ENTRE :
Demandeur
et
MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE
ET DE LA PROTECTION CIVILE
MOTIFS DE JUGEMENT
[1] Le 20 mai 2005, à son retour au Canada en provenance du Venezuela, le demandeur a fait défaut de déclarer l’importation de devises d’une valeur équivalant à 17 271,00 $ US, contrevenant ainsi à l’article 12 de la Loi sur le recyclage des produits de la criminalité et le financement des activités terroristes, L.C. (2000), ch. 17 (ci-après la « Loi »).
[2] Conformément à la Loi, un agent des douanes, considérant avoir des motifs raisonnables de soupçonner que ces devises étaient un produit de la criminalité, a saisi à titre de confiscation, sans termes de mainlevée, les devises non déclarées par le demandeur. Le défendeur (le « Ministre ») a confirmé la confiscation des sommes dans une décision datée du 2 novembre 2006. C’est à l’encontre de cette décision que le demandeur se pourvoit ici en contrôle judiciaire, en vertu de l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. (1985), ch. F-7.
[3] Le cadre législatif et réglementaire applicable en l’instance a été bien décrit par le procureur du défendeur et ne fait pas véritablement l’objet de contestation :
A) Les objectifs de la Loi sont clairement exprimés en son article 3 et visent, entre autres, à établir un régime de déclaration obligatoire des opérations financières douteuses et des mouvements transfrontaliers d’espèces et d’effets. Afin d’atteindre ces objectifs, la Partie 2 de la Loi prévoit un régime de déclaration des espèces suivant lequel un importateur ou un exportateur doit déclarer à un agent des douanes toute importation ou exportation d’une quantité d’espèces d’une valeur égale ou supérieure à un montant fixé par règlement.
B) L’obligation de déclaration des espèces est prévue aux paragraphes 12(1) et 12(3) de la Loi et aux articles 2, 3 et 11 du Règlement sur les mouvements transfrontaliers d’espèces et d’effets, DORS/2002-412 (le « Règlement »). Ces dispositions obligent toute personne qui importe ou exporte des espèces ou des effets d’une valeur de 10 000,00 dollars canadiens ou plus à déclarer sans délai cette importation ou exportation à un agent de douanes. Cette déclaration doit être faite par écrit.
C) Si une personne manque à cette obligation de déclaration, les espèces non déclarées sont alors sujettes à saisie à titre de confiscation par un agent en vertu du paragraphe 18(1), si celui-ci croit, pour des motifs raisonnables, qu’il y a eu contravention au paragraphe 12(1) de la Loi.
D) Conformément au paragraphe 18(2) de la Loi, l’agent doit alors décider s’il soupçonne, pour des motifs raisonnables, que les espèces non déclarées sont des produits de la criminalité ou de fonds destinés au financement des activités terroristes. Si l’agent conclut avoir de tels soupçons, les espèces saisies ne peuvent être restituées. Si l’agent conclut ne pas avoir de tels soupçons, il restitue les espèces saisies en contrepartie d’une pénalité en conformité avec l’article 18 du Règlement (entre 250 $ et 5 000 $ selon le cas).
E) Conformément à l’article 23 de la Loi, les espèces saisies en application du paragraphe 18(1) de la Loi sont confisquées au profit de Sa Majesté du chef du Canada à compter de la contravention au paragraphe 12(1) de cette loi. La confiscation produit dès lors son plein effet et n’est assujettie à aucune autre formalité.
F) Conformément à l’article 24 de la Loi, la confiscation d’espèces saisies en vertu de la Partie 2 de la Loi est définitive et n’est susceptible de révision, de rejet ou de toute autre forme d’intervention que dans la mesure et selon les modalités prévues aux articles 25 à 30 de cette loi.
G) L’article 25 de la Loi permet, dans les 90 jours suivant la saisie, à la personne entre les mains de qui ont été saisies des espèces en vertu de l’article 18 (ou à leur propriétaire légitime) de demander au Ministre de décider s’il y a eu contravention au paragraphe 12(1) de la Loi en donnant un avis écrit à l’agent des douanes qui les a saisies ou à un agent du bureau de douane le plus proche du lieu de la saisie.
H) Conformément au paragraphe 26(1) de la Loi, le président de l’Agence des services frontaliers du Canada doit signifier sans délai par écrit à la personne qui a présenté la demande visée à l’article 25 un avis exposant les circonstances de la saisie à l’origine de la demande. Suivant le paragraphe 26(2) de la Loi, cette personne dispose de 30 jours à compter de la signification de cet avis pour produire tous moyens de preuve à l’appui de ses prétentions. Conformément à l’article 27 de la Loi, dans les 90 jours qui suivent l’expiration du délai mentionné au paragraphe 26(2), le Ministre décide s’il y a eu contravention au paragraphe 12(1).
I) Si le Ministre décide qu’il n’y a pas eu manquement à l’obligation de déclaration énoncée au paragraphe 12(1) de la Loi, les espèces sont restituées suivant l’article 28 de la Loi.
J) Par contre, si le Ministre décide qu’il y a eu contravention à cette obligation de déclaration, il doit alors rendre une deuxième décision, conformément à l’article 29 de la Loi, relativement à la sanction administrative appropriée.
K) Cette deuxième décision ministérielle constitue un réexamen de la sanction administrative imposée par l’agent, laquelle avait été imposée conformément au paragraphe 18(2) de la Loi (c’est-à-dire confiscation ou pénalité entre 250 $ et 5 000 $). L’article 29 de la Loi demande au Ministre de confirmer la confiscation des espèces saisies ou de réduire cette sanction, par exemple, en exigeant le paiement d’une pénalité.
L) Suivant l’article 30 de la Loi, la personne qui a présenté une demande en vertu de l’article 25 de la Loi peut, dans les 90 jours suivant la communication de la décision du Ministre, en appeler par voie d’action devant la Cour fédérale à titre de demandeur, le Ministre étant le défendeur.
M) Toutefois, la compétence de la Cour fédérale en vertu du paragraphe 30(1) de la Loi est limitée à déterminer la validité de la décision prise aux termes du paragraphe 27(1) en réponse à la demande de révision formée aux termes de l’article 25, à savoir s’il y a eu contravention à l’article 12 de la Loi.
N) Une personne désireuse de contester la décision ministérielle rendue suivant l’article 29 de la Loi doit procéder par voie de demande de contrôle judiciaire conformément à l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. (Voir Dokaj c. ministre du Revenu national, 2005 CF 1437, [2005] A.C.F. no 1783 (QL), Tourki c. ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2006 CF 50, [2006] A.C.F. no 52 (QL) et Ha c. ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2006 CF 594, [2006] A.C.F. no 1123 (QL).)
[4] Il n’est pas davantage contesté que la norme de contrôle applicable à une décision rendue en vertu de l’article 29 de la Loi est la norme du manifestement déraisonnable comme le confirme d’ailleurs l’analyse pragmatique et fonctionnelle suivante :
A) Alors que la Loi, à son article 24, prévoit un droit d’appel par voie d’action devant la Cour fédérale concernant une décision rendue aux termes de l’article 27, elle ne prévoit aucun droit d’appel concernant une décision rendue suivant l’article 29. À mon sens, cela démontre que l’intention du législateur était d’accorder au Ministre une quasi-complète déférence concernant le réexamen des sanctions administratives appropriées lors d’un manquement à l’obligation de déclaration des espèces importées ou exportées.
B) L’administration de la Partie 2 de la Loi est essentiellement dévolue aux institutions responsables depuis des décennies de l’administration de la Loi sur les douanes. Dans l’affaire Dokaj, ci-dessus, cette Cour a comparé le mécanisme d’appel prévu dans la Loi et celui prévu dans la Loi sur les douanes pour conclure que les responsables de la mise en œuvre de la Loi ont développé une expertise particulière, expertise qui a été mise à profit dans la présente affaire, de sorte qu’il y a lieu de faire preuve de plus de retenue lorsqu’il s’agit de réviser la décision ministérielle rendue suivant l’article 29 de la Loi.
C) Dans l’administration de l’article 29 de la Loi, le Ministre doit pondérer les intérêts d’une personne de qui des espèces ont été saisies avec l’intérêt public canadien. Ce facteur, à mon sens, ne milite pas en faveur d’une grande retenue.
