Cour fédérale |
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Federal Court |
Date : 20071030
[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]
Ottawa (Ontario), le 30 octobre 2007
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE PHELAN
ENTRE :
et
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
I. INTRODUCTION
[1] La demanderesse revenait de Jamaïque avec Feiyan Chen lorsque toutes deux furent interpellées en application de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes (la Loi). Toutes deux sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du représentant du ministre qui leur a restitué la somme (15 000 $) déclarée au moment de leur admission au Canada et a confisqué l’excédent au bénéfice de la Couronne. Cette décision porte la date du 18 septembre 2006. S’agissant de Mme Lyew, la somme qu’elle avait déclarée lui a été restituée par les autorités. Quant à Mme Chen, la somme qu’elle avait déclarée lui a été restituée, plus trois chèques de 20 000 $ US chacun. Les fonds restants ont alors été confisqués dans chaque cas.
Les motifs qui concernent le présent contrôle judiciaire sont applicables à la demande déposée par Feiyan Chen, numéro du greffe T-1853-06.
II. LES FAITS
[2] Mme Lyew et Mme Chen sont arrivées à l’aéroport international Pearson de Toronto le 10 mai 2005, depuis la Jamaïque. Elles sont toutes deux Jamaïcaines. Les deux femmes ont été soumises à une inspection primaire, au cours de laquelle chacune a déclaré qu’elle portait sur elle la somme de 15 000 $ canadiens. Elles ont été soumises à une inspection secondaire.
[3] Lors de l’inspection secondaire, l’agent a soupçonné que les deux femmes avaient sur elles davantage que les sommes déclarées. Les billets exhibés ont été placés dans des enveloppes distinctes sur lesquelles ont été inscrits les noms. Les deux femmes ont alors été conduites vers la salle de comptage d’espèces.
[4] La demanderesse a alors produit 15 000 $ US, 4 900 $ jamaïcains et 5 140 $ canadiens. Mme Chen a elle aussi vidé sa sacoche de ceinture et les poches de son manteau, faisant apparaître ainsi d’autres liasses. La demanderesse a été fouillée sommairement et trois liasses totalisant 30 000 $ US ont été découvertes dans des sacs noirs. Mme Chen a été fouillée sommairement et d’autres billets ont été trouvés dans les poches de son pantalon ainsi que dans son soutien-gorge, bien qu’aucune fouille corporelle n’eût été encore effectuée. Les deux femmes ont nié avoir sur elles d’autre argent.
[5] À la suite de cette inspection, les agents ont procédé à une fouille à nu au cours de laquelle une traite bancaire de 28 000 $ US payable à la demanderesse fut découverte dans son soutien-gorge. La somme totale trouvée sur la demanderesse comprenait une traite bancaire de 28 000 $ US, une somme de 45 000 $ US en espèces, une somme de 4 900 $ jamaïcains en espèces et une somme de 5 140 $ canadiens en espèces. Cet argent a alors été saisi par les fonctionnaires de l’ASFC, pour confiscation, en application des articles 12 et 18 de la Loi. Par commodité, les espèces et effets de commerce ou autres seront appelés ici « les fonds ».
[6] Comme première explication de l’objet de sa visite au Canada, Mme Lyew a dit qu’elle voulait visiter un casino et acheter des produits alimentaires asiatiques pour sa famille.
[7] Plus tard, par l’intermédiaire de l’avocat qui la représentait au début, Mme Lyew, demandant la restitution de ses fonds, a nié être mêlée de quelque façon à des activités illégales et a prétendu que les fonds provenaient du commerce de sa famille en Jamaïque, un commerce de produits alimentaires de gros et de détail. Les fonds devaient être déposés au Canada parce qu’elle espérait s’y installer avec sa famille. Elle a dit qu’elle voulait éviter les frais de service de 5 p. 100 perçus sur les traites bancaires et que, si elle n’avait pas tout déclaré, c’était en raison de l’angoisse que provoquait chez elle son ignorance du système canadien.
[8] Par l’intermédiaire de l’avocate qui l’a représentée par la suite et qui occupe pour elle dans le présent contrôle judiciaire, Mme Lyew a produit d’autres pièces destinées à prouver que les fonds n’étaient pas des produits de la criminalité. Les documents en question étaient des attestations de la situation familiale, des renseignements commerciaux et financiers sur le commerce de détail et de gros, des renseignements relatifs à la traite bancaire, des relevés de compte et une attestation de la police jamaïcaine selon laquelle la demanderesse n’apparaissait pas dans les casiers judiciaires qu’elle détenait.
[9] Le représentant du ministre (l’arbitre), chargé en vertu des articles 25 et 29 de la Loi de rendre des décisions (existence ou non d’une contravention à l’obligation de déclaration (article 25), et ce qu’il advient des fonds saisis (article 29)), a décidé de restituer à la demanderesse la somme de 15 000 $ canadiens et de confisquer le reste au bénéfice de la Couronne.
[10] De l’avis de l’arbitre, puisque seule une somme de 15 000 $ avait été déclarée et que des fonds additionnels appréciables avaient été découverts après deux dénégations de la demanderesse quant à l’existence de ces fonds additionnels, les fonds en cause étaient légalement sujets à saisie et confiscation en application des articles 12 et 18 de la Loi.
[11] L’arbitre a jugé que, en application du paragraphe 18(2) de la Loi, il pouvait « soupçonne[r], pour des motifs raisonnables » que les fonds saisis étaient des produits de la criminalité au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel (il n’a pas été donné à entendre que les fonds allaient servir à financer des activités terroristes).
[12] Selon lui, les facteurs suivants constituaient le fondement des « motifs raisonnables de soupçonner » :
• il n’était pas réaliste de voyager en ayant sur soi l’équivalent de 95 000 $ canadiens quand il existe des moyens plus sûrs de transporter des espèces par-delà les frontières internationales;
• il n’est pas d’usage de ranger des espèces et des effets dans des sous-vêtements;
• la preuve ne faisait pas état de tous les fonds puisque les comptes bancaires récents étaient inférieurs aux sommes transportées et que les états financiers de l’entreprise révélaient un profit net de seulement 58 000 $;
• la preuve de la source des espèces n’était pas satisfaisante;
• les espèces venaient de la Jamaïque, un endroit connu pour les importantes activités de blanchiment d’argent qui y sont menées par le crime organisé, et connu également comme important point de transbordement de la cocaïne depuis l’Amérique du Sud vers l’Amérique du Nord et l’Europe.
[13] Après avoir conclu que les fonds saisis, qui comprenaient les sommes déclarées, étaient des produits de la criminalité, l’arbitre a décidé que, puisqu’une somme de 15 000 $ avait été déclarée, cette somme serait restituée à la demanderesse et que le solde serait confisqué en faveur de la Couronne.
[14] Il est apparu par la suite que les autorités ont pu de quelque manière encaisser la traite bancaire de 28 000 $ US qui était payable à la demanderesse. On ne sait pas comment cela a pu se faire. L’encaissement de la traite bancaire n’a d’importance que par comparaison avec le cas de Mme Chen, qui était en possession de trois chèques payables à son ordre, chacun pour la somme de 20 000 $ US, lesquels lui ont été restitués en même temps que la somme déclarée de 15 000 $. L’encaissement de la traite bancaire est en partie à l’origine de l’allégation de « crainte raisonnable de partialité ».
III. ANALYSE
[15] La demanderesse invoque deux arguments :
• le défendeur a-t-il appliqué la mauvaise règle de preuve en exigeant de la demanderesse qu’elle prouve « hors de tout doute raisonnable » que les fonds n’étaient pas des produits de la criminalité?
• la conduite du défendeur suscite-t-elle une crainte raisonnable de partialité?
A. La norme de contrôle
[16] La demanderesse n’aborde pas cet aspect, alors que le défendeur fait valoir que la norme de contrôle applicable à la décision de confisquer les fonds est la décision manifestement déraisonnable. La norme de contrôle dépend de la question posée, après analyse pragmatique et fonctionnelle.
[17] Dans plusieurs jugements récents, la Cour est arrivée à des conclusions divergentes concernant la norme de contrôle à appliquer aux décisions de confiscation. Dans le jugement Thérancé c. Canada (Ministre de la Sécurité publique), 2007 CF 136, le jugement Ondre c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 454, le jugement Yusofov c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 453, et le jugement Hamam c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 691, la Cour a jugé que la norme était la décision manifestement déraisonnable. Cependant, dans le jugement Dag c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 427, et le jugement Sellathurai c. Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2007 CF 208, la Cour a jugé que la norme à appliquer de façon générale était la décision raisonnable simpliciter. Ce qui différencie les précédents cités, ce sont les faits propres à chacun d’eux, ainsi que les points soulevés, et en particulier la question de savoir si l’arbitre faisait appel à ses connaissances spécialisées.
[18] S’agissant des possibles dispositions privatives insérées dans la Loi, il n’en existe aucune pour ce qui concerne une décision prise en vertu de l’article 29.
[19] L’article 29 est fondé sur le non-respect de l’obligation de déclarer des espèces selon ce que prévoit le paragraphe 12(1). L’article 29 donne au ministre le pouvoir :
a) de restituer les fonds saisis, après paiement d’une pénalité;
b) de restituer la pénalité versée, les fonds saisis ayant été restitués sur paiement de la pénalité en application du paragraphe 18(2), sauf s’il y a des motifs permettant de croire que les fonds sont des produits de la criminalité ou serviront à financer des activités terroristes;
c) de confirmer, sous réserve des droits de tiers, la confiscation des fonds.
[20] L’article 29 est ainsi rédigé :
[21] En vertu des articles 25 et 30, celui qui souhaite contester la décision du ministre selon laquelle il y a eu manquement au paragraphe 12(1) doit faire appel de cette décision par voie d’action. Cependant, la contestation d’une décision prise en vertu de l’article 29 de confirmer une confiscation suit la procédure habituelle de contrôle judiciaire. Aucune disposition privative ne semble faire obstacle à une telle procédure. La décision de l’arbitre n’appelle donc aucun surcroît de retenue.
[22] Les articles 25 et 30 sont ainsi rédigés :
[23] S’agissant des connaissances spécialisées, l’arbitre justifie sans doute d’une formation ou d’une expérience dans le domaine de la contrebande internationale d’espèces, encore que cela ne soit pas la règle. Une bonne part de la preuve dont dispose l’arbitre consiste en observations écrites et registres financiers. Cependant, puisque l’arbitre doit avoir des « motifs raisonnables de soupçonner » et qu’il aura en général dans ce domaine une expérience plus étendue que celle de la Cour, la question de l’existence de « motifs raisonnables de soupçonner » appellera une certaine retenue de la part de la Cour, mais pas une retenue considérable, tandis que la question du sens de l’expression « motifs raisonnables de soupçonner » n’appellera aucune retenue semblable.
[24] Pour ce qui est de la nature de la question, la question de la norme de preuve est une pure question de droit qui n’oblige la Cour à aucune retenue. La décision même de confiscation est globalement une question mixte de droit et de fait, qui appelle une certaine retenue.
[25] Finalement, quant à l’objet du texte de loi, il ne s’agit pas ici d’une loi sociale de nature polycentrique. Plus précisément, les points soulevés concernent le droit d’une personne sur des biens saisis. Rien ne signale ici un niveau élevé de retenue.
[26] Par conséquent, je suis d’avis que, pour ce qui est des questions de droit, plus précisément du critère juridique ou de la « norme de preuve », il s’agit ici d’une question de droit à laquelle la norme qui s’appliquera est la décision correcte. Quant à la conclusion générale concernant ce que le ministre peut décider en fait de recours, nous avons ici affaire à un pouvoir discrétionnaire qui procède d’une conclusion antérieure selon laquelle il y avait des « motifs raisonnables de soupçonner », une conclusion à laquelle la norme qui s’applique est la décision raisonnable. Quant aux éléments constitutifs de cette conclusion, où des déductions sont tirées de documents, par exemple des relevés bancaires, les déductions en cause doivent être raisonnables. Lorsque l’élément requiert un certain degré de spécialisation (par exemple l’affirmation selon laquelle la Jamaïque constitue une plaque tournante pour le trafic de drogue et la contrebande), c’est là une conclusion à laquelle la norme qui s’applique est la décision manifestement déraisonnable.
B. La norme de preuve
[27] Pour que la demanderesse réussisse à établir que le mauvais critère a été appliqué – c’est-à-dire le critère de la preuve « hors de tout doute raisonnable » – elle doit d’abord montrer que c’est le critère qui a été effectivement appliqué dans la décision finale du 18 septembre 2006.
[28] La demanderesse invoque les propos tenus par un arbitre antérieur au sujet des diverses observations et preuves déposées. Les propos concernent l’aptitude des pièces déposées à réfuter les « motifs raisonnables de soupçonner ». Ces propos avaient été tenus au cours de la procédure menant à une décision qui fut prise par un autre arbitre.
[29] La demanderesse dit que ces propos concernant la norme de preuve reflètent la manière dont le ministre, son ministère, et donc l’arbitre, voyaient la question. Deux observations particulières sont pointées du doigt :
La première figure dans la lettre d’un autre fonctionnaire en date du 19 septembre 2005 :
[traduction] Après qu’on a enfreint la loi en négligeant de faire la déclaration requise, on ne peut pas recouvrer les espèces saisies et confisquées en vertu de la Loi pour « motifs raisonnables de soupçonner », en relatant simplement une version des faits qui pourrait être vraie – une explication innocente sur l’origine des fonds doit être prouvée d’une manière suffisamment détaillée et à l’aide d’éléments suffisamment crédibles, fiables et indépendants pour établir qu’aucune autre explication raisonnable n’est possible. Autrement, le doute raisonnable subsiste et la confiscation est maintenue.
Dossier certifié du Tribunal, page 213.
La seconde apparaît dans une lettre du même fonctionnaire, datée du 14 février 2006 :
[traduction] Lorsqu’il y a des motifs raisonnables de soupçonner que des fonds sont le produit d’activités criminelles, les motifs raisonnables ne disparaîtront pas à moins que l’appelant n’établisse d’après des éléments dignes de foi qui s’apparentent à une preuve hors de tout doute raisonnable que les fonds ne résultent pas d’activités criminelles. S’il y a eu inobservation de l’obligation de déclaration, l’appelant doit établir au moyen d’une preuve digne de foi que les motifs raisonnables de soupçonner sont sans fondement, c’est-à-dire qu’il n’y a aucune raison de croire que les fonds sont le produit d’activités criminelles. Tant qu’il subsiste une possibilité raisonnable que les fonds soient le produit d’activités criminelles, les motifs raisonnables de soupçonner subsistent, de même que la confiscation.
Dossier certifié du Tribunal, page 284.
[30] Comme je l’ai dit, ces propos ont été tenus par un fonctionnaire qui s’occupait de l’affaire et qui a finalement présenté une recommandation sur la conduite à tenir. Dans la recommandation qu’il fait, ce fonctionnaire énumère des motifs raisonnables de soupçonner qui sont légèrement différents de ceux sur lesquels s’est finalement fondé l’arbitre.
[31] Cependant, dans la décision contestée, l’arbitre n’évoque nulle part la norme de preuve ni même ne donne à entendre qu’une preuve hors de tout doute raisonnable est nécessaire pour repousser les « motifs raisonnables de soupçonner ». L’arbitre exposait simplement les facteurs (voir le paragraphe 12 des présents motifs) d’après lesquels, au moment de la saisie, il existait des « motifs raisonnables de soupçonner », et il a conclu que, eu égard aux facteurs en question, les motifs raisonnables de soupçonner subsistaient et que les espèces devaient donc être confisquées.
[32] Il m’est donc impossible de dire que l’arbitre a appliqué à la demanderesse la norme de preuve en matière criminelle – le sujet n’est d’ailleurs nulle part abordé dans la décision finale. Les jugements de la Cour qui évoquent une notion rappelant la norme de preuve en matière criminelle le font en manière de condensé juridique afin de faire ressortir, d’un point de vue pratique, la nature de la preuve qui est nécessaire pour réfuter des « motifs raisonnables de soupçonner ». L’emploi de la terminologie du droit criminel n’est sans doute pas toujours opportun du point de vue théorique puisque la loi ne dit nulle part que chacun des éléments doit être prouvé hors de tout doute raisonnable. Cependant, en pratique, si l’on considère la question globalement, l’élimination de tous les motifs raisonnables de soupçonner produira sans doute le même effet.
[33] La demanderesse n’a donc pas prouvé que c’est une mauvaise norme de preuve qui a été appliquée ici.
C. La crainte raisonnable de partialité
[34] La demanderesse invoque deux faits pour dire qu’il y a eu ici crainte raisonnable de partialité. Le premier est qu’une traite bancaire portant la somme de 28 000 $ US, payable à la demanderesse, a été encaissée par le ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux. Le deuxième est que la demanderesse a été traitée différemment de Mme Chen, à qui, outre la somme de 15 000 $ canadiens, ont été retournés trois chèques de 20 000 $ US qui pouvaient être négociés immédiatement.
[35] S’agissant du premier fait, il est curieux (et quelque peu discutable selon la Loi sur les lettres de change, L.R.C. 1985, ch. B-4) que puisse être encaissée sans le moindre endossement une traite bancaire payable à une personne déterminée. Cependant, rien ne permet d’affirmer qu’il y a eu partialité envers la demanderesse. Cela semblerait être, au pis-aller, une erreur administrative.
[36] S’agissant du second fait, il est problématique, mais non pour les raisons données par la demanderesse. La différence de traitement constitue un point litigieux en raison de son incompatibilité avec la décision de saisir et confisquer les fonds pour cause de motifs raisonnables de soupçonner qu’il s’agissait de produits de la criminalité.
[37] Cependant, rien ne permet de dire que ce qui était derrière cette différence de traitement et ces mesures contradictoires pouvait justifier une crainte raisonnable de partialité.
D. Incohérence et contradiction
[38] Le problème que pose la conduite du défendeur est que, ayant des motifs raisonnables de soupçonner que la demanderesse et Mme Chen avaient tenté d’introduire au Canada des produits de la criminalité, le défendeur a alors accordé mainlevée d’une partie des mêmes fonds (appelés parfois « argent sale »). Au vu des faits de la présente affaire, il n’y a pas de différence entre l’origine et autres circonstances des fonds déclarés et l’origine et autres circonstances des fonds non déclarés. Rien ne permet de dire que les fonds déclarés n’étaient pas des produits de la criminalité et que les fonds non déclarés l’étaient. Le défendeur n’a semble-t-il jamais porté attention à cette question.
[39] Il est évident que l’objet global du texte de loi est de prévenir le blanchiment d’argent et le financement d’activités terroristes au Canada. L’interprétation du texte de loi doit être conforme à cet objet, en application de l’article 12 de la Loi d’interprétation, L.R.C. 1985, ch. I-21.
[40] Le paragraphe 12(1) de la Loi oblige toute personne qui importe ou qui exporte des espèces ou effets d’une valeur supérieure à 10 000 $ canadiens à déclarer la somme ainsi importée ou exportée. En l’espèce, la demanderesse et Mme Chen ont déclaré chacune la somme de 15 000 $. Le paragraphe 12(1) oblige l’intéressé à déclarer la somme intégrale qui est importée, pas seulement la somme qui dépasse la limite réglementaire, en l’occurrence 10 000 $ canadiens.
[41] Selon le paragraphe 18(1), lorsqu’un agent a des motifs raisonnables de croire qu’il y a eu contravention à l’obligation de déclaration prévue par le paragraphe 12(1), il peut saisir à titre de confiscation « les espèces ou effets ». Les espèces ou effets s’entendent des fonds importés – le montant intégral des espèces et effets, y compris les sommes déclarées. C’est ce qui s’est produit ici.
[42] Par ailleurs, après avoir saisi les fonds, y compris les fonds déclarés, l’agent doit restituer les fonds saisis, sur paiement d’une pénalité, « sauf s’il soupçonne, pour des motifs raisonnables, qu’il s’agit de produits de la criminalité au sens du paragraphe 462.3(1) du Code criminel ou de fonds destinés au financement des activités terroristes ».
[43] En application du paragraphe 22(2), les fonds saisis doivent être, comme cela fut fait ici, envoyés au ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux. Conformément à l’article 23, ils sont confisqués au bénéfice de la Couronne à compter de la contravention au paragraphe 12(1). La personne entre les mains de qui les fonds ont été saisis dispose alors de certains recours pour échapper à la saisie.
[44] Selon l’article 29, si le ministre décide qu’il y a eu contravention à l’obligation de déclaration, il peut a) soit imposer une pénalité et restituer tout ce qui a été saisi; b) soit restituer la pénalité; c) soit confirmer la confiscation des « espèces ou effets » au bénéfice de la Couronne.
[45] En l’espèce, suivant les étapes énoncées dans la Loi, le défendeur a saisi tous les fonds apportés par la demanderesse et par Mme Chen. L’arbitre a exposé des motifs convaincants selon lesquels il se disait autorisé à soupçonner que les fonds étaient des produits de la criminalité. Ce faisant, l’arbitre n’a établi aucune distinction entre les fonds déclarés et les fonds non déclarés.
[46] En dépit de son raisonnement, l’arbitre a décidé de restituer à la demanderesse la somme de 15 000 $ qu’elle avait déclarée, et à Mme Chen la somme de 15 000 $ qu’elle aussi avait déclarée, outre trois effets négociables non déclarés d’une valeur de 60 000 $ US. Compte tenu des motifs exposés par l’arbitre, ces restitutions ne s’accordent pas avec l’économie du texte de loi ni avec le soupçon qu’avait l’arbitre. Soit les motifs exposés par l’arbitre sont déraisonnables et alors seule une partie des fonds était « sale », soit il était déraisonnable pour l’arbitre de restituer l’argent « sale ». Même si l’on applique la norme de contrôle la plus accommodante, cet aspect de la décision est manifestement déraisonnable.
[47] La décision a pour effet, en particulier s’agissant de Mme Chen, d’imposer une pénalité dont la valeur est la différence entre les fonds non déclarés et les effets de 60 000 $ US. Cependant, rien ne donne à penser que l’arbitre a conclu qu’une pénalité était la sanction indiquée, comme cela pourrait être le cas si la véritable question était l’omission de déclarer plutôt que l’importation de produits de la criminalité.
[48] Si le ministre a conclu que seuls les fonds non déclarés étaient susceptibles de confiscation, alors il s’est fourvoyé. Il est davantage conforme à l’objet de la Loi, au sens ordinaire ainsi qu’à l’emploi de l’expression « espèces et effets » dans le contexte où cette expression apparaît, de dire que les sommes, déclarées ou non, sont susceptibles de saisie et de confiscation. Cette interprétation s’accorde avec les décisions que doit rendre le ministre.
[49] C’est là un cas inusité. Il semble que des circonstances semblables soient à l’origine de l’affaire Sellathurai, précitée. Cependant, s’exprimant sur la question de la restitution des fonds déclarés, la Cour s’est exprimée ainsi :
79. Le défendeur souligne toutefois qu’en vertu de l’article 28 de la Loi, le représentant du ministre était tenu de restituer les espèces déclarées après avoir conclu qu’elles avaient été déclarées, qu’il ait encore ou non des motifs raisonnables de soupçonner qu’il s’agissait de produits de la criminalité. À la lumière de cette observation, j’ai conclu que la restitution des espèces déclarées ne mine pas la décision.
[50] À mon humble avis, l’article 28 susmentionné parle de restitution des fonds lorsque le ministre décide qu’il n’y a pas eu contravention à l’obligation de déclaration selon le paragraphe 12(1). Dans la présente affaire, il ne fait aucun doute qu’il y a eu contravention à l’article 12 – la demanderesse le reconnaît.
[51] Même s’il y a une erreur de transcription au paragraphe 79 du jugement Sellathurai et que c’est l’article 29 qui aurait dû être mentionné, cet article 29 n’autorise la restitution de fonds que sur paiement d’une pénalité. Il n’est nulle part question d’une pénalité dans le jugement Sellathurai. Par conséquent, il ne semble pas être question de l’article 29 dans cette décision.
[52] Dans le jugement Sellathurai, la Cour a accepté l’assurance de l’avocat du ministre selon laquelle le ministre ne demandait pas mieux que de restituer les fonds déclarés. L’avocat n’a donné aucune explication sur la restitution des fonds déclarés ni sur la restitution d’une partie des fonds non déclarés. Par conséquent, la Cour n’était pas invitée à examiner le genre de situation dont il s’agit dans la présente affaire.
IV. DISPOSITIF
[53] Vu l’incohérence ou contradiction, la décision du ministre ne saurait subsister. La Cour fait droit à la demande de contrôle judiciaire et annule la décision de l’arbitre.
[54] L’affaire sera renvoyée au ministre pour être réexaminée depuis le début par un autre agent. Le ministre ne sera pas tenu de restituer le solde des fonds saisis à moins que cela ne soit déclaré nécessaire dans la décision définitive qui résultera du réexamen.
JUGEMENT
LA COUR FAIT DROIT à la demande de contrôle judiciaire et annule la décision de l’arbitre. L’affaire est renvoyée au ministre pour être réexaminée depuis le début par un autre agent. Le ministre n’est pas tenu de restituer le solde des fonds saisis à moins que cela ne soit déclaré nécessaire dans la décision définitive qui résultera du réexamen de l’affaire.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1852-06
INTITULÉ : HAIYAN LYEW
et
LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 21 SEPTEMBRE 2007
MOTIFS DU JUGEMENT
DATE DES MOTIFS : LE 30 OCTOBRE 2007
COMPARUTIONS :
Wennie Lee
|
POUR LA DEMANDERESSE |
Michael Roach
|
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
LEE & COMPANY Avocats Toronto (Ontario)
|
POUR LA DEMANDERESSE |
JOHN H. SIMS, c.r. Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |