’il était recherché par la police et par les forces de la coalition, le demandeur est venu au Canada, où il a immédiatement présenté une demande d’asile. À mon avis, la conclusion tirée par la Commission sur cette question était manifestement déraisonnable.
c) Le père du demandeur aurait voulu communiquer ces renseignements au demandeur pour l’aider dans sa demande d’asile au Canada
[11] Le demandeur souligne qu’il n’y a aucun élément de preuve quant au moment où son père a été mis au courant de son arrivée au Canada. Qui plus est, selon le demandeur, la nature des documents envoyés par son père ainsi que les renseignements qu’ils contenaient démontrent que ces lettres n’existaient pas avant son arrivée au Canada.
[12] La lettre écrite par l’avocat du demandeur au Bangladesh porte la date du 2 février 2007, tandis que la lettre de son père est datée du 5 février 2007. Suivant ces deux lettres, le demandeur était recherché par les forces de la coalition en janvier 2007. Dans ses motifs, la Commission ne tient pas compte du fait que la confirmation que les forces de la coalition s’intéressaient toujours au demandeur en janvier 2007 aurait fort bien pu modifier l’opinion de son père quant aux renseignements que son fils devait avoir, et elle n’a par ailleurs tenu aucun compte de la rafle effectuée par les forces de la coalition. Je conclus donc que la décision de la Commission sur cette question est également manifestement déraisonnable.
[13] Enfin, la Commission a également conclu que l’idée que, « parce qu’il aurait prononcé quelques allocutions quand il était au Bangladesh », les membres des différents partis de la coalition s’intéresseraient toujours au demandeur deux ans après son départ du pays « n’a aucun sens », si l’on tient surtout compte de l’animosité qui existait encore au niveau de chaque parti. Le demandeur affirme que la preuve n’appuie pas cette conclusion. Je suis du même avis. Bien que cette conclusion aurait pu se justifier sur le fondement d’une conclusion défavorable tirée raisonnablement au sujet de la crédibilité, elle ne peut être retenue sans autre appui. Suivant le demandeur, ses activités politiques ne se bornaient pas à prononcer quelques allocutions. Dans son FPR, il explique en effet qu’il a accédé au poste de Secrétaire général de la Ligue Chatra du Bangladesh en 1989, et qu’il a organisé plusieurs rassemblements et activités. Lorsqu’il est retourné au Bangladesh en 1994, le demandeur a de nouveau milité au sein de la Ligue Awami, et il a joué un rôle actif au cours de la campagne électorale de 1996. En 1999, il a été élu Secrétaire général de la branche locale de la Ligue Awami. Il n’y a rien dans la preuve documentaire qui permette de penser que les parties ne sont pas capables de travailler ensemble pour lutter contre ce qu’elles estiment être leur ennemi commun. Il ressort par ailleurs de la preuve documentaire que les dirigeants locaux de la Ligue Awami ont été ciblés par les forces de la coalition. Je conclus que l’analyse de la Commission sur cette question est manifestement déraisonnable.
[14] Ces décisions et cette analyse manifestement déraisonnables de la Commission suffisent, à mon avis, pour justifier l’intervention de notre Cour. La demande de contrôle judiciaire est par conséquent accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Commission pour qu’il rende une nouvelle décision.
Ottawa (Ontario)
Le 21 décembre 2007
Traduction certifiée conforme
Christiane Bélanger, LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-2243-07
INTITULÉ : SHAKIL ALI, FARRUBA CHOWDHURY c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : OTTAWA (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 21 NOVEMBRE 2007
MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE PINARD
DATE DES MOTIFS : LE 21 DÉCEMBRE 2007
COMPARUTIONS :
Me Rezaur Rahman POUR LES DEMANDEURS
Me Lorne Ptack POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Rezaur Rahman POUR LES DEMANDEURS
Ottawa (Ontario)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada