Ottawa (Ontario), le 4 mai 2007
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE O’REILLY
ENTRE :
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1]
M. Graham Dunn
est un membre à la retraite des Forces canadiennes. Il a servi pendant vingt
ans et a pris sa retraite en 2000. Pendant quinze ans, il a travaillé
comme technicien de moteurs d’avions. Il a ensuite été transféré au Quartier
général de la Défense nationale, où il a passé ses cinq dernières années de
service.
[2] En 2005, M. Dunn a présenté une demande de pension d’invalidité au motif qu’il avait subi une perte d’audition importante causée par ses années passées à réparer des moteurs d’avions. Pour étayer sa demande, il a présenté un témoignage d’expert selon lequel il était atteint [traduction] « d’une surdité de perception bilatérale grave aux fréquences élevées attribuable à l’exposition au bruit ».
[3] Le ministre des Anciens Combattants a rejeté la demande de M. Dunn. Ce dernier a interjeté appel, mais le comité d’examen de l’admissibilité a confirmé la décision du ministre. Il a interjeté appel une deuxième fois, devant le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), en vain. Le Tribunal a conclu que selon les éléments de preuve, le degré de la perte d’audition subie par M. Dunn au moment de sa libération était inférieur au seuil établi ouvrant droit à pension. M. Dunn sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision en soutenant que le Tribunal a omis de tenir compte d’éléments de preuve importants en sa faveur.
[4]
Je
conviens que le Tribunal a omis de tenir compte d’éléments de preuve
importants. J’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.
I. La question en litige
[5]
Le
Tribunal a-t-il omis de tenir compte d’élément de preuve importants en faveur
de M. Dunn?
II. Analyse
a) Le régime légal
[6] En vertu de la Loi sur les pensions, L.R.C. 1985, ch. P-6 (les dispositions pertinentes sont reproduites en annexe), les personnes qui ont servi dans les forces armées ont droit à une pension si elles souffrent d’une invalidité rattachée directement au service militaire (alinéa 21(2)a)). Une invalidité est définie comme étant « la perte ou l’amoindrissement de la faculté de vouloir et de faire normalement des actes d’ordre physique ou mental » (article 3). La Loi prévoit ensuite que le montant d’une pension doit être calculé en fonction du degré d’invalidité (paragraphe 35(1)). L’estimation doit être effectuée conformément aux instructions du ministre (paragraphe 35(2)).
[7] D’une manière conforme au pouvoir qui lui est conféré par la Loi sur les pensions, le ministre a établi une politique relative à l’hypoacousie. Le chapitre 9 de la Table des invalidités, intitulé « Oreilles et ouïe », présente les seuils de la perte d’audition donnant droit à une pension d’invalidité et explique comment calculer le montant de la pension auquel une personne à droit en fonction du degré de la perte d’audition de chaque oreille. Lorsque la perte n’est pas grande, aucune pension n’est accordée. Par contre, si le demandeur a subi une perte d’audition totale des deux oreilles, le montant le plus élevé est accordé. Dans les autres cas, le montant de la pension auquel le demandeur a droit est calculé en fonction du degré de son invalidité.
b) La
décision du Tribunal
[8] Le Tribunal a conclu que M. Dunn n’avait pas réussi à démontrer que le degré de sa perte d’audition, déterminé au moment de sa libération du service militaire en 2000, avait atteint le seuil donnant droit à pension établi dans la politique du ministre relative à l’hypoacousie. La politique du ministre prévoit qu’une pension est accordée lorsque la perte d’audition est en moyenne d’au moins 25 décibels aux fréquences de 500, de 1 000, de 2 000 et de 3 000 hertz dans l’oreille droite ou gauche, ou d’au moins 50 décibels à la fréquence de 4000 hertz dans les deux oreilles.
[9] Le Tribunal a conclu que les résultats des examens auditifs qu’avait subi M. Dunn en 2000, au moment de sa libération du service militaire, ne correspondaient pas aux seuils établis. Par conséquent, le Tribunal a confirmé la décision du ministre, soit de refuser une pension d’invalidité à M. Dunn.
c) Les lacunes soulevées
dans la décision du Tribunal
[10] M. Dunn soutient que le Tribunal n’aurait pas dû tenir compte des résultats des examens auditifs qu’il avait subi en 2000 au moment de sa libération du service militaire parce que ceux‑ci étaient clairement sujets à caution. Il affirme que le Tribunal a manqué à son obligation d’examiner la preuve qui mettait en doute ces résultats, qu’il s’est dérobé à son obligation de lui accorder le bénéfice du doute, qu’il n’a pas pris en compte son affirmation selon laquelle le degré de sa déficience auditive n’avait pas changé depuis 2000 et qu’il a omis d’examiner tous les autres éléments de preuve présentés qui démontraient tant un degré de perte d’audition donnant droit à pension qu’un lien direct entre cette perte et le service militaire.
[11] M. Dunn fait remarquer que le Tribunal a le devoir de tirer, « à l’égard du demandeur ou de l’appelant, […] les conclusions les plus favorables possible à celui‑ci », d’accepter « tout élément de preuve non contredit que lui présente celui‑ci et qui lui semble vraisemblable en l’occurrence » et de trancher « en sa faveur toute incertitude quant au bien-fondé de la demande » (Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel), L.C. 1995, ch. 18, article 39). Il affirme avoir fourni au Tribunal une preuve non contredite que les résultats des audiogrammes effectués au moment de sa libération n’étaient pas fiables, que les résultats des audiogrammes effectués en 2005 étaient exacts et démontraient un degré de perte d’audition donnant droit à pension, que son acuité auditive ne s’était pas détériorée de 2000 à 2005 (et, par conséquent, qu’on pouvait supposer sans crainte de se tromper que sa perte d’audition subie en 2000 s’inscrivait dans le cadre de la politique du ministère) et que sa perte d’audition était attribuable à l’exposition au bruit, dans lequel il a évidemment dû travailler en tant que technicien de moteurs d’avions.
[12] Même si le Tribunal a fait mention d’un seul audiogramme effectué au moment de la libération de M. Dunn, il y en avait effectivement deux. (Le Tribunal a mentionné à tort qu’un examen avait été subi le 5 mai 2000, soit la date à laquelle M. Dunn a pris sa retraite et non la date à laquelle il s’est soumis à un audiogramme). Le premier audiogramme a été effectué le 16 mars 2000 et le deuxième, le 21 mars 2000. M. Dunn a invoqué plusieurs motifs pour lesquels les résultats de ces examens n’étaient pas fiables. Tout d’abord, il a fait remarquer que l’examen subi le 21 mars était incomplet. Celui‑ci ne fournit aucune donnée sur son oreille gauche aux fréquences de 3 000 ou de 4 000 hertz et aucun résultat pour son oreille droite à la fréquence de 8 000 hertz. De plus, il affirme que bien que l’examen subi le 16 mars soit complet, les résultats obtenus diffèrent considérablement de ceux obtenus seulement cinq jours plus tard à l’aide du même équipement. Selon M. Dunn, cette différence marquée indique que soit l’équipement, soit l’examinateur, ou les deux, sont à l’origine de résultats incorrects.
[13] De plus, M. Dunn soutient que les audiogrammes effectués en 2000 n’étaient pas conformes aux propres directives du ministère relatives aux normes minimales d’information sur les audiogrammes, qui ont été publiées dans une note de service en 1999. Cette note prescrit que les audiogrammes devraient mesurer l’acuité auditive des deux oreilles aux fréquences de 500 à 8 000 hertz et qu’ils devraient être effectués par un audiologiste clinicien ou agréé et comprendre une estimation fournie par l’examinateur quant à la fiabilité des examens. Ni l’un ni l’autre des deux examens subis en mars 2000 ne correspondaient à ces normes.
[14] À mon avis, le Tribunal avait le droit de tenir compte des examens effectués en 2000 et de leur accorder l’importance qu’il jugeait qu’ils méritaient. En effet, la note de service invoquée par M. Dunn prévoit que les examens qui ne correspondent pas aux normes qui y sont établies peuvent néanmoins être pris en considération (voir également l’affaire Re Philip Gallant, comité d’examen de l’admissibilité, numéro de dossier 4619540 (Î.-P.-É.)).
