Ottawa (Ontario), le 12 septembre 2007
En présence de madame la juge Snider
ENTRE :
représenté par sa tutrice à l’instance IRENE MURPHY
demandeur
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Le demandeur, Mose Murphy (représenté par sa tutrice à l’instance Irene Murphy), sollicite le contrôle judiciaire d’une décision rendue par le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) du Canada (le TACRA) en date du 23 novembre 2006. Le TACRA a alors refusé d’accorder à M. Murphy la pension qu’il réclamait en se fondant sur le syndrome de stress post‑traumatique (le SSPT) dont il souffrirait par suite d’une agression sexuelle subie pendant son service militaire en 1952.
La décision du TACRA
[2] Le TACRA était saisi d’un appel interjeté à l’encontre de la décision du comité d’examen de l’admissibilité de rejeter la demande de pension de M. Murphy, le 12 mars 2006 (la décision du comité d’examen). Des observations écrites de M. Murphy ont été présentées au comité d’examen; celui‑ci disposait aussi de la déposition écrite et du témoignage de Mme Murphy. Le TACRA disposait quant à lui d’autres éléments de preuve et observations en plus de ceux présentés au comité d’examen. Il a rendu sa décision sur dossier.
[3] La décision du TACRA est très brève. Le TACRA commence par énumérer les éléments de preuve et par faire la déclaration générale suivante : [traduction] « [l]e Tribunal a examiné toutes les décisions antérieures pertinentes et tous les éléments de preuve ». Dans la section portant sur les faits, il a écrit seulement que M. Murphy avait fait partie de la Force régulière de 1952 à 1958, que le dossier militaire [traduction] « renferme une inscription faite le 24 avril 1957 concernant un diagnostic de psychasthénie » et qu’un diagnostic de SSPT est mentionné dans un rapport médical daté du 16 mai 2005. Les motifs justifiant le rejet de la demande sont exposés comme suit dans trois paragraphes de la décision :
[traduction] Dans le présent cas, il y a un diagnostic de syndrome de stress post‑traumatique. La preuve ne permet cependant pas de conclure que cette invalidité est rattachée directement au service de l’appelant.
Un avis médical laissant entendre qu’une agression sexuelle subie au cours du service militaire était le facteur ayant provoqué le développement du trouble invoqué a été présenté au Tribunal. Il n’y a toutefois aucune preuve objective dans les documents relatifs au service qui étaie cet avis. Le fait que l’appelant souffre d’un trouble psychique ne prouve pas que l’incident qui aurait constitué le facteur déclenchant est survenu et a causé le problème. Le Tribunal estime que le fondement factuel sur lequel les avis reposent est fragile.
[…]
Le Tribunal a pris en considération tous les faits, toutes les circonstances et tous les éléments de preuve en l’espèce et, comme il a été mentionné précédemment, il ne dispose d’aucun rapport de l’incident ni d’aucune fiche de plainte ou de traitement concernant l’incident. Le diagnostic a été posé très longtemps après la libération (53 ans après). Par conséquent, le Tribunal ne peut pas raisonnablement conclure que le syndrome de stress post‑traumatique dont souffre l’appelant est consécutif ou rattaché directement au service militaire. La demande n’est donc pas visée au paragraphe 21(2) de la Loi sur les pensions […]
Les questions en litige et l’analyse
[4] C’est la norme de la décision manifestement déraisonnable, qui exige un degré élevé de retenue, qui s’applique à la décision du TACRA selon laquelle la preuve ne démontrait pas que le SSPT était consécutif ou rattaché directement au service militaire de M. Murphy (voir, par exemple, Comeau c. Canada (Procureur général), 2007 CAF 68, au paragraphe 9). M. Murphy en convient, mais il soutient que le TACRA a commis une erreur :
(a) soit en ne motivant pas suffisamment sa décision;
(b) soit en ne tenant pas compte de la preuve dont il disposait.
[5] M. Murphy soulève d’autres questions. Cependant, comme je suis d’accord avec lui sur ces deux premières questions et que j’infirmerai la décision en conséquence, il ne sera pas nécessaire d’examiner les autres questions.
1. Le caractère suffisant des motifs
[6] M. Murphy soutient que, en l’espèce, les motifs ne respectent pas la norme minimale exigée par la justice naturelle (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817; Re Pitts and Director of Family Benefits Branch of the Ministry of Community & Social Services (1985), 51 O.R. (2d) 302 (C. div.)). Cette question de justice naturelle est assujettie à la norme de la décision correcte.
