Ottawa (Ontario), le 14 novembre 2007
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY
ENTRE :
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] M. Vidlak, qui se représente lui-même, demande le contrôle judiciaire d’une décision de la présidente de la Commission des relations de travail dans la fonction publique en date du 14 août 2006. Dans cette décision, la présidente refuse la demande de M. Vidlak visant la prorogation du délai imparti pour déposer un grief contre son ancien employeur, l’Agence canadienne de développement international (ACDI). À l’audience du 6 septembre 2007, j’ai rejeté la demande de prorogation en donnant oralement de brefs motifs. J’exposerai maintenant ces motifs par écrit en y ajoutant les faits et la jurisprudence.
CONTEXTE
[2] M. Vidlak travaillait à titre d’agent principal de projet dans les directions de l’Europe de l’Est et de l’Europe centrale de l’ACDI depuis novembre 1998. En janvier 2001, au cours d’une évaluation de rendement, M. Vidlak a reçu de la part de son directeur la directive de chercher un autre emploi au sein de l’ACDI ou dans un autre organisme. Dans une déclaration non signée en date du 24 janvier 2001, le directeur mentionne que cette consigne fait suite à la recommandation faite dans les deux dernières évaluations de rendement.
[3] M. Vidlak soutient que la directive de chercher un autre emploi découle de questions qu’il avait soulevées à propos d’arrangements financiers entre l’ACDI et des bénéficiaires étrangers de ses subventions et du manque de surveillance par l’ACDI à l’égard de ces arrangements. M. Vidlak n’a pas alors cherché à présenter un grief à l’encontre de la directive du directeur ni déposé de documents à l’appui de sa prétention. Il dit avoir demandé des renseignements à son syndicat de manière informelle, mais ce dernier ne l’a pas avisé qu’il y avait matière à grief.
[4] Après une série d’affectations temporaires au sein d’autres organismes, M. Vidlak a appris en juillet 2003 que l’ACDI le congédiait en raison de la baisse des activités de programme. Il a alors accepté une affectation dans un autre organisme, affectation qui se poursuit toujours. M. Vidlak n’a pas déposé de grief à l’encontre de son congédiement par l’ACDI. Le demandeur dit qu’il cherchait une solution négociée avec la direction de l’ACDI et qu’il voulait éviter l’affrontement. Selon ses dires, il a, à cette fin, échangé de « nombreuses lettres » avec des représentants de l’ACDI et les a rencontrés à plusieurs reprises pour discuter de ses propositions de règlement. Encore une fois, aucune des lettres en question ni aucun autre document à l’appui n’a été déposé en l’espèce.
[5] En octobre 2003, M. Vidlak a écrit au ministre responsable de l’ACDI à l’époque pour lui faire part de ses préoccupations concernant la surveillance exercée par l’ACDI à l’endroit des bénéficiaires d’aide financière. Le ministre a ensuite confié à un cabinet d’experts-conseils indépendant la tâche d’étudier ces plaintes. Le 28 février 2005, M. Vidlak recevait copie du rapport découlant de l’étude (le rapport de BMCI). Le rapport confirmait, du moins en partie, le bien-fondé de ses préoccupations et recommandait des modifications à la procédure. M. Vidlak soutient qu’il a ensuite demandé à son syndicat quel était le meilleur moyen de régler la question de son congédiement, mais que le syndicat a tardé à lui répondre.
[6] Le 18 octobre 2005, le syndicat informait M. Vidlak qu’il ne le représenterait pas dans la procédure de grief parce que le grief était prescrit. Le syndicat a par la suite avisé M. Vidlak que ce dernier ne pouvait pas demander la prorogation du délai de présentation d’un grief en application de l’alinéa 61b) du Règlement de la Commission des relations de travail dans la fonction publique (Règlement).
