Ottawa (Ontario), le 10 août 2007
En présence de Madame la juge Snider
ENTRE :
ADIR, ORIL INDUSTRIES,
SERVIER CANADA INC.,
SERVIER LABORATORIES (AUSTRALIA) PTY LTD
et SERVIER LABORATORIES LIMITED
demanderesses
(défenderesses reconventionnelles)
et
APOTEX INC.
et
APOTEX PHARMACHEM INC.
défenderesses
(demanderesses reconventionnelles)
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
1. Introduction
[1] Les demanderesses (collectivement, Servier ou les demanderesses) ont intenté contre les défenderesses (collectivement, Apotex ou les défenderesses) une action dans laquelle elles allèguent que les défenderesses contrefont certaines revendications du brevet canadien no 1,341,196 (le brevet 196). Dans leur deuxième défense et demande reconventionnelle modifiée (défense et demande reconventionnelle), les défenderesses soulèvent un certain nombre de moyens sur lesquels elles s’appuient pour affirmer que le brevet 196 est invalide. Le moyen en cause dans la présente requête concerne la « paternité de l’invention ». En deux mots, les défenderesses prétendent que les premiers et véritables inventeurs du brevet 196 sont ceux que désigne la demande de brevet 388,336 (la demande 336) déposée par la société Schering (Schering) et non ceux désignés comme étant les inventeurs du brevet 196.
[2] Dans leur requête, les demanderesses sollicitent la radiation des paragraphes et des parties de la défense et demande reconventionnelle qui traitent de la « paternité de l’invention ». Elles demandent plus particulièrement la radiation des éléments suivants :
a) la déclaration [traduction] « de façon à “créer” elles-mêmes la paternité de l’invention qui fait l’objet de l’entente », au paragraphe 26 de la défense et demande reconventionnelle;
b) les paragraphes 48 à 54 de la défense et demande reconventionnelle;
c) le paragraphe 65 de la défense et demande reconventionnelle;
d) le paragraphe 68 de la défense et demande reconventionnelle;
e) la déclaration suivante, au paragraphe 71 de la défense et demande reconventionnelle : [traduction] « et répartir entre elles les revendications qui se chevauchent à l’égard de certains composés inhibiteurs de l’ECA et qui ne rendent compte ni du véritable inventeur de ces composés ou de leurs catégories d’éléments constituants, ni de la conclusion à laquelle est arrivé le commissaire aux brevets en 1996 quant à la paternité de l’invention ».
2. Questions en litige
[3] La question essentielle, dans la présente requête, consiste à savoir si les demanderesses ont établi l’existence des exigences formulées au paragraphe 221(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, pour obtenir la radiation des parties contestées de la défense et demande reconventionnelle. Cette disposition est rédigée comme suit :
[4] Les questions qui se posent plus précisément dans le cadre de la présente requête sont les suivantes :
1. Y a-t-il lieu de conclure que les allégations des défenderesses quant à la « paternité de l’invention » ne révèlent aucune cause d’action ou de défense valable en raison de l’application de l’alinéa 61(1)b) de la Loi sur les brevets qui a précédé la loi entrée en vigueur le 1er octobre 1989, L.R.C. 1985, ch. P-4 (l’ancienne loi)?
2. Les allégations des défenderesses sur la « paternité de l’invention » consistent-elles en une tentative de remettre en cause des questions déjà tranchées par la Cour ou en une contestation indirecte de la décision sur ces questions, constituant dès lors un abus de procédure?
3. Les allégations des défenderesses quant à la « paternité de l’invention » risquent‑elles de nuire à l’instruction équitable de l’action intentée par les demanderesses contre les défenderesses ou de la retarder?
[5] Dans leurs plaidoiries, les demanderesses n’ont pas insisté sur la question d’un retard possible. Par conséquent, je ne me suis pas davantage arrêtée à cette question.
3. Contexte
[6] Il peut être utile de présenter un aperçu du contexte dans lequel s’inscrivent les présents motifs.
[7] De façon générale, le brevet 196 revendique le composé périndopril, vendu au Canada et ailleurs sous la marque de commerce déposée COVERSYL.
[8] Les démarches qui ont mené à la délivrance du brevet 196 ont débuté le 1er octobre 1981 lorsque Adir, l’une des demanderesses dans la présente action, a déposé, au Canada, la demande 387,093 (la demande 093). Dans cette demande, MM. Michel Vincent, George Remond et Michel Laubie étaient désignés comme les auteurs de l’invention. Dans des demandes distinctes, deux autres demandeurs ont aussi réclamé la délivrance de brevets protégeant certains composés. Comme le prévoyait l’ancienne loi, certaines des revendications contenues dans la demande 093 ont été confrontées à celles d’autres demandes. Voici, sous forme de tableau, les détails concernant les demandes et les revendications concurrentes :
Demandeur |
Numéro de la demande |
Date de la demande |
Revendications concurrentes |
Adir |
387,093 (la demande 093) |
1er octobre 1981 |
C19, C25 à C28, C33 et C34, C39 et C40 |
Schering |
388,336 (la demande 336) |
20 octobre 1981 |
C19, C39 et C40 |
Hoechst Aktiengesellschaft (Hoechst) |
384,787 (la demande 787) |
28 août 1981 |
C19, C25 à C28 |
Hoechst |
418,453 (la demande 453) |
23 décembre 1982 |
C33 et C34 |
[9] Dans quatre décisions en date du 8 août 1996, le commissaire aux brevets a statué sur la paternité des inventions, conformément au paragraphe 43(7) de l’ancienne loi. En bref, par suite de ses décisions, certaines revendications ont été attribuées à Adir et d’autres à Hoechst et Schering respectivement. Il convient de signaler que le commissaire a accordé à Schering, et non à Adir, les éléments visés par les revendications concurrentes C19, C39 et C40. Les conclusions du commissaire sont résumées dans le tableau qui suit :
Numéro de la revendication |
Date de la première invention |
Revendication attribuée à : |
Revendications rejetées |
C19 |
8 août 1980 |
Schering (demande 336) |
Adir (demande 093), Hoechst (demande 787) |
C25, C27 |
8 mai 1981 |
Hoechst (demande 787) |
Adir (demande 093) |
C26, C28 |
2 octobre 1980 |
Adir (demande 093) |
Hoechst (demande 787) |
C33 |
8 octobre 1981 |
Hoechst (demande 453) |
Adir (demande 093) |
C34 |
29 décembre 1981 |
Hoechst (demande 453) |
Adir (demande 093) |
C39, C40 |
8 août 1980 |
Schering (demande 336) |
Adir (demande 093) |
[10] Toutefois, l’affaire ne s’est pas arrêtée là. Comme le permettait le paragraphe 43(8) de l’ancienne loi, les parties ont introduit six actions demandant à la Cour fédérale de déterminer leurs droits respectifs relativement aux éléments visés par les revendications concurrentes. Toutes les instances ont été réunies à la suite d’une ordonnance rendue le 27 mai 1997 par le juge Joyal (dans le dossier T-228-97 de la Cour). Quand toute la communication préalable dans les instances réunies a été terminée, le juge Nadon a délivré, le 12 décembre 2000, une ordonnance sur consentement qui prévoyait la répartition des revendications comprises dans les trois demandes. Certaines revendications ont été attribuées à Adir, d’autres à Aventis Pharma Deutschland (Aventis, successeur de Hoechst), d’autres encore à Schering. Par suite de cette ordonnance, le brevet 196 a été délivré à Adir. Il est utile, dans la présente action, de savoir que les revendications attribuées à Adir aux termes du paragraphe 43(8) de l’ancienne loi incluaient les revendications 1, 2, 3 et 5 que les défenderesses, prétend-on, auraient contrefaites.
4. Cadre législatif applicable sous le régime de l’ancienne loi
[11] La demande qui a résulté en la délivrance du brevet en cause a été présentée au Canada le 1er octobre 1981. Selon l’article 78.1 de l’actuelle Loi sur les brevets, L.R.C. 1985, ch. P-4, modifiée, les demandes de brevet déposées avant le 1er octobre 1989 sont régies par la Loi sur les brevets en vigueur au 30 septembre 1989. Autrement dit, l’objet du litige entre les parties doit être réglé suivant les dispositions de l’ancienne loi.
[12] Le régime général de l’ancienne loi est fondé sur le principe du « premier inventeur », un élément essentiel dans l’analyse des questions dont la Cour est saisie. Le régime de l’actuelle Loi sur les brevets, au contraire, peut être décrit comme un régime de « premier déposant ». Le principe du « premier inventeur » est formulé au paragraphe 27(1) de l’ancienne loi :
Sous réserve des autres dispositions du présent article, l’auteur de toute invention ou le représentant légal de l’auteur d’une invention peut, sur présentation au commissaire d’une pétition exposant les faits, appelée dans la présente loi « le dépôt de la demande », et en se conformant à toutes les autres prescriptions de la présente loi, obtenir un brevet qui lui accorde l’exclusive propriété d’une invention qui n’était pas :
a) connue ou utilisée par une autre personne avant que lui-même l’ait faite;
b) décrite dans un brevet ou dans une publication imprimée au Canada ou dans tout autre pays plus de deux ans avant la présentation de la pétition ci-après mentionnée;
c) en usage public ou en vente au Canada plus de deux ans avant le dépôt de sa demande au Canada. |
Subject to this section, any inventor or legal representative of an inventor of an invention that was
(a) not known or used by any other person before he invented it,
(b) not described in any patent or in any publication printed in Canada or in any other country more than two years before presentation of the petition hereunder mentioned, and
(c) not in public use or on sale in Canada for more than two years prior to his application in Canada,
may, on presentation to the Commissioner of a petition setting out the facts, in this Act termed the filing of the application, and on compliance with all other requirements of this Act, obtain a patent granting to him an exclusive property in the invention.
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[13] Reconnaissant que plus d’une personne pourrait réclamer la paternité d’inventions semblables ou qui se chevauchent, le législateur a édicté des mesures pour identifier et régler les conflits découlant d’une telle situation. En premier lieu, le paragraphe 43(1) de l’ancienne loi circonscrit les cas de conflit :
Se produit un conflit entre deux ou plusieurs demandes pendantes dans les cas suivants:
a) chacune d’elles contient une ou plusieurs revendications qui définissent substantiellement la même invention;
b) une ou plusieurs revendications d’une même demande décrivent l’invention divulguée dans l’autre ou les autres demandes. |
Conflict between two or more pending applications exists
(a) when each of them contains one or more claims defining substantially the same invention; or
(b) when one or more claims of one application describe the invention disclosed in one of the other applications.
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[14] Les autres dispositions de l’article 43 décrivent la procédure à suivre pour dénoncer et régler les conflits. Deux dispositions présentent un intérêt particulier dans le cadre de la présente requête. D’abord, le paragraphe 43(7) prévoit que le commissaire tranche le conflit en décidant « lequel des demandeurs est le premier inventeur à qui il attribuera les revendications concurrentes ». Deuxièmement, le paragraphe 43(8) permet à une partie au conflit d’engager une procédure à la Cour fédérale « en vue de déterminer leurs droits respectifs ». Dans les faits, la procédure prévue au paragraphe 43(8) est introduite par une action qui comporte une divulgation complète ainsi que les autres formalités permises par les Règles des Cours fédérales. Lorsqu’une action est engagée aux termes du paragraphe 43(8), la décision du commissaire est différée, et aucun brevet ne peut être délivré jusqu’à ce que la Cour prenne l’une des décisions suivantes :
a) de fait, il n’existe aucun conflit entre les revendications en question;
b) aucun des demandeurs n’a droit à la délivrance d’un brevet contenant les revendications concurrentes, selon la demande qu’il en a faite;
c) il peut être délivré, à l’un ou à plusieurs des demandeurs, un ou des brevets contenant des revendications substituées, approuvées par le tribunal;
d) l’un des demandeurs a droit à l’encontre des autres, à la délivrance d’un brevet comprenant les revendications concurrentes, selon la demande qu’il en a faite. |
(a) there is in fact no conflict between the claims in question;
(b) none of the applicants is entitled to the issue of a patent containing the claims in conflict as applied for by him;
(c) a patent or patents, including substitute claims approved by the Court, may issue to one or more of the applicants; or
(d) one of the applicants is entitled as against the others to the issue of a patent including the claims in conflict as applied for by him. |
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[15] Bien que le paragraphe 27(1) reconnaisse au premier inventeur le droit au brevet, l’ancienne loi prévoit la possibilité de poursuites judiciaires portant sur la validité des brevets (voir les articles 53 et suivants de l’ancienne loi). Néanmoins, lorsque la validité d’un brevet est contestée relativement à la paternité de l’invention, le paragraphe 61(1) limite ou nuance le droit de contestation :
Aucun brevet ou aucune revendication dans un brevet ne peut être déclaré invalide ou nul pour la raison que l’invention qui y est décrite était déjà connue ou exploitée par une autre personne avant d’être faite par l’inventeur qui en a demandé le brevet, à moins qu’il ne soit établi que, selon le cas :
a) cette autre personne avait, avant la date de la demande du brevet, divulgué ou exploité l’invention de telle manière qu’elle était devenue accessible au public;
b) cette autre personne avait, avant la délivrance du brevet, fait une demande pour obtenir au Canada un brevet qui aurait dû donner lieu à des procédures en cas de conflit;
c) cette autre personne avait à quelque époque fait au Canada une demande ayant, en vertu de l’article 28, la même force et le même effet que si elle avait été enregistrée au Canada avant la délivrance du brevet et pour laquelle des procédures en cas de conflit auraient dû être régulièrement prises si elle avait été ainsi enregistrée. |
No patent or claim in a patent shall be declared invalid or void on the ground that, before the invention therein defined was made by the inventor by whom the patent was applied for, it had already been known or used by some other person, unless it is established that
(a) that other person had, before the date of the application for the patent, disclosed or used the invention in such manner that it had become available to the public;
(b) that other person had, before the issue of the patent, made an application for patent in Canada on which conflict proceedings should have been directed; or
(c) that other person had at any time made an application in Canada which, by virtue of section 28, had the same force and effect as if it had been filed in Canada before the issue of the patent and on which conflict proceedings should properly have been directed had it been so filed.
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[16] Aucun argument ne met en cause les alinéas 61(1)a) ou 61(1)c) de l’ancienne loi, aussi limiterai-je mon analyse à l’alinéa 61(1)b).
5. Question 1 : Absence d’une cause d’action ou de défense valable
[17] Les demanderesses prétendent en premier lieu que les allégations contestées de la défense et demande reconventionnelle devraient être radiées parce qu’elles ne révèlent aucune cause d’action valable. Pour résumer, elles soutiennent que les défenderesses ne peuvent satisfaire aux éléments prescrits à l’alinéa 61(1)b) de l’ancienne loi pour attaquer la paternité de l’invention. Selon l’interprétation que font les demanderesses de cette disposition, la paternité d’une invention brevetée ne peut être contestée que si l’on établit, à la fois, une connaissance ou un usage antérieur par une autre personne et l’existence d’un conflit qui ne s’est pas matérialisé par l’introduction d’une procédure. De l’avis des demanderesses, l’alinéa 61(1)b) fait obstacle à toute prétention d’invalidité fondée sur la paternité de l’invention lorsque dans les faits, le conflit a bien été dénoncé, comme en l’espèce.
[18] Au Canada, le critère qui régit la radiation d’un acte de procédure consiste à déterminer s’il est évident et manifeste que les allégations ne révèlent aucune cause d’action ou de défense raisonnable (Hunt c. Carey Canada inc., [1990] 2 R.C.S. 959). Ce critère en l’espèce n’est pas contesté, et il n’est pas non plus contesté que le fardeau de la preuve dans la requête en radiation incombe aux demanderesses.
[19] Quant à savoir si les parties attaquées de la défense et demande reconventionnelle révèlent une cause d’action valable, les défenderesses présentent des arguments que l’on peut classer en deux catégories :
1. des moyens liés à la procédure, à savoir que :
a) la requête des demanderesses pour obtenir la radiation des allégations relatives à la paternité de l’invention est irrégulière parce que les demanderesses n’ont pas plaidé tous les faits substantiels et éléments de droit requis pour satisfaire au paragraphe 61(1);
b) les demanderesses ne devraient pas être autorisées à présenter une deuxième requête en radiation;
2. des moyens de fond, à savoir que :
a) la question juridique de l’interprétation de l’alinéa 61(1)b) constitue une question de droit litigieuse qui devrait être examinée à l’étape de l’instruction (Apotex Inc. c. Eli Lilly and Co. (2001), 13 C.P.R. (4th) 78);
b) alternativement, les demanderesses proposent une interprétation erronée de l’alinéa 61(1)b) de l’ancienne loi.
[20] J’examinerai d’abord les arguments de nature procédurale.
5.1 La requête fondée sur le paragraphe 61(1) est-elle irrégulière parce que tous les faits substantiels et éléments de droit requis n’ont pas été plaidés?
[21] Les défenderesses font valoir que l’article 183 des Règles des Cours fédérales prescrit aux demanderesses (à titre de défenderesses dans la demande reconventionnelle des défenderesses) de plaider toutes les défenses affirmatives et tous les faits qui pourraient prendre les défenderesses par surprise. Elles soutiennent que, les demanderesses ayant omis de mentionner le paragraphe 61(1) dans leurs actes de procédure, leur requête en radiation est irrégulière au regard de cette disposition. Elles appuient leur prétention sur les arrêts Canada c. Transworld Shipping Ltd., [1976] 1 C.F. 159 (C.A.F.); Kibale c. Canada (1990), 123 N.R.153 (C.A.F.); International Water-Guard Industries Inc. c. Bombardier Inc., [2007] A.C.F. no 372 (protonotaire.) (QL) et Valentino Gennarini SRL c. Andromeda Navigation Inc. (2003), 232 F.T.R. 256. Je ne suis pas d’accord avec les défenderesses pour dire que les actes de procédure des demanderesses comportent des lacunes.
[22] J’examinerai d’abord la troisième déclaration modifiée des demanderesses. De nombreux paragraphes de cet acte de procédure traitent de faits substantiels portant sur cette question. Les paragraphes 7 et 9 de la troisième déclaration modifiée énoncent clairement que les demanderesses sont titulaires d’un brevet valide délivré à l’issue d’une instance en conflit de priorité.
[23] Par ailleurs, de nombreux paragraphes de la deuxième réponse et défense reconventionnelle modifiée des demanderesses contiennent des allégations plus explicites; c’est le cas notamment des paragraphes 16, 19, 20, 32, 36, 39, 40, 44 et 49. Il est vrai qu’aucune référence précise n’est faite à l’alinéa 61(1)b). Néanmoins, lorsqu’on lit les prétentions dans leur ensemble, on y trouve les éléments d’une défense fondée sur l’alinéa 61(1)b). Les demanderesses font clairement valoir que le brevet 196 n’a pas été accordé en présence de demandes de brevet qui n’ont pas été confrontées. Il reste donc à décider si le défaut des demanderesses de plaider explicitement l’alinéa 61(1)b) constitue une irrégularité qui les empêche maintenant d’invoquer cette disposition législative. Je ne crois pas qu’il était nécessaire, dans le cas qui nous occupe, de faire explicitement référence à l’alinéa 61(1)b).
[24] Les Règles des Cours fédérales prévoient que toute partie doit exposer dans les actes de procédure les faits substantiels sur lesquels elle se fonde (règle 174) et peut, dans un acte de procédure, soulever des points de droit (règle 175).
[25] J’ai examiné la jurisprudence citée par les défenderesses au soutien de leur argument de procédure, et je ne la trouve pas très utile. Je ferai d’abord observer qu’aucun des cas cités par les défenderesses ne porte précisément sur l’article 183 des Règles des Cours fédérales ni sur la contrefaçon ou la validité d’un brevet.
[26] Dans l’arrêt Transworld Shipping Ltd., précité, la Cour d’appel fédérale a jugé qu’il peut exister des circonstances spéciales dans lesquelles un défendeur est tenu de plaider des dispositions législatives. La Cour, qui devait statuer sur l’attribution de dommages‑intérêts pour rupture de contrat, a déclaré, à la page 170 :
À mon avis, la justice exige que tout moyen de défense, fondé sur les dispositions spéciales d’une loi, soit plaidé, particulièrement s’il est fondé sur des faits précis, pour que la partie adverse puisse prendre connaissance de ces faits et se préparer à produire des preuves s’y rapportant. Il en est d’autant plus ainsi lorsque ce moyen de défense est fondé sur une règle à usage interne, applicable à l’administration publique et est invoqué par le gouvernement contre un tiers demandeur. Permettre en appel une modification visant à soulever un moyen de défense fondé sur des faits non plaidés et non débattus en première instance ouvrirait la porte à des possibilités d’injustice grossière. [Non souligné dans l’original.]
[27] Il s’avère que dans cette affaire, la partie adverse n’a plaidé ni les dispositions législatives ni les faits précis sur lesquels elle se fondait. Telle n’est pas la situation dans la présente requête.
[28] Dans l’arrêt Kibale, précité, la Cour d’appel a décidé qu’une défense fondée sur une prescription légale doit être expressément plaidée et ne peut être soulevée pour la première fois dans le cadre d’une requête préliminaire en radiation. Là encore, la situation est très différente de celle qui nous occupe.
[29] Dans la décision International Water-Guard, précitée, le protonotaire, après avoir fait une analogie entre une défense fondée sur une prescription légale et la défense de préclusion, a conclu que la défense de préclusion, à titre de défense trouvant son origine dans l’equity, doit être expressément plaidée par le défendeur. Cette décision n’est pas pertinente en l’espèce puisque la requête en radiation présentée par les défenderesses en vertu du paragraphe 61(1) est fondée sur la loi, non sur l’equity.
[30] L’affaire Valentino, précitée, ne sert qu’à confirmer la règle exigeant qu’un défendeur plaide tous les faits substantiels. La défenderesse, en l’occurrence, souhaitait produire une preuve attestant l’existence d’une relation de mandat entre elle-même et un tiers, alors qu’elle n’avait jamais mentionné ni même donné à penser dans les actes de procédures qu’une telle relation de mandat existait. La Cour a conclu qu’un défendeur doit plaider la défense portant qu’il agissait à titre de mandataire pour une tierce partie.
[31] Pour conclure sur cet argument procédural, je suis convaincue que les moyens fondés sur l’alinéa 61(1)b) ont été suffisamment plaidés par les demanderesses. Une interprétation raisonnable des actes de procédure révèle les faits substantiels sur lesquels repose l’argument fondé sur l’alinéa 61(1)b). Cet argument constitue une conséquence juridique des faits substantiels plaidés, et il n’était pas nécessaire qu’il soit expressément plaidé. Les défenderesses n’auraient pas dû être surprises par les arguments maintenant avancés par les demanderesses relativement à l’alinéa 61(1)b) de l’ancienne loi.
5.2 La requête en l’espèce devrait-elle être rejetée au motif que les demanderesses ont déjà eu l’occasion de présenter une requête en radiation?
[32] Les défenderesses soulignent avec justesse que les demanderesses savaient déjà, avant décembre 2006, que la paternité de l’invention constituait une question en litige dans la présente action. Le 26 février 2007, les demanderesses ont bien signifié et déposé une requête visant la radiation de certaines allégations, mais les allégations concernant la paternité de l’invention n’en faisaient pas partie, si ce n’est au regard du paragraphe 26. Les demanderesses n’ont pas non plus soulevé l’argument relatif à l’alinéa 61(1)b). Cette requête n’a jamais été mise en état parce que les parties se sont entendues sur un certain nombre de points, et la requête a été retirée.
[33] Les défenderesses soutiennent qu’à moins de circonstances spéciales, une partie n’a droit d’attaquer les actes de procédure de la partie adverse qu’une seule fois (Speedo Knitting Mills Pty. Ltd. c. Christina Canada Inc. (1985), 3 C.P.R. (3d) 360 (C.F. 1re inst.)).
[34] Je vois mal comment un avis de requête qui a fait l’objet d’une entente entre les parties et sur lequel la Cour ne s’est jamais prononcée peut faire obstacle à la présentation de la présente requête. À mon avis, ni la décision Speedo ni les autres cas cités par les défenderesses ne peuvent servir à étayer cette proposition. Qui plus est, la règle 221 énonce expressément qu’une requête en radiation peut être présentée à tout moment.
[35] Je tiens néanmoins à formuler une remarque complémentaire sur le moment du dépôt de la présente requête. Les demanderesses savaient depuis longtemps que la paternité de l’invention est en cause; aussi m’apparaît-t-il surprenant qu’elles n’aient pas déposé leur requête plus tôt. Si je ne considère pas que la date du dépôt de la requête soit un obstacle à sa présentation, ce facteur en revanche influera sur la question des dépens, que j’aborderai plus loin.
[36] Ayant conclu qu’aucun motif de nature procédurale n’empêche la Cour de se pencher sur la présente requête en radiation, j’examinerai maintenant la question de fond qu’elle soulève – l’interprétation de l’alinéa 61(1)b).
5.3 Des questions d’interprétation législative peuvent-elles être tranchées dans le cadre d’une requête en radiation?
[37] Je traiterai d’abord d’un moyen préliminaire soulevé par les défenderesses. Il ne fait aucun doute que les parties ne s’entendent pas sur l’interprétation de l’alinéa 61(1)b). En raison de ce désaccord, l’interprétation que doit recevoir cette disposition constitue une question litigieuse entre les demanderesses et les défenderesses. Ces dernières s’appuient sur la décision du juge Blanchard dans Eli Lilly, précitée, pour soutenir que la Cour ne devrait pas radier les allégations attaquées parce qu’elles donnent lieu à des questions litigieuses d’interprétation législative.
[38] Le problème avec cette affirmation est que la décision rendue dans Eli Lilly ne permet pas d’affirmer que chaque fois que se pose une question litigieuse en matière d’interprétation, la question devrait être renvoyée à l’instruction. La question en litige dans Eli Lilly portait sur l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93-133, une disposition dont la complexité est notoire et qui suscite de nombreux débats entre des parties. Cette disposition n’est pas seulement litigieuse : elle a été décrite par le juge Hugessen comme étant « particulièrement obscure » (Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 55 C.P.R. (3d) 302, à la page 316 (CA.F.)), et le juge Blanchard (dans Eli Lilly, précitée, au paragraphe 13), a dit estimer qu’il s’agit d’une « question complexe d’interprétation de la loi et qu’il est préférable que cette question soit débattue à l’instruction, où il est possible de présenter les éléments de preuve appropriés, et que le juge des requêtes ne doit pas régler une telle question dans le cadre d’une procédure préliminaire ».
[39] Le fait qu’une question soit litigieuse ne la rend pas nécessairement complexe. La question litigieuse en l’espèce consiste en une seule disposition dont le sens littéral est évident. Je ne pense pas que l’on puisse, de quelque façon, comparer la situation dans laquelle se trouvait le juge Blanchard avec celle qui nous occupe. Si je souscrivais au point de vue des défenderesses en matière d’interprétation de la loi, des questions de cette nature ne pourraient jamais être réglées dans le cadre d’une requête préliminaire en radiation.
5.4 L’alinéa 61(1)b) fait-il obstacle à l’allégation d’invalidité des défenderesses fondée sur la paternité antérieure de l’invention?
[40] Je me tourne maintenant vers l’interprétation de l’alinéa 61(1)b). Cette disposition signifie-t-elle, compte tenu des faits qui ont été plaidés, que la paternité de l’invention ne peut être soulevée à titre de motif d’invalidité?
[41] Comme il a été mentionné, la délivrance des brevets, sous le régime de l’ancienne loi, est axée sur la paternité de l’invention : le premier inventeur a droit au brevet. L’interprétation conjointe des paragraphes 61(1) et 27(1) indique comment un brevet peut être jugé invalide en raison de la paternité antérieure de l’invention. Comme l’énonce l’alinéa 61(1)b), aucun brevet ne peut être déclaré invalide pour la raison que l’invention était déjà connue ou exploitée par une autre personne, à moins que la personne qui conteste le brevet n’établisse que cette autre personne avait, avant la délivrance du brevet, fait une demande pour obtenir au Canada un brevet qui aurait dû donner lieu à des procédures en cas de conflit.
[42] Les demanderesses et les défenderesses ne s’entendent pas sur l’interprétation à donner au segment de phrase « qui aurait dû donner lieu à des procédures en cas de conflit ». Les demanderesses affirment que l’alinéa 61(1)b) s’applique à leur situation parce que non seulement la demande de brevet aurait dû donner lieu à des procédures en cas de conflit, mais elle a bel et bien donné lieu à une procédure de cette nature. Elles soutiennent donc, en réalité, qu’en vertu de l’alinéa 61(1)b), il n’est pas permis d’objecter la paternité antérieure de l’invention lorsque, comme en l’espèce, l’invention d’une autre personne était connue et a donné lieu à une instance en conflit de priorité. Autrement dit, l’alinéa 61(1)b) s’applique uniquement dans les cas de conflits qui ne se sont pas matérialisés par l’introduction d’une procédure. Il semble que ce soit là l’interprétation littérale de cette disposition.
[43] Les défenderesses soutiennent que l’interprétation des demanderesses ajoute au libellé de l’alinéa 61(1)b) de façon à restreindre dans les faits l’application de cette disposition. À leur avis, cette approche contrevient à un principe fondamental d’interprétation législative (Ruth Sullivan, Sullivan and Driedger on the Construction of Statutes, 4th ed., Toronto, Butterworths, 2002, à la page 131). En effet, affirment-elles, cette disposition signifie simplement que les circonstances qui auraient dû donner lieu à des procédures en cas de conflit au titre du paragraphe 43(1) de l’ancienne loi doivent avoir existé (en termes simples, il doit y avoir eu des revendications semblables ou en chevauchement). À leur avis, il importe peu que des procédures en conflit de priorité aient eu lieu ou non. Suivant cette interprétation, n’importe quel brevet découlant des demandes 093, 336, 787 et 453 pourrait vraisemblablement satisfaire au critère de l’alinéa 61(1)b), pour autant que la partie qui conteste puisse établir que l’invention avait déjà été divulguée au public.
[44] Les demanderesses reconnaissent que peu de jurisprudence porte sur l’alinéa 61(1)b). Toutefois, les trois causes évoquées donnent de cette disposition une interprétation qui m’apparaît concorder avec celle proposée par les demanderesses.
[45] La décision AT & T Technologies, Inc. c. Mitel Corp. (1989), 26 C.P.R. (3d) 238 (C.F. 1re inst.), qui traite de la validité d’un brevet, offre un exemple d’utilisation de l’alinéa 61(1)b) de l’ancienne loi. La défenderesse soutenait que le brevet de AT & T était invalide parce que les inventeurs désignés « n’étaient pas les premiers inventeurs et qu’il y avait déjà au Bureau des brevets, au moment où le brevet AT & T a été déposé, une demande de brevet avec laquelle il aurait dû être mis en conflit » (AT&T, précitée, à la page 265). Comme l’a souligné la juge Reed dans cette affaire, le paragraphe 27(1) de l’ancienne loi reconnaît au premier inventeur le droit d’obtenir un brevet.
[46] Néanmoins, la juge Reed a aussi tenu compte des précisions énoncées à l’alinéa 61(1)b) relativement au premier auteur de l’invention. Après avoir soigneusement examiné la preuve dont elle était saisie, qui comprenait deux demandes de brevet, la juge Reed a conclu, à la page 272 :
Il n’y a pas de doute que les deux demandes de brevet auraient dû donner lieu à des procédures en cas de conflit.
[…]
Il suffit de prouver qu’il y avait invention antérieure du procédé et du dispositif, avant la date de l’invention de la demanderesse, et qu’il existait des demandes de brevet qui auraient dû donner lieu à des procédures de conflit. C’est ce qui a été prouvé. Le brevet de la demanderesse est par conséquent manifestement invalide.
[47] Si je comprends bien cette conclusion, le brevet a été déclaré invalide pour deux motifs : 1) l’existence d’une invention antérieure; 2) l’existence de demandes de brevets qui auraient dû donner lieu à des procédures de conflit. Chacune des deux conditions devait être remplie. Si la défenderesse n’avait pas réussi à convaincre la Cour de l’existence de demandes de brevets qui auraient dû donner lieu à des procédures de conflit, elle n’aurait pas été en mesure de satisfaire au critère énoncé à l’alinéa 61(1)b), et le brevet n’aurait pas été déclaré invalide au motif d’antériorité de la paternité de l’invention. En somme, la juge Reed a donné de l’alinéa 61(1)b) une interprétation compatible avec celle exposée par les demanderesses dans la présente requête.
[48] La juge Mactavish a fait sienne cette interprétation de l’alinéa 61(1)b) dans Aventis Pharma Inc. c. Apotex Inc. (2006), 43 C.P.R. (4th) 161, aux paragraphes 341 à 343 (C.F.), conf. par (2006), 46 C.P.R. (4th) 401 (C.A.F.), demande d’autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée dans [2006] C.S.C.R. no 136, une affaire dans laquelle elle devait statuer sur une allégation d’invalidité de brevet formulée par la défenderesse au titre de l’alinéa 61(1)b) de l’ancienne loi. Selon la juge Mactavish, la défenderesse, pour avoir gain de cause, devait établir « à la fois une connaissance ou un usage antérieur de la part de Hoechst et l’existence d’un conflit qui ne s’est pas matérialisé par l’introduction d’une procédure » (souligné dans l’original). Il convient de signaler, cependant, qu’ayant conclu que la défenderesse n’avait pas démontré une connaissance ou un usage antérieur de la part de Hoechst, la juge Mactavish n’avait pas besoin de se prononcer sur l’existence d’un conflit qui ne s’est pas matérialisé par une procédure (Aventis Pharma, précitée, au paragraphe 349). Néanmoins, cette interprétation judiciaire de l’alinéa 61(1)b) concorde elle aussi avec celle proposée par les demanderesses.
[49] Le cas le plus récent concernant l’alinéa 61(1)b) est l’arrêt Pfizer Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé) et Apotex Inc., [2007] A.C.F. no 767 (QL). Dans cette affaire, la Cour d’appel devait examiner si le juge de première instance avait commis une erreur en appliquant un critère erroné quant à l’antériorité. Pour répondre à cette question, le juge Nadon, qui s’exprimait au nom de la Cour d’appel, a souscrit aux observations écrites de Pfizer, intimée en appel, au paragraphe 138 du jugement :
Il ressort des paragraphes 85 et 86 des motifs de la juge Heneghan qu’elle a appliqué le critère de l’antériorité fondée sur une publication antérieure. À cet égard, le paragraphe 27 du mémoire des faits et du droit déposé en réponse par Pfizer, est à mon avis assez convaincant :
[traduction] 27. Apotex fait valoir que la juge Heneghan a commis une erreur en ne tenant pas compte de l’alinéa 27(1)a) de la Loi sur les brevets, qui exige qu’un brevet soit « connu ou utilisé » par une autre personne avant que l’inventeur n’ait fait l’invention. Il ne s’agissait pas d’une erreur. Le paragraphe 61(1) empêche d’invalider un brevet au motif que celui-ci était « connu ou exploité », à moins qu’il soit « divulgué ou exploité […] de telle manière qu’elle était devenue accessible au public » ou avait fait l’objet d’une demande pour obtenir un brevet au Canada qui « aurait dû donner lieu à des procédures en cas de conflit ». Aucune de ces conditions n’a été remplie en l’espèce. Il n’existe pas de preuve démontrant que la demande de brevet de Hoechst était connue du public. En outre, il ne s’agit pas d’une affaire qui « aurait dû donner lieu à des procédures en cas de conflit ». Au contraire, des procédures ont été intentées, ont eu lieu, et le brevet a finalement été délivré à Warner Lambert. (Souligné dans l’original.)
[50] Le juge Nadon a poursuivi son analyse en faisant remarquer qu’Apotex avait omis de déposer en preuve une copie du brevet de Hoechst, de sorte qu’il était impossible de s’assurer de la date de la demande ou celle de la délivrance de ce brevet. Par conséquent, le juge Nadon n’a pas eu à vérifier directement si l’instance en conflit de priorité, qui a ensuite été réglée à l’amiable, respectait la condition formulée à l’alinéa 61(1)b). Néanmoins, étant donné qu’il a souscrit globalement à l’argument de Pfizer, je déduis qu’il n’était pas en désaccord avec cette proposition.
[51] L’arrêt Pfizer est particulièrement instructif en ce qu’il a trait à une situation très semblable à celle que la Cour doit trancher en l’espèce. Dans cette affaire, les demanderesses invoquaient deux brevets. Un de ces brevets (le brevet 330) a été confronté à un brevet appartenant à une société allemande. Le commissaire aux brevets a décidé que la société allemande était le premier inventeur et a accordé le brevet à cette dernière. Par suite d’un jugement sur consentement inscrit en 1999, le brevet 330 a été délivré aux seules demanderesses.
[52] Bref, l’examen de la jurisprudence étaye la position des demanderesses.
[53] Étant donné que la jurisprudence pertinente ne tranche pas directement la question qui se pose en l’espèce, je procéderai à un nouvel examen de l’interprétation de l’alinéa 61(1)b). C’est un principe bien établi en matière d’interprétation législative que les termes d’une loi doivent être lus dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s’harmonise avec l’esprit de la loi, l’objet de la loi et l’intention du législateur (Elmer Driedger, Driedger on the Construction of Statutes (2nd ed.), Toronto, Butterworths, 1983, au paragraphe 21, cité dans l’arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, au paragraphe 21). Gardant ce principe à l’esprit, il convient de débuter avec l’examen du contexte de la procédure en cas de conflit dont traite l’ancienne loi.
[54] Un certain nombre de décisions abordent le rôle de la procédure en cas de conflit. Dans Texaco Development Corp. c. Schlumberger Ltd., [1967] 1 R.C.É. 459, à la page 233, la Cour de l’Échiquier a conclu que l’article 45 d’une loi antérieure à l’ancienne Loi sur les brevets (article 43 sous le régime de l’ancienne loi) permettait l’interruption du traitement d’une demande de brevet [traduction] « à seule fin de décider lequel de deux demandeurs est l’inventeur ». Le juge Jackett a toutefois pris soin de préciser que toute autre opposition à l’octroi d’un brevet [traduction] « devrait être examinée dans le cours normal de la procédure ». Autrement dit, le juge a reconnu que, vu le régime de la loi, la paternité de l’invention commande un traitement spécial.
[55] La décision Nekoosa Packaging Corp. c. Amca International Ltd. (1989), 27 C.P.R. (3d) 153, aux pages 157-1588 (C.F. 1re inst.), conf. par (1994) 56 C.P.R. (3d) 470 (C.A.F.), présente aussi une pertinence et se révèle utile sur ce point, puisque le juge Cullen a consacré beaucoup de temps à résumer l’état du droit à cet égard en date du jugement. Il s’agissait d’une action en contrefaçon de brevet qui avait été précédée d’une instance en conflit de priorité. Cette instance avait été tranchée en dernier ressort par la Cour d’appel fédérale. Dans l’action subséquente en contrefaçon de brevet, la Cour a déclaré qu’une décision judiciaire rendue dans le cadre d’une instance en conflit de priorité ne permet pas de plaider la préclusion dans les poursuites subséquentes concernant la validité d’un brevet. La Cour a expliqué que l’instance en cas de conflit porte sur la question de la priorité et ne décide pas de la validité des revendications concurrentes, si ce n’est dans la mesure où la décision ordonne au commissaire de délivrer un brevet qui contient les revendications en cause. Bref, les demanderesses pouvaient contester la validité du brevet pour cause d’évidence. Je ferai remarquer que, dans le cas du juge Cullen, l’antériorité de l’invention n’était pas invoquée comme motif d’invalidité. Cette affaire s’inscrit dans un courant jurisprudentiel constant selon lequel il est possible de soulever d’autres motifs d’invalidité après la conclusion d’une instance en conflit de priorité. Le raisonnement est clair. La procédure introduite en cas de conflit de priorité porte seulement sur la paternité de l’invention; dès lors, aucun autre motif d’invalidité ne peut avoir été examiné dans le cadre d’une instance en conflit de priorité.
[56] La jurisprudence relative à l’interprétation du paragraphe 61(1) de l’ancienne loi semble à première vue en contradiction avec celle qui traite de la portée de l’instance en conflit de priorité. D’une part, les tribunaux concluent généralement que l’instance en conflit de priorité ne décide pas de la validité du brevet. D’autre part, les prétentions relatives à la validité du brevet qui touchent la paternité de l’invention ne peuvent être soulevées suivant le paragraphe 61(1) s’il n’y a pas un « conflit qui ne s’est pas matérialisée par l’introduction d’une procédure ». Si l’on accepte les deux courants de jurisprudence, il s’ensuit que les décisions sur les conflits de priorité rendues par le commissaire aux brevets ou, en cas d’appel, par la Cour fédérale, sans être nécessairement décisives sur la paternité de l’invention (comme il a été décidé dans Nekooska Packaging Corp.), sont néanmoins inattaquables sur ce point. À mon avis, cette interprétation du paragraphe 61(1) est logique et devrait être retenue.
[57] Dans toute interprétation législative en matière de brevets, et, partant, dans toute interprétation du régime de concession des brevets, il est utile de se rappeler les remarques formulées par le juge Binnie dans l’arrêt Free World Trust c. Électro Santé Inc., [2000] 2 R.C.S. 1024, aux paragraphes 41 à 43 : « L’étendue de la protection découlant du brevet doit être non seulement équitable, mais aussi raisonnablement prévisible. » Puis :
Le breveté, les concurrents, les contrefacteurs éventuels et le public en général ont donc droit à des règles claires et précises définissant l’étendue du monopole accordé.
[58] Ce principe est d’autant plus vrai sous le régime de l’ancienne loi, fondée sur la notion de paternité de l’invention. L’objet du régime législatif est de fournir un moyen d’identifier les véritables premiers inventeurs et de résoudre les conflits susceptibles de survenir avant la délivrance du brevet. Le législateur a prévu qu’un brevet délivré au terme de ce processus est à l’abri de toute attaque ultérieure quant à la paternité de l’invention, sauf dans les circonstances exposées dans l’ancienne loi, plus particulièrement à l’alinéa 61(1)b).
[59] Je remarque en outre qu’aucune des décisions jurisprudentielles traitant d’allégations d’invalidité portées à la suite d’une instance en conflit de priorité n’examine les circonstances particulières entourant la paternité de l’invention. Par conséquent, ces affaires n’entrent d’aucune façon en conflit direct avec l’interprétation de l’alinéa 61(1)b) que proposent les demanderesses.
[60] Enfin, je tiens à souligner une difficulté dans l’interprétation que font les défenderesses de cette disposition. Le problème avec leur interprétation des mots « aurait dû donner lieu à des procédures en cas de conflit » est qu’elle enlève pratiquement toute raison d’être à l’alinéa 61(1)b). Il existe également un principe d’interprétation législative selon lequel le législateur a voulu que les mots employés dans une loi aient un sens. Suivant l’interprétation des défenderesses, cette proposition engloberait non seulement les conflits qui ne se sont pas matérialisés par une procédure, mais également toute demande qui a donné lieu à une instance en conflit de priorité. Un conflit dénoncé, quelle qu’ait été sa résolution, serait dépourvu de pertinence, ce qui priverait les brevets délivrés sous le régime de l’ancienne loi de toute espèce de certitude. En réalité, les défenderesses ajoutent aussi à la disposition; selon leur point de vue, le libellé de l’alinéa 61(1)b) devrait être : « une demande […] qui aurait dû donner lieu à des procédures en cas de conflit, que ces procédures aient eu lieu ou non ». Selon une autre hypothèse, elles interprètent cette disposition comme signifiant : « une demande […] qui aurait pu donner lieu à des procédures en cas de conflit ». Dans l’un et l’autre cas, les défenderesses mettent en avant une interprétation qui ne peut s’intégrer harmonieusement dans le régime de l’ancienne loi.
5.5 Conclusion sur cette question
[61] L’interprétation que font les demanderesses de l’alinéa 61(1)b) correspond aux principes énoncés dans l’arrêt Free World Trust, se concilie tant avec le courant jurisprudentiel traitant de l’alinéa 61(1)b) qu’avec celui portant sur les instances en conflit de priorité et contribue au régime de concession des brevets mis en place dans l’ancienne loi plutôt que de lui nuire. Suivant cette interprétation téléologique des dispositions de l’ancienne loi, il est tout à fait logique d’accorder au concept de paternité de l’invention un « traitement spécial », distinct. En empêchant qu’une conclusion d’invalidité soit prononcée dans les cas où une instance en conflit de priorité a eu lieu, le principe de base de l’ancienne loi – la paternité de la première invention– est protégé. Par contre, l’ancienne loi ne contient aucune disposition spéciale protégeant le titulaire d’un brevet de contestations fondées sur d’autres motifs d’invalidité. En conséquence, les autres motifs d’invalidité peuvent être soulevés dans le cours normal de la procédure. À mon avis, c’est là le résultat souhaité par le législateur.
[62] En outre, il convient de réitérer que cette interprétation servirait uniquement à empêcher les parties d’alléguer la paternité antérieure de l’invention dans les cas où il n’existe pas de « conflit qui ne s’est pas matérialisé par l’introduction d’une procédure ». Les autres motifs pour contester la validité d’un brevet ne sont pas touchés.
[63] Les défenderesses ont avancé un dernier argument quant à l’existence d’une cause valable d’action, à savoir que les allégations relatives à la paternité de l’invention sont liées aux allégations de complot. Je ne souscris pas à cet argument. Si je comprends bien les actes de procédure des défenderesses, le complot allégué entre Adir et les autres sociétés demanderesses, Hoechst et Schering, n’est pas un complot des inventeurs. Si l’allégation de complot a pu résulter de la question de la paternité de l’invention, elle consiste néanmoins en une allégation distincte. Les défenderesses n’ont fourni aucun exemple concret pour illustrer comment l’absence des allégations attaquées les empêchera de poursuivre relativement aux allégations de complot.
[64] Compte tenu des faits dont je suis saisie, je suis convaincue que les défenderesses sont incapables de satisfaire aux exigences de l’alinéa 61(1)b) de l’ancienne loi. Par conséquent, il est évident et manifeste que les allégations attaquées de la défense et demande reconventionnelle ne révèlent aucune cause d’action valable et devraient être radiées. Cette conclusion à elle seule justifie de faire droit à la requête. Cependant, par souci d’exhaustivité, je me pencherai aussi sur l’allégation d’abus de procédure.
6. Question 2 : Abus de procédure
[65] La Cour peut ordonner la radiation d’un acte de procédure lorsque permettre qu’il y soit donné suite entraînerait un abus de procédure (alinéa 221(1)f) des Règles des Cours fédérales). Dans le cas présent, les demanderesses affirment que la question relative à la paternité de l’invention a fait l’objet d’une décision finale dans l’ordonnance du juge Nadon. Par conséquent, plaident-elles, permettre la tenue d’une instruction sur la paternité de l’invention du brevet 196 correspondrait à remettre en cause des questions tranchées par l’ordonnance du juge Nadon ou à autoriser une contestation indirecte de cette ordonnance. Dans les deux cas, cette procédure constituerait à leur avis un abus de procédure.
[66] La Cour suprême du Canada s’est penchée récemment sur la doctrine de l’abus de procédure dans l’arrêt Toronto (Ville) c. S.C.F.P., section locale 79, [2003] 3 R.C.S. 77 (S.C.F.P.). S’exprimant au nom des juges majoritaires, la juge Arbour a souligné les principes généraux suivants de cette doctrine :
- Les juges disposent, pour empêcher les abus de procédure, d’un pouvoir discrétionnaire résiduel inhérent (S.C.F.P., précité, au paragraphe 35).
- La doctrine de l’abus de procédure peut s’appliquer dans des contextes juridiques divers. Les tribunaux canadiens l’ont appliquée pour empêcher la réouverture de litiges dans des circonstances où les exigences strictes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée n’étaient pas remplies, mais où la réouverture aurait néanmoins porté atteinte aux principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice (S.C.F.P., précité, aux paragraphes 36 et 37).
[67] Dans le contexte précis de la réouverture des litiges, la juge Arbour a fait observer :
- Les raisons de principes étayant la doctrine de l’abus de procédure pour remise en cause ont été définies comme étant de faire en sorte qu’un litige puisse avoir une fin et que personne ne puisse être tracassé deux fois par la même cause d’action, de préserver les ressources des tribunaux et des parties, de maintenir l’intégrité du système judiciaire, d’éviter les résultats contradictoires et de protéger le principe du caractère définitif des instances (S.C.F.P., précité, au paragraphe 38). (Non souligné dans l’original.)
- La doctrine de l’abus de procédure s’applique indépendamment de ce que la remise en cause soit le fait de la partie demanderesse ou de la partie défenderesse (S.C.F.P., précité, au paragraphe 47).
- La doctrine de l’abus de procédure pour remise en cause n’est pas axée sur les raisons animant la partie qui cherche à obtenir la remise en cause (S.C.F.P., précité, aux paragraphes 46 et 51).
[68] La juge Arbour a aussi signalé que la doctrine de l’abus de procédure s’articule autour de l’intégrité du processus décisionnel. À cet égard, la juge Arbour a déclaré :
Premièrement, on ne peut présumer que la remise en cause produira un résultat plus exact que l’instance originale. Deuxièmement, si l’instance subséquente donne lieu à une conclusion similaire, la remise en cause aura été un gaspillage de ressources judiciaires et une source de dépenses inutiles pour les parties sans compter les difficultés supplémentaires qu’elle aura pu occasionner à certains témoins. Troisièmement, si le résultat de la seconde instance diffère de la conclusion formulée à l’égard de la même question dans la première, l’incohérence, en soi, ébranlera la crédibilité de tout le processus judiciaire et en affaiblira ainsi l’autorité, la crédibilité et la vocation à l’irrévocabilité (S.C.F.P., précité, au paragraphe 51).
[69] Enfin, la juge Arbour a énuméré plusieurs situations dans lesquelles la remise en cause sert l’intégrité du système judiciaire plutôt que de lui porter préjudice :
- lorsque la première instance est entachée de fraude ou de malhonnêteté;
- lorsque de nouveaux éléments de preuve, qui n’avaient pu être présentés auparavant, jettent de façon probante un doute sur le résultat initial;
- lorsque l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte;
- lorsque l’incitation à opposer une défense dans l’instance initiale a été insuffisante (S.C.F.P., précité, aux paragraphes 52 et 53).
6.1 Les allégations des défenderesses correspondent-elles à une remise en cause qui constitue un abus de procédure?
[70] La requête en l’espèce met en cause l’ordonnance du juge Nadon. Les défenderesses estiment que cette ordonnance, rendue sur consentement à la suite d’une entente intervenue entre Adir, Hoescht et Schering, ne peut lier personne d’autre que les trois parties à l’entente.
[71] De façon générale, la jurisprudence pose les principes suivants en matière d’ordonnances et de jugements rendus sur consentement :
- Un jugement sur consentement constitue une décision finale du tribunal quant aux droits et obligations des parties. C’est un jugement de la Cour, non des parties. Le fait que les parties aient consenti au jugement ne le rend pas moins valide et réel (Bank of Montreal c. Coopers Lybrand Inc. (1996), 137 D.L.R. (4th) 441 (C.A. Sask.)).
- Un jugement sur consentement ne fait pas jurisprudence. Il ne reflète ni des conclusions de fait ni l’application mûrement réfléchie du droit applicable aux faits (Uppal c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1987] 3 C.F.565 (C.A.F.), Armstrong c. Canada, [1996] A.C.F. no 599 (C.A.F.)).
[72] Dans le cadre de cette analyse, il faut en premier lieu déterminer si l’instance initiale a tranché la question qui fait l’objet du litige dans la seconde instance. Si la réponse est non, il n’y a pas remise en cause et, partant, on ne peut plaider l’abus de procédure pour remise en cause d’une question déjà tranchée.
[73] J’examinerai d’abord la question débattue dans une instance en conflit de priorité. Cette procédure sert uniquement à trancher la question de la priorité entre les parties au conflit. Elle ne décide pas de la validité du brevet (Nekooska, précité, aux paragraphes 157 et 158), sauf entre les parties à l’instance en conflit de priorité (Sherritt Gordon Mines, Ltd., Forward and Odle c. Downes and Berry (1962), 40 C.P.R. 108). En l’espèce, les allégations des défenderesses en ce qui touche la validité se limitent aux parties visées par l’ordonnance sur consentement rendue par le juge Nadon le 12 décembre 2000. Bien que les défenderesses qualifient la démarche de tentative de faire trancher la [traduction] « paternité de l’invention dans son ensemble », cette position ne trouve pas écho dans leurs actes de procédure. En limitant leurs allégations à Schering et (peut-être) à Hoechst, deux des parties désignées dans l’ordonnance sur consentement, les défenderesses prétendent, en réalité, qu’il a été incorrectement statué sur la priorité des parties à l’ordonnance sur consentement rendue le 12 décembre 2000. Étant donné qu’il s’agit là précisément de la question tranchée dans l’ordonnance sur consentement délivrée par le juge Nadon le 12 décembre 2000, les allégations contenues dans la défense et demande reconventionnelle des défenderesses quant à la paternité de l’invention peuvent être qualifiées de remise en cause d’une question à l’égard de laquelle la Cour a déjà rendu une décision finale.
[74] Je conviens que l’ordonnance du juge Nadon ne vise que les parties au litige, mais il ne faut pas perdre de vue l’objet et les conséquences de l’instance en conflit de priorité. L’ordonnance a établi le cadre à l’intérieur duquel un certain nombre de brevets ont été délivrés. Aux termes de l’ancienne loi, les droits des titulaires de brevets s’étendent au-delà des parties au litige. Plus exactement, l’ordonnance a eu pour conséquence la délivrance de brevets opposables à tous les tiers, et non seulement à Adir, Hoechst et Schering.
[75] Comme il est établi que l’instance en l’espèce comporte une remise en cause, il importe en second lieu de décider si la remise en cause constitue un abus de procédure.
[76] Les facteurs qui appuient une conclusion d’abus de procédure sont les suivants :
- La reprise du débat sur les prétentions à la paternité de l’invention nécessitera l’utilisation des ressources des parties et des tribunaux, cela plusieurs années après que l’ordonnance sur consentement en date du 12 décembre 2000 eut réglé la question.
- La remise en cause méconnaîtrait l’importance du caractère définitif des décisions et de la prévisibilité en ce qui touche le régime des brevets (Free World Trust, précité, aux paragraphes 41 à 43).
[77] Les facteurs qui militent contre une décision concluant à l’abus de procédure sont les suivants :
- Les défenderesses n’étaient pas partie à l’instance antérieure en conflit de priorité.
- L’ordonnance rendue par le juge Nadon le 12 décembre 2000 ne résulte pas d’une instruction devant la Cour fédérale mais d’une entente entre les parties, et elle a été faite sur contentement; la présentation d’une preuve plus complète ne porterait pas atteinte à l’intégrité des tribunaux.
- Le procès-verbal de l’entente présenté au juge Nadon pourrait être trompeur quant à la paternité de l’invention.
[78] En général, la doctrine de l’abus de procédure vise avant tout l’intégrité du processus juridictionnel (arrêt S.C.F.P., précité, au paragraphe 51). Toutefois, l’intégrité d’un processus juridictionnel donné varie selon le contexte. En matière de brevets, par exemple, le caractère définitif des décisions revêt une importance cruciale (Free World Trust, précité, aux paragraphes 41 à 43). Si une ordonnance statuait sur la priorité de revendications concurrentes et qu’une partie était plus tard autorisée à remettre en cause cette ordonnance, la valeur du brevet et, surtout, la valeur de la procédure en cas de conflit prévue à l’ancienne Loi sur les brevets seraient compromises. L’équité envers le régime des brevets, dans ces circonstances, exige d’éviter de telles remises en cause.
[79] Il convient de se rappeler, en l’espèce, que l’ordonnance n’est pas moins valable du fait qu’elle a été rendue sur consentement (arrêt Bank of Montreal, précité). Les défenderesses ne se limitent pas à faire valoir que l’ordonnance sur consentement du juge Nadon n’a pas valeur de précédent sur le plan juridique; elles en contestent la substance même. En conséquence, je suis d’avis que les allégations des défenderesses en ce qui touche la paternité de l’invention constituent un abus de procédure et doivent être radiées.
[80] En dernier lieu, je ferai remarquer que d’autres moyens de contester l’ordonnance du juge Nadon s’offraient aux défenderesses. L’arrêt Bank of Montreal, précité, à la page 447, énumère trois moyens de contestation possibles :
- une demande de modification de jugement présentée à la Cour;
- un appel;
- une action distincte pour faire annuler le jugement au motif qu’il a été obtenu frauduleusement.
[81] Si, pour une raison quelconque, les défenderesses ne sont pas en mesure de contester directement les questions tranchées de façon définitive par l’ordonnance du juge Nadon ou refusent de le faire, elles ne devraient pas être autorisées à les contester dans le contexte de la présente action. Envisagée de ce point de vue, la démarche des défenderesses constitue une contestation indirecte de l’ordonnance en question. Les mêmes facteurs entrent en ligne de compte; la contestation indirecte ne devrait pas être permise.
6.2 Conclusion sur cette question
[82] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que les allégations contestées dans la défense et demande reconventionnelle devraient être radiées parce qu’elles constituent un abus de procédure.
7. Résumé
[83] Dans la présente requête, les demanderesses ont satisfait au fardeau qui leur incombait de démontrer que les allégations contestées de la défense et demande reconventionnelle devraient être radiées au motif que, selon le cas :
a) elles ne révèlent aucune cause d’action valable;
b) continuer la demande reconventionnelle en se fondant sur la question de la paternité de l’invention constituerait un abus de procédure.
[84] Compte tenu des conclusions et des motifs exposés ci-dessus, autoriser des modifications aux allégations contestées serait une perte de temps et entraînerait un gaspillage des ressources judiciaires. Cela dit, cependant, si les défenderesses convainquaient la Cour qu’une demande de brevet autre que la demande 336 n’a pas été mise en conflit alors qu’elle était une invention antérieure connue, la Cour examinerait les circonstances entourant le « conflit non matérialisé » allégué et déciderait s’il est opportun de permettre aux défenderesses de modifier leurs actes de procédure en conséquence. La présente décision ne porte pas sur cette éventualité.
[85] Les demanderesses sollicitent les dépens afférents à la présente requête. Comme je l’ai déjà mentionné dans les motifs, le moment du dépôt de la requête en l’espèce est préoccupant. Les demanderesses savaient que la paternité de l’invention était en cause et savaient qu’elles invoqueraient l’alinéa 61(1)b) de l’ancienne loi en réponse à cette question, et elles ont d’ailleurs plaidé les faits substantiels et les éléments relatifs à cet argument. Du fait que la requête n’a pas été présentée plus tôt, toutes les parties ont dû consacrer des efforts considérables pour répondre à la question de la paternité de l’invention. Les raisons avancées par les demanderesses pour justifier le retard ne sont pas du tout convaincantes. En conséquence, j’exercerai mon pouvoir discrétionnaire de refuser l’attribution de dépens; chaque partie supportera les frais découlant de la présente requête.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE :
1. La requête est accueillie.
2. Les parties suivantes de la deuxième défense et demande reconventionnelle modifiée des défenderesses sont radiées; sans autorisation de les modifier :
a) la déclaration suivante : [traduction] « de façon à “créer” elles-mêmes la paternité de l’invention qui fait l’objet de l’entente », au paragraphe 26 de la défense et demande reconventionnelle;
b) les paragraphes 48 à 54 de la défense et demande reconventionnelle;
c) le paragraphe 65 de la défense et demande reconventionnelle;
d) le paragraphe 68 de la défense et demande reconventionnelle;
e) la déclaration suivante, au paragraphe 71 de la défense et demande reconventionnelle : [traduction] « et répartir entre elles les revendications qui se chevauchent à l’égard de certains composés inhibiteurs de l’ECA et qui ne rendent compte ni du véritable inventeur de ces composés ou de leurs catégories d’éléments constituants, ni de la conclusion à laquelle est arrivé le commissaire aux brevets en 1996 quant à la paternité de l’invention ».
3. Aucuns dépens ne seront adjugés.
« Judith A. Snider »
Juge
Traduction certifiée conforme
Christiane Bélanger, LL.L.
COUR FDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1548-06
INTITULÉ : LES LABORATOIRES SERVIER ET AL c.
APOTEX INC. ET AL
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 8 AOÛT 2007
MOTIFS DE L’ORDONNANCE
ET ORDONNANCE : LA JUGE SNIDER
DATE DES MOTIFS : LE 10 AOÛT 2007
COMPARUTIONS :
Daniel A. Artola POUR LES DEMANDERESSES
Joanne Chriqui
Harry Radomski POUR LES DÉFENDERESSES
Nando DeLuca
Ben Hackett
Ivor Hughes
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Ogilvy Renault POUR LES DEMANDERESSES
Avocats
Montréal (Québec)
Goodmans s.r.l. POUR LES DÉFENDERESSES
Avocats