Ottawa (Ontario), le 17 septembre 2007
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BARNES
ENTRE :
RICHARD NWANGI KABUTHA
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée par la demanderesse principale, Cynthia Sekai Mesikano, et son époux, Richard Nwangi Kabutha, à l’égard d’une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) rendue le 26 juillet 2006.
Contexte
[2] Mme Mesikano est citoyenne du Zimbabwe. En avril 1999, elle a quitté son pays pour se rendre aux États-Unis où elle a vécu pendant presque sept ans. En février 2006, elle est arrivée au Canada et y a demandé l’asile.
[3] Mme Mesikano a demandé l’asile sur le fondement d’incidents motivés par des raisons politiques qu’elle et son père auraient subis de la part de partisans du régime du président Mugabe. Compte tenu de l’absence prolongée de Mme Mesikano du Zimbabwe, la plupart des éléments de preuve quant au risque actuel se rapportaient à des incidents visant son père auxquels elle n’était liée qu’indirectement.
[4] Mme Mesikano a affirmé, vers le milieu des années 90, à l’époque où elle travaillait pour une entreprise gérée par son père, qu’elle et d’autres employés avaient joué un rôle actif dans l’organisation d’activités de protestation politique à Harare. Leur manifestation avait mené le gouvernement à prendre des mesures de représailles contre certains dirigeants et activistes syndicaux. Mme Mesikano a soutenu qu’elle a été battue par la police lors d’une manifestation de ce genre en 1998 et que, à au moins une occasion, son père et elle ont été arrêtés par la police en se rendant au travail. La police a interrogé son père mais les a laissés partir. Les autorités n’ont jamais enregistré l’identité de Mme Mesikano. L’intimidation policière et politique s’est poursuivie contre son père et, en décembre 1998, le gouvernement a interdit les arrêts de travail. Par la suite, Mme Mesikano a décidé de ne pas participer à d’autres manifestations publiques pour des raisons de sécurité personnelle.
[5] Au début du mois d’avril 1999, le père de Mme Mesikano a obtenu un passeport malawien pour sa fille, lequel lui a permis de quitter le Zimbabwe et d’obtenir un visa pour entrer aux États-Unis. Mme Mesikano est demeurée aux États-Unis sans statut pendant un certain temps, jusqu’en 2006 où elle est arrivée au Canada et y a demandé l’asile. Elle a expliqué son omission de demander asile aux États-Unis par le fait qu’elle croyait qu’une telle demande lui serait refusée.
[6] Selon Mme Mesikano, son père a continué de faire l’objet d’actes de persécution au Zimbabwe, notamment d’une arrestation et de violence physique en 2004. Plus récemment, il a été aux prises avec des partisans du président Mugabe qui ont tenté de confisquer ses intérêts commerciaux, lesquels il a défendus par voie judiciaire.
[7] M. Kabutha est citoyen du Kenya et sa demande d’asile se rapporte à ce pays. Il a connu Mme Mesikano aux États-Unis et, comme elle, il y a vécu sans statut pendant un certain temps. Le formulaire de renseignements personnels de M. Kabutha (le FRP) établissait l’existence d’un lien indirect avec la demande d’asile de Mme Mesikano dans le passage suivant :
[TRADUCTION]
1. Je crains d’être expulsé vers mon pays de nationalité, le Kenya, avec mon épouse zimbabwéenne, Cynthia Mesikano, parce que le Kenya a signé des traités d’extradition avec de nombreux pays et que si mon épouse était déclarée être une criminelle par le président du Zimbabwe, monsieur Mugabe, elle serait alors extradée. Le président Mugabe qui est enclin à enfreindre la primauté du droit, est connu depuis longtemps pour agir ainsi.
2. L’extradition de mon épouse, fondée sur une fausse allégation selon laquelle elle serait une criminelle, est d’autant plus probable du fait que sa famille est persécutée par l’Union nationale africaine du Zimbabwe-Front patriotique (la ZANU-PF) très répressive du président Mugabe.
3. De plus, le gouvernement kényan est un fervent partisan du président Mugabe et appuie fortement sa réélection.
[Extrait du texte original.]
[8] Indépendamment du « risque » décrit ci-dessus, M. Kabutha a clairement admis lors de son témoignage devant la Commission qu’il n’avait aucune crainte de retourner au Kenya si tel devait être le cas. À ce sujet, il a ainsi témoigné :
[TRADUCTION]
Président de l’audience : Donc, ai-je raison d’indiquer que votre réponse à cette question est que vous ne craignez pas de retourner au Kenya?
Demandeur (M. Kabutha) : C’est exact, Monsieur.
La décision de la Commission
[9] Il est évident que la Commission n’a pas douté de la crédibilité de Mme Mesikano. La Commission a plutôt conclu que le témoignage de Mme Mesikino ne permettait pas d’établir l’existence d’une crainte objective de persécution au Zimbabwe. Elle a indiqué que Mme Mesikano avait été absente du Zimbabwe pendant plus de sept ans et que même pendant la période où elle y avait vécu, elle n’avait jamais été expressément ciblée par les autorités en raison de ses activités politiques. Concernant les rares fois où elle a été victime des autorités, Mme Mesikano a reconnu sans peine qu’elle avait été essentiellement au mauvais endroit au mauvais moment. La Commission a reconnu que le père de Mme Mesikano était exposé à un risque apparent, mais rien dans la preuve ne l’a convaincue que Mme Mesikano serait exposée à un risque en raison de ce lien de parenté.
[10] La Commission a ensuite rejeté l’explication donnée par Mme Mesikano pour justifier son omission de demander asile aux États-Unis pendant les années où elle y avait vécu.
[11] Enfin, la Commission a rejeté la demande d’asile de M. Kabutha au motif que ses propres aveux écartaient toute crainte d’un retour au Kenya.
Questions en litige
[12] a) Quelle est la norme de contrôle applicable aux questions soulevées dans la présente demande?
b) La Commission a-t-elle commis une erreur donnant lieu à révision dans sa décision?
Analyse
[13] Dans la présente demande, toutes les questions soulevées par les demandeurs sont fondées sur des faits ou des témoignages, et la norme de contrôle applicable est donc celle de la décision manifestement déraisonnable. Voir Perera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté), 2005 CF 1069, [2005] A.C.F. no 1337, au paragraphe 14.
[14] L’argument principal présenté pour le compte de Mme Mesikano était que la Commission avait commis une erreur en n’examinant pas la preuve relative au risque généralisé auquel sont exposés les opposants politiques du régime actuel au Zimbabwe. On a soutenu que la preuve relative à la situation dans le pays établissait que le Zimbabwe était essentiellement un « État non viable » dont la cohésion était assurée par la volonté personnelle du président Mugabe. On a prétendu que la Commission avait omis de tenir compte de cet élément de preuve essentiel.
[15] Cet argument n’est pas fondé. La Commission a bel et bien reconnu l’existence de graves violations des droits de la personne au Zimbabwe, mais elle a également conclu que Mme Mesikano ne serait pas une personne ciblée par les autorités. Cette conclusion était tout à fait compatible avec le propre témoignage de Mme Mesikano, dont l’extrait suivant :
[TRADUCTION]
Président de l’audience : Pendant toute la période où vous ne vous trouviez pas au Zimbabwe – c’est-à-dire la période où vous étiez aux États-Unis et au Canada, de 1999 à aujourd’hui – je suppose que, selon ce que vous dites, vous avez continué de parler avec votre père.
Demanderesse (Mme Mesikano) : Oui.
Président de l’audience : Fréquemment? Périodiquement?
Demanderesse (Mme Mesikano) : Périodiquement.
Président de l’audience : Et, pendant toute cette période, vous a-t-il dit que vous étiez recherchée par les autorités? Que vous en particulier…
Demanderesse (Mme Mesikano) : Non.
Président de l’audience : …étiez recherchée par les autorités?
Demanderesse (Mme Mesikano) : Non.
[16] La conclusion de la Commission selon laquelle Mme Mesikano ne s’exposerait au Zimbabwe à rien de plus qu’un risque généralisé était compatible avec son témoignage qui établissait qu’elle n’avait pas été la cible de persécution pendant la période où elle avait résidé dans ce pays, peu importe le risque apparent auquel était exposé son père. La Commission avait également le droit de tenir compte du fait que Mme Mesikano vivait à l’extérieur du pays depuis plus de sept ans et du fait que son père avait eu recours aux tribunaux pour protéger ses intérêts commerciaux qu’on menaçait de lui confisquer. Il s’agissait de facteurs de risque pertinents que la Commission pouvait à juste titre examiner dans l’évaluation du degré de risque auquel s’exposerait Mme Mesikano.
[17] Dans le cas de M. Kabutha, on n’a aucunement fait valoir qu’il s’exposerait à un risque de persécution au Kenya. À cet égard, la conclusion de la Commission était compatible avec le témoignage de M. Kabutha et ne pouvait donc être contestée.
[18] Les conclusions de la Commission quant au risque étaient donc bien étayées par la preuve au dossier et sa décision sur cette question ne peut d’aucune façon être considérée comme déraisonnable, et encore moins manifestement déraisonnable.
[19] La contestation de Mme Mesikano à l’égard de la conclusion de la Commission quant au temps écoulé avant la présentation de la demande est également non fondée. Cette contestation est une invitation à la Cour de revoir l’explication de la demanderesse à ce sujet, mais, bien entendu, ce n’est pas là le véritable rôle de la Cour dans le cadre d'un contrôle judiciaire. Je ferais mienne l’analyse de mon collègue le juge Richard Mosley dans la décision Gonzalez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1595, [2005] A.C.J. no 1965, dans laquelle il a conclu :
[17] La demanderesse soutient que la Commission a commis une erreur en concluant au caractère vague de sa preuve touchant le point de savoir pourquoi elle n'avait pas présenté de demande d'asile aux États-Unis et affirme avoir donné des explications plausibles de ce fait. Il est de droit constant que le temps mis à présenter une demande d'asile est un facteur important que la Commission peut prendre en considération dans l'examen d'une telle demande : Heer c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1988] A.C.F. no 330 (QL). Dans la présente espèce, le fait que la demanderesse ait laissé passer plus de quatre ans avant de présenter une demande d'asile laisse supposer l'absence de crainte subjective de persécution, et il était loisible à la Commission de rejeter ses explications. La demanderesse voudrait en fait que la Cour apprécie elle-même les raisons qu'elle a invoquées devant la Commission et substitue son opinion à celle de la Commission. Or, à moins que la conclusion de la Commission ne soit manifestement déraisonnable, ce que je nie en l'occurrence, la Cour n'est pas habilitée à intervenir.
[20] Par conséquent, la présente demande conjointe de contrôle judiciaire sera rejetée. Les parties ne proposent aucune question aux fins de certification et aucune question de portée générale n'est soulevée en l'espèce.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.
« R. L. Barnes »
Juge
Traduction certifiée conforme
Caroline Tardif, LL.B., trad.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-4433-06
INTITULÉ : CYNTHIA SEKAI MESIKANO ET AUTRE
c.
MCI
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 26 JUILLET 2007
ET JUGEMENT : LE JUGE BARNES
DATE DES MOTIFS : LE 17 SEPTEMBRE 2007
COMPARUTIONS :
DEBRA SHELLY POUR LES DEMANDEURS
JAMIE TODD POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
AVOCATS
ROBERT GERTLER ET ASSOCIÉS POUR LES DEMANDEURS
5341, rue Dundas Ouest
Toronto (Ontario) M9B 1B1
Tél. : 416-231-9188 ext. 35
Téléc. : 416-231-9492
JOHN H. SIMS, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Toronto (Ontario)
Tél. : 416-952-5009
Téléc. : 416-954-8982