[7] M. Vidlak est membre de l’Alliance de la fonction publique du Canada (AFPC). Selon la convention collective applicable à son emploi, il avait 25 jours pour déposer un grief. L’article 61 du Règlement prévoit la prorogation des délais établis dans les conventions collectives soit par une entente entre les parties (al. 61a)), soit par le président, à la demande d’une partie, par souci d’équité (al. 61b)).
[8] Le 15 novembre 2005, le demandeur a demandé par écrit à la Commission, en vertu de l’al. 61b), de proroger le délai de présentation d’un grief à l’égard du traitement que lui avait réservé l’ACDI en 2002. Le dossier révèle clairement qu’il s’agissait d’une simple erreur et que M. Vidlak parlait des événements survenus entre l’évaluation de rendement de janvier 2001 au cours de laquelle fut donnée la directive de chercher un autre emploi et son congédiement, en juillet 2003.
[9] Le Secrétariat du Conseil du Trésor (Secrétariat) s’est opposé à ce que le dépôt du grief soit accepté en raison du temps écoulé et du préjudice que subirait l’employeur si la prorogation du délai était accordée. Dans une lettre subséquente, le Secrétariat demande à M. Vidlak d’expliquer le retard à présenter son grief et fournit la preuve du préjudice que subirait l’employeur en raison du départ de fonctionnaires connaissant le dossier. Dans une lettre datée du 23 mai 2006, M. Vidlak affirme avoir tardé à présenter un grief pour deux raisons que je résumerai et paraphraserai ci‑dessous :
1. il ne cherche pas l’affrontement et il a tenté de trouver une solution négociée avec les représentants de l’ACDI;
2. la situation a changé lorsqu’il a reçu copie du rapport dans lequel BMCI confirme le
bien-fondé de ses préoccupations et qualifie de malveillantes et de non fondées les démarches prises par la direction à son endroit.
DÉCISION
[10] Dans des motifs de décision en date du 14 août 2006, la présidente de la Commission refuse la demande de prorogation de délai présentée par M. Vidlak parce qu’il n’a pas répondu aux critères d’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré à l’al. 61b) qui ont été énoncés dans la décision Schenkman c. Conseil du Trésor (Travaux publics et Services gouvernementaux Canada), 2004 CRTFP 1. Voici les critères en question :
- le retard est justifié par des raisons claires, logiques et convaincantes;
- la durée du retard;
- la diligence raisonnable du fonctionnaire s’estimant lésé;
- l’équilibre entre l’injustice causée à l’employé et le préjudice que subit l’employeur
si la prorogation est accordée;
- les chances de succès du grief.
[11] La présidente a conclu que le demandeur n’avait pas fourni de raisons logiques pour expliquer le retard et pour justifier pour quels motifs il devrait être soustrait aux conséquences de son défaut de déposer un grief à temps. Même s’il fallait accepter que la date à laquelle il a reçu le rapport de BMCI puisse être utilisée comme date de calcul du retard, le demandeur demeure en retard de neuf mois et n’a pas expliqué ce retard autrement qu’en affirmant qu’il ne recherche pas les affrontements. De l’avis de la présidente, il ne s’agit pas de raisons claires, logiques et convaincantes justifiant le retard. En outre, le demandeur n’a pas fait preuve de diligence raisonnable ni établi que son grief avait des chances de succès dignes de foi. On n’a produit aucune preuve de communications entre le demandeur et son syndicat permettant de conclure que le demandeur a été induit en erreur d’une quelconque façon.
QUESTIONS EN LITIGE
[12] La question en l’espèce est de savoir si la présidente a refusé à tort d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’accorder la prorogation de délai demandée. Le demandeur soutient que le refus de la présidente l’a privé de son droit à l’équité procédurale.
ANALYSE
[13] Lorsque l’exercice du pouvoir discrétionnaire accordé par la loi est en cause, le tribunal ne doit pas porter atteinte au pouvoir discrétionnaire exercé de bonne foi, conformément aux principes de justice naturelle et sur le fondement de considérations pertinentes : Maple Lodge Farm Ltd. c. Canada, [1982] 2 R.C.S. 2, 137 D.L.R. (3d) 558.
[14] La Cour d’appel fédérale a récemment examiné la méthode pragmatique et fonctionnelle à utiliser pour déterminer la norme de contrôle applicable aux questions de droit et de fait tranchées par la CRTFP. Elle a statué que la norme de contrôle applicable était la décision manifestement déraisonnable : McConnell c. Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2007 CAF 142, [2007] A.C.F. no 507, paragraphes 12 à 18. Comme l’a dit la Cour suprême du Canada dans Barreau du Nouveau-Brunswick c. Ryan, 2003 CSC 20, [2003] 1 R.C.S. 247, au paragraphe 52, la décision manifestement déraisonnable est clairement irrationnelle et si viciée qu’aucun degré de déférence judiciaire ne peut justifier de la maintenir.
[15] Toutefois, la norme de contrôle applicable à la question de l’équité procédurale est stricte et ne commande aucune retenue judiciaire : Slattery c. Canada (Commission canadienne des droits de la personne) (1re inst.), [1994] 2 C.F. 574, [1994] A.C.F. no 181.
[16] Le demandeur prétend avoir expliqué son retard de manière satisfaisante; selon ses dires, le retard est principalement attribuable à des circonstances indépendantes de sa volonté. Par exemple, il a tenté de régler le différend par des voies informelles parce qu’il ne cherche pas l’affrontement; il n’a pu déposer son grief qu’après la publication du rapport de BCMI; le dépôt de son grief a été retardé par la réponse tardive de son syndicat à sa demande; il connaissait mal la procédure de grief et ignorait les délais applicables.
[17] De plus, M. Vidlak dit avoir fait preuve de diligence et manifesté sans cesse l’intention de poursuivre son grief. La conclusion de la Commission selon laquelle il n’a pas fait la preuve des éléments susmentionnés va à l’encontre de la justice naturelle parce que, à son avis, la Commission aurait dû l’aviser, un demandeur qui se représentait lui-même, que la preuve de ces éléments aiderait sa cause.
[18] Le défendeur prétend, en revanche, que M. Vidlak n’est pas parvenu à fournir des motifs valables à l’appui d’une prorogation du délai et que la présidente a bien appliqué les critères établis dans Schenkman, précitée. Il ressort clairement de sa décision qu’elle a tenu compte de toutes les considérations évoquées par le demandeur. La présidente a conclu à bon droit que les raisons données par le demandeur pour expliquer son défaut de déposer un grief n’étaient pas claires, convaincantes et logiques. Le demandeur a simplement décidé de ne pas se prévaloir de la procédure de recours qui s’offrait à lui.
[19] M. Vidlak a eu de nombreuses occasions de se plaindre du traitement que lui avait réservé la direction de l’ACDI, notamment au moment où on lui a conseillé de chercher un autre emploi et lorsqu’il a été informé de son licenciement. Il est également possible, quoique j’en doute fort, que sa réception du rapport de BMCI ait représenté pour lui une autre occasion de se plaindre, comme le laisse entendre la présidente. À mon avis, le rapport de BMCI ne fournissait qu’une preuve sur laquelle il aurait peut-être pu s’appuyer pour se plaindre des événements antérieurs. Puisqu’il connaissait lui-même les événements précités, je doute qu’il puisse soutenir, à juste titre, avoir pris connaissance du fondement de son grief seulement à la suite de la publication du rapport.
[20] Mais supposons pour l’heure que cette prémisse soit valable, M. Vidlak avait 25 jours pour déposer son grief à la CRTFP à compter de chacun des points de départ susmentionnés. Il ne l’a pas fait, et le temps qui sépare la controverse initiale et la présentation de la demande de prorogation de délai est bien assez long pour lui imposer un fardeau très lourd.
[21] Il incombait à M. Vidlak d’établir qu’il a fait preuve de diligence raisonnable dans la poursuite de son grief et que son grief avait de véritables chances de succès en plus de donner des raisons claires, logiques et convaincantes justifiant le retard. M. Vidlak n’a produit aucun document, tel les « nombreuses lettres » échangées avec les représentants de l’ACDI ou les courriels qu’il a transmis aux représentants syndicaux ou reçus de leur part, pour confirmer sa prétention qu’il a activement poursuivi le règlement de la question de son congédiement dès le départ.
[22] Selon M. Vidlak, il lui suffisait d’aviser la Commission du rapport de BMCI pour établir l’existence de chances de succès raisonnables. Après avoir lu les extraits du rapport de BMCI déposés en preuve à l’appui de la présente demande ainsi que les commentaires manuscrits de M. Vidlak, je ne suis pas certain que ce rapport établit un lien entre son évaluation de rendement de janvier 2001 et l’objet de ses plaintes adressées au ministre en octobre 2003. Le rapport confirme tout au plus le bien-fondé de certain des documents qu’il a communiqués en 2003 à la suite de son licenciement. Le demandeur n’a pas fourni une preuve suffisante pour conclure à l’existence d’un lien entre son évaluation de rendement défavorable de 2001 et les préoccupations qu’il a soulevées plus de deux ans et demi plus tard. À mon avis, la présidente a conclu à juste titre que le demandeur n’avait pas prouvé que son grief avait des chances de succès dignes de foi.
[23] Lorsqu’on lui a donné la possibilité de détailler adéquatement les motifs de son retard, M. Vidlak s’est contenté de répéter ses prétentions et ses observations. Il ne lui suffisait pas de dire qu’il n’a pas une personnalité antagoniste et que cela justifie son défaut d’agir. La présidente a conclu à bon droit, en se fondant sur les mots employés par M. Vidlak, que ce dernier avait décidé de ne pas contester son congédiement et de chercher d’autres moyens d’obtenir réparation. Selon moi, il ne saurait maintenant qualifier d’injuste le traitement que lui a réservé la Commission à la suite de ses propres décisions.
[24] Compte tenu de la preuve dont elle disposait, la présidente a conclu qu’elle n’était pas en mesure d’accorder à M. Vidlak la prorogation de délai qu’il demandait. Comme j’estime que les conclusions tirées par la présidente dans l’application du critère établi dans Schenkman ne sont pas manifestement déraisonnables, je n’annulerai pas sa décision.
[25] Quant à l’argument de M. Vidlak que la Commission aurait dû l’aviser que des éléments de preuve donnés se seraient révélés utiles à sa cause, cela se serait produit dans un monde idéal. Le fait est que les tribunaux administratifs ne disposent pas des ressources nécessaires pour prendre par la main les demandeurs qui se représentent eux-mêmes tout au long de la procédure. Il incombe aux demandeurs de produire des éléments de preuve à l’appui de leurs demandes, notamment lorsqu’un grief est prescrit et qu’on demande une prorogation de délai, comme en l’espèce. Il aurait été opportun pour M. Vidlak de consulter un avocat lorsque son syndicat a décidé de ne pas intervenir.
[26] Le défendeur ne demande pas les dépens, et aucuns ne seront adjugés.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE que la demande soit rejetée sans dépens.
« Richard G. Mosley »
Juge
Traduction certifiée conforme
David Aubry, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1873-06
INTITULÉ : PAUL VIDLAK
c.
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
LIEU DE L’AUDIENCE : OTTAWA (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 6 SEPTEMBRE 2007
MOTIFS DU JUGEMENT : LE JUGE MOSLEY
DATE DES MOTIFS : LE 14 NOVEMBRE 2007
COMPARUTIONS :
Paul Vidlak
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(Se représente lui-même)
|
Karl Chemsi
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Paul Vidlak Ottawa (Ontario)
|
(Se représente lui-même) |
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada Ottawa (Ontario) |