D) En général, une plus grande déférence est accordée au décideur administratif s’il s’agit d’une question de fait. La question de savoir si le dossier factuel devant le Ministre révélait des motifs raisonnables de soupçonner que les espèces non déclarées sont des produits de la criminalité est une question mixte de droit et de faits, bien que les faits revêtent une importance déterminante quant à l’issue de la décision. À mon sens, ce facteur appelle un haut degré de déférence.
[5] Ainsi, une analyse des quatre facteurs ci-dessus requiert de cette Cour qu’elle exerce le plus haut niveau de déférence à l’égard d’une décision ministérielle rendue en vertu de l’article 29 de la Loi. Je suis donc d’accord avec les procureurs des parties qu’à moins d’une erreur manifestement déraisonnable du Ministre, cette Cour doit s’abstenir d’intervenir.
[6] Il importe de reproduire l’extrait suivant de la décision contenue dans la lettre du 2 novembre 2006, adressée par le délégué du Ministre au demandeur, décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire :
Je tiens à vous assurer que toute documentation a été prise en considération avant qu’une décision ne soit prise en ce qui concerne cette affaire. Cette étude a été réalisée d’après les documents que vous nous avez fournis de même que d’après les rapports officiels de l’Agence.
[. . .]
Vous avez interjeté appel de la saisie et vous avez été prié de fournir des éléments de preuve crédibles, fiables et indépendants au sujet de l’origine des espèces afin d’éliminer les motifs raisonnables de croire qu’il s’agissait de produits de la criminalité. Vos exposés concernant l’origine des espèces n’ont pas permis d’élucider l’origine légitime des espèces. Vous mentionnez dans votre lettre du 27 juin 2005 que vous avez déclaré 27 000,00 $ en espèces lorsque vous êtes entré au Mexique; cependant, vous avez omis de déclarer les espèces à l’Agence des services frontaliers du Canada au moment de l’exportation du Canada, puis vous avez tenté de prévenir la détection des espèces à votre retour au Canada en demandant à votre compagnon d’en transporter une partie.
Enfin, vous n’avez pas révélé le montant réel des espèces en votre possession à l’agente des douanes lors de l’examen secondaire. Les courriels que vous avez fournis pour attester d’une intention d’acheter un condo au Venezuela ne sont pas acceptables à titre d’éléments de preuve crédibles et vérifiables au sujet de l’origine des espèces. Vous avez présenté des affidavits de personnes qui, selon vos dires, vous auraient remis les espèces; cependant, cela va à l’encontre de la déclaration que vous avez faite à l’agente qui a effectué la saisie. En effet, vous avez fait plusieurs déclarations incompatibles sur la provenance des fonds. Vous avez initialement allégué avoir retiré les fonds de votre compte personnel lors d’une seule opération; vous avez ensuite modifié votre déclaration pour indiquer que vous aviez retiré les fonds d’un compte d’affaires de votre société X-Cargo. Lorsque vous avez été prié de fournir un relevé d’opération, vous avez à nouveau modifié votre déclaration pour indiquer que vous aviez retiré de petits montants sur une période prolongée. En aucun temps lors de l’examen secondaire vous avez déclaré avoir reçu des espèces d’autres personnes. Par ailleurs, aucun document, tel qu’un relevé d’opération financière, n’a été présenté à l’appui de la véracité des affidavits.
Les rapports de l’organisme qui a effectué la saisie indiquent clairement que vous avez initialement déclaré voyager par affaires et que vous avez modifié l’objet de votre voyage lorsqu’il a été découvert que vous voyagiez avec un compagnon en possession des espèces que vous lui auriez remises pour qu’il les transporte, selon ses dires. Je ne peux que conclure que vous avez fait cela afin de vous soustraire aux exigences relatives à la déclaration des espèces. Il est encore plus curieux que vous ayez allégué voyager par affaires, puis modifié l’objet de votre voyage pour indiquer qu’il s’agissait de l’achat d’un condo lorsqu’il a été découvert que vous voyagiez avec un compagnon. Il est curieux que, si les espèces étaient destinées à une opération immobilière légitime, vous ayez tenté d’éviter de les déclarer et que vous n’ayez pas révélé à l’agente des douanes l’objet réel de votre voyage (l’achat d’un condo) avant qu’il ne soit découvert que, en fait, vous ne voyagiez pas seul. Il est par ailleurs curieux que, lorsque ce fait vous a été exposé, vous ayez nié que les espèces en la possession de votre compagnon vous appartenaient.
De plus, il a été noté que l’agente qui a effectué la saisie a découvert dans votre porte-documents (que vous ne vouliez pas que l’agente examine) les relevés d’opérations financières par télévirement vers l’Amérique du Sud pour votre société (en votre nom) en date du 12 mai 2005, soit environ une semaine avant que la saisie n’ait lieu, ce qui appuie également les motifs raisonnables de croire que les espèces étaient des produits de la criminalité. Ces opérations démontrent par ailleurs que vous étiez au courant de ces services; il est donc curieux que vous ayez transporté une somme aussi importante dans un pays tel le Venezuela, où le risque de perte ou de vol est élevé, alors que vous auriez pu utiliser pour une opération immobilière une autre méthode plus sûre par l’intermédiaire d’établissements financiers.
Néanmoins l’équivalent de 7 000,00 $ US qui étaient dans la possession de M. Garcia au moment de l’infraction va être remboursé. [. . .]
[7] Les arguments du demandeur sont essentiellement reliés à l’appréciation des faits faite par le délégué du Ministre. Or, en semblable matière, particulièrement en regard d’une décision prise en vertu de l’article 29 de la Loi, une personne dans la position du demandeur doit démontrer que cette décision est « clairement irrationnelle » ou « de toute évidence non conforme à la raison » (Canada (Procureur général) c. Alliance de la Fonction publique du Canada, [1993] 1 R.C.S. 941). Le fardeau de preuve imposé au demandeur est très lourd. Madame le juge Tremblay-Lamer l’a décrit à sa façon dans l’affaire Tourki c. ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile, 2007 CF 746, [2007] A.C.F. no 995 (QL), au paragraphe 28 :
En résumé, pour attaquer la décision du ministre à l’effet que les devises saisies sont des produits de la criminalité, le fardeau de la preuve repose sur le demandeur qui doit soumettre une preuve hors de tout doute raisonnable qu’il n’existe aucun motif raisonnable de soupçonner qu’il s’agit de produit de la criminalité.
[8] En l’espèce, la décision du délégué du Ministre m’apparaît fondée sur d’importants éléments de preuve qui ressortent du dossier, notamment les déclarations et omissions du demandeur lui-même et les rapports de l’organisme qui a effectué la saisie des espèces. L’appréciation faite des courriels et des affidavits déposés par le demandeur m’apparaît raisonnable, compte tenu des nombreuses déclarations incompatibles faites par le demandeur sur la provenance des fonds. Je ne vois rien d’arbitraire dans la décision en cause qui, par ailleurs, à sa face même, est bien motivée.
[9] Dans les circonstances, il n’appartient pas à cette Cour de substituer sa propre appréciation des faits à celle faite par le décideur administratif. Nous ne somme pas ici en présence d’une condamnation criminelle. Il suffit que la preuve devant le délégué du Ministre lui permette raisonnablement de conclure à l’existence de motifs raisonnables de soupçonner que les espèces saisies sont des produits de la criminalité.
[10] Le demandeur n’ayant pas réussi à démontrer à cet égard que la décision en cause en est une manifestement déraisonnable, l’intervention de la Cour n’est pas justifiée et la demande de contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens.
Ottawa (Ontario)
Le 19 octobre 2007
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1994-06
INTITULÉ : ANTONIO CIAVAGLIA c. MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE
LIEU DE L’AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATES DE L’AUDIENCE : Le 26 septembre 2007
MOTIFS DE JUGEMENT : Le juge Pinard
DATE DES MOTIFS : Le 19 octobre 2007
COMPARUTION :
Me Sylvain Downs
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POUR LE DEMANDEUR |
Me Jacques Mimar
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POUR LE DÉFENDEUR
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Sébastien Downs Astell Lachance Montréal (Québec)
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada Ottawa (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR
POUR LE DÉFENDEUR
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