[7] Pour sa part, le défendeur affirme que les motifs reflètent et résument la preuve pertinente, qu’ils exposent le raisonnement du TACRA et qu’ils expliquent ses conclusions. Il soutient que, en confirmant la décision du comité d’examen, le TACRA a fait des remarques additionnelles sur les éléments de preuve dont ne disposait pas le comité d’examen et a expliqué pourquoi il estimait que la preuve ne démontrait pas que les conditions d’obtention d’une pension en vertu de la Loi sur les pensions étaient remplies. Selon le défendeur, cela est suffisant pour satisfaire aux exigences de la justice naturelle décrites dans l’arrêt Baker, précité.
[8] Les arguments du défendeur sur cette question posent plusieurs problèmes.
[9] En premier lieu, l’audience du TACRA est une nouvelle audience. Même s’il pouvait faire référence à la décision antérieure du comité d’examen, le TACRA devait effectuer sa propre appréciation de la preuve.
[10] En deuxième lieu – et ce point est plus important –, à mon avis, les motifs n’expliquent pas à M. Murphy pourquoi sa demande a été rejetée. Plusieurs aspects de la décision font en sorte que le lecteur a beaucoup de mal à comprendre pourquoi la demande a été rejetée :
- Nous pouvons voir que le TACRA s’est fondé sur un [traduction] « avis médical », mais lequel? Le dernier avis du docteur Kiraly, daté du 17 juillet 2006, ou l’un des avis antérieurs de celui‑ci ou du docteur Pankratz?
- Si nous supposons que l’avis en question était celui du docteur Kiraly daté du 17 juillet, pourquoi le TACRA a‑t‑il repoussé la déclaration de celui‑ci selon laquelle [traduction] « [l]e diagnostic de psychasthénie en 1957 et le traitement de ce trouble prouvent de manière incontestable que l’incident a bien eu lieu » ou pourquoi n’en a‑t‑il pas tenu compte?
- La déclaration selon laquelle il n’y a [traduction] « aucune preuve objective dans les documents relatifs au service qui étaie [l’avis médical] » tient‑elle compte du diagnostic de psychasthénie posé en 1957?
- Quand il affirme que le [traduction] « trouble psychique ne prouve pas que l’incident qui aurait constitué le facteur déclenchant est survenu », le TACRA rejette‑t‑il les témoignages non contredits de M. Murphy et de son épouse selon lesquels l’agression a eu lieu?
- Qu’entend-on par [traduction] « fondement factuel fragile »?
[11] À mon avis, il est impossible de connaître le raisonnement suivi par le TACRA pour conclure que le SSPT dont souffrait M. Murphy était consécutif ou rattaché directement à son service militaire. Les motifs sont insuffisants et la décision doit être infirmée.
2. L’omission d’avoir tenu compte de la preuve
[12] Une autre question est inextricablement liée au caractère suffisant des motifs : puis‑je être convaincue que le TACRA a tenu compte de tous les éléments de preuve dont il disposait? Même une décision assujettie à la norme de la décision manifestement déraisonnable peut être infirmée si le tribunal administratif a tiré sa conclusion de fait sans tenir compte des éléments de preuve dont il disposait (Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F‑7, alinéa 18.1(4)d)).
[13] Un tribunal administratif est présumé avoir tenu compte de tous les éléments qui lui ont été présentés et n’est pas tenu de faire référence à chaque document. Comme le juge Evans l’a écrit au paragraphe 16 de l’arrêt Cepeda‑Gutierrez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] A.C.F. no 1425 (QL) :
Une simple déclaration par l’organisme dans ses motifs que, pour en venir à ses conclusions, il a examiné l’ensemble de la preuve dont il était saisi suffit souvent pour assurer aux parties, et au tribunal chargé du contrôle, que l’organisme a analysé l’ensemble de la preuve avant de tirer ses conclusions de fait.
[14] Cette présomption peut cependant être réfutée et le fait qu’un tribunal ne traite pas d’éléments de preuve propres à la demande dont il est saisi peut amener une cour de révision à conclure qu’il a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il dispos[ait] ».
[…] [P]lus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée « sans tenir compte des éléments dont il [disposait] » : Bains c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 63 F.T.R. 312 (C.F. 1re inst.). Autrement dit, l’obligation de fournir une explication augmente en fonction de la pertinence de la preuve en question au regard des faits contestés. Ainsi, une déclaration générale affirmant que l’organisme a examiné l’ensemble de la preuve ne suffit pas lorsque les éléments de preuve dont elle n’a pas discuté dans ses motifs semblent carrément contredire sa conclusion. Qui plus est, quand l’organisme fait référence de façon assez détaillée à des éléments de preuve appuyant sa conclusion, mais qu’elle passe sous silence des éléments de preuve qui tendent à prouver le contraire, il peut être plus facile d’inférer que l’organisme n’a pas examiné la preuve contradictoire pour en arriver à sa conclusion de fait. (Cepeda‑Gutierrez, au paragraphe 17)
[15] En l’espèce, le TACRA n’a pas décrit l’analyse qu’il a effectuée au regard d’une grande partie des éléments de preuve dont il disposait. Deux des plus importantes omissions des motifs sont les suivantes :
- l’avis médical du docteur Kiraly, dans lequel ce dernier écrivait [traduction] « [l]e diagnostic de psychasthénie en 1957 et le traitement de ce trouble prouvent de manière incontestable que l’incident a bien eu lieu »;
- les témoignages non contredits de M. Murphy et de son épouse concernant les incidents survenus en 1952 et les problèmes vécus par la suite par M. Murphy au sein de l’armée et dans ses relations personnelles.
[16] L’avocat de M. Murphy a abordé ces deux questions dans les observations qu’il a présentées au TACRA. Il y a évidemment décrit de manière détaillée et claire le fondement de la demande et les éléments de preuve à l’appui. Le TACRA n’y a toutefois pratiquement pas fait référence. Dans les circonstances, je ne suis pas convaincue que le TACRA a tenu compte de tous les éléments de preuve lorsqu’il a rendu sa décision.
[17] Le TACRA pouvait certainement rejeter la demande. À cette fin, il devait cependant traiter des observations qui lui avaient été présentées et expliquer pourquoi ces observations et la preuve sous‑jacente ne le convainquaient pas.
Conclusion
[18] Pour les motifs énoncés, je conclus que la Cour devrait intervenir et accueillir la demande de contrôle judiciaire.
[19] M. Murphy demande que je renvoie l’affaire au TACRA et que je donne des instructions visant à ce que ce dernier déclare que le SSPT dont il souffre est consécutif à son service militaire. À mon avis, de telles instructions seraient inappropriées. Le TACRA est un tribunal spécialisé qui possède les compétences et l’expérience nécessaires pour étudier la demande de M. Murphy, et il doit le faire sans instructions de la Cour. J’ordonnerai cependant que le réexamen, qui sera fondé sur la même preuve, soit effectué par une formation différente du TACRA. Je tiens pour acquis que la nouvelle formation prendra note de la présente décision et fournira des motifs démontrant qu’elle a tenu compte de la preuve dont elle disposait.
[20] Je suppose qu’il s’agit d’un oubli, mais M. Murphy n’a pas demandé les dépens dans son avis de requête ou dans ses observations. Cependant, exerçant mon pouvoir discrétionnaire, j’accorderais les dépens au niveau habituel de la colonne III du tarif B des Règles des Cours fédérales. Si le défendeur souhaite s’opposer à cette partie de mon ordonnance, il pourra le faire par écrit dans les 10 jours suivant la date de celle‑ci. Le cas échéant, M. Murphy disposera ensuite d’un autre délai de 10 jours pour répondre à cette opposition.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision du TACRA datée du 23 novembre 2006 est annulée.
2. L’affaire est renvoyée à une formation différemment constituée du TACRA pour que celui‑ci rende une nouvelle décision en se fondant sur le dossier de preuve disponible et en conformité avec les présents motifs.
3. Le défendeur doit payer à M. Murphy des dépens établis en conformité avec la colonne III du tarif B des Règles des Cours fédérales.
4. Si le défendeur souhaite s’opposer à l’adjudication des dépens à M. Murphy, il peut le faire par écrit dans les 10 jours suivant la date de la présente ordonnance. Le cas échéant, M. Murphy disposera ensuite d’un autre délai de 10 jours pour répondre à cette opposition.
« Judith A. Snider »
Juge
Traduction certifiée conforme
D. Laberge, LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-137-07
INTITULÉ : MOSE MURPHY, représenté par sa tutrice à l’instance IRENE MURPHY
c.
PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 6 SEPTEMBRE 2007
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LA JUGE SNIDER
DATE DES MOTIFS : LE 12 SEPTEMBRE 2007
COMPARUTIONS :
Yehuda Levinson POUR LE DEMANDEUR
Susan Keenan POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Levinson & Associates POUR LE DEMANDEUR
Avocats
Toronto (Ontario)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada
Toronto (Ontario)