[15] Cependant, le Tribunal devait aussi tenir compte des autres éléments de preuve présentés, particulièrement des résultats du dernier audiogramme subi par M. Dunn et des opinions d’expert selon lesquelles sa perte d’audition était attribuable à l’exposition au bruit. Cela ne veut pas dire que le Tribunal doit accepter les prétentions dont M. Dunn le presse, c’est‑à‑dire que les examens qu’il a subis en 2005 et en 2006 rendent compte du degré de sa perte d’audition subie en 2000 et que son invalidité est rattachée directement à son service militaire. Mais le Tribunal avait au moins l’obligation de tenir compte des autres éléments de preuve fournis par M. Dunn, particulièrement à la lumière de l’obligation que l’article 39 de la Loi sur le Tribunal des anciens combattants (révision et appel) lui impose (voir la décision Macdonald c. Canada (Procureur général), [1999] A.C.F. no 346 (1re inst.) (QL), au paragraphe 22). En l’espèce, le Tribunal n’a fait référence qu’à un élément de preuve et, en une seule phrase, a rejeté la demande de M. Dunn. L’essentiel de la décision de deux pages rendue par le Tribunal porte sur une question de droit que n’a même pas soulevé M. Dunn. J’estime que la décision du Tribunal ne répond simplement pas à la preuve qui lui a été présentée. Par conséquent, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire, avec dépens, et ordonner la tenue d’une nouvelle audience devant une nouvelle formation du Tribunal.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie avec dépens.
2. L’affaire est renvoyée au Tribunal pour réexamen par une nouvelle formation.
Traduction certifiée conforme
Annie Beaulieu
Annexe
Loi sur les pensions, L.R.C. 1985, ch. P-6
3. (1) Les définitions qui suivent s’appliquent à la
présente loi.
Milice active non permanente ou armée de réserve en temps de paix 21. (2) En ce qui concerne le service militaire accompli dans la milice active non permanente ou dans l’armée de réserve pendant la Seconde Guerre mondiale ou le service militaire en temps de paix : a) des pensions sont, sur demande, accordées aux membres des forces ou à leur égard, conformément aux taux prévus à l’annexe I pour les pensions de base ou supplémentaires, en cas d’invalidité causée par une blessure ou maladie — ou son aggravation — consécutive ou rattachée directement au service militaire; Montant conforme au degré d’invalidité
35. (1) Sous réserve de l’article 21, le montant des pensions pour invalidité est, sous réserve du paragraphe (3), calculé en fonction de l’estimation du degré d’invalidité résultant de la blessure ou de la maladie ou de leur aggravation, selon le cas, du demandeur ou du pensionné.
Estimation du degré d’invalidité (2) Les estimations du degré d’invalidité sont basées sur les instructions du ministre et sur une table des invalidités qu’il établit pour aider quiconque les effectue.
Loi sur le Tribunal des anciens combattants, L.C. 1995, ch. 18
39. Le Tribunal applique, à l’égard du demandeur ou de l’appelant, les règles suivantes en matière de preuve : a) il tire des circonstances et des éléments de preuve qui lui sont présentés les conclusions les plus favorables possible à celui-ci; b) il accepte tout élément de preuve non contredit que lui présente celui-ci et qui lui semble vraisemblable en l’occurrence; c) il tranche en sa faveur toute incertitude quant au bien-fondé de la demande.
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Pension Act, R.S.C. 1985, c. P-6
3. (1) In this Act “disability” means the loss or lessening of the power to will and to do any normal mental or physical act;
Service in militia or reserve army and in peace time 21 (2) In respect of military service rendered in the non-permanent active militia or in the reserve army during World War II and in respect of military service in peace time, (a) where a member of the forces suffers disability resulting from an injury or disease or an aggravation thereof that arose out of or was directly connected with such military service, a pension shall, on application, be awarded to or in respect of the member in accordance with the rates for basic and additional pension set out in Schedule I; Pension in accordance with extent of disability 35. (1) Subject to section 21, the amount of pensions for disabilities shall, except as provided in subsection (3), be determined in accordance with the assessment of the extent of the disability resulting from injury or disease or the aggravation thereof, as the case may be, of the applicant or pensioner.
How extent of disability assessed (2) The assessment of the extent of a disability shall be based on the instructions and a table of disabilities to be made by the Minister for the guidance of persons making those assessments.
Veterans Review and Appeal Board Act, S.C. 1995, c. 18, s. 39 39. In all proceedings under this Act, the Board shall (a) draw from all the circumstances of the case and all the evidence presented to it every reasonable inference in favour of the applicant or appellant; (b) accept any uncontradicted evidence presented to it by the applicant or appellant that it considers to be credible in the circumstances; and (c) resolve in favour of the applicant or appellant any doubt, in the weighing of evidence, as to whether the applicant or appellant has established a case
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COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-1358-06
INTITULÉ : GRAHAM DUNN c. LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
LIEU DE L’AUDIENCE : WINNIPEG (MANITOBA)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 17 AVRIL 2007
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : LE JUGE O’REILLY
DATE DES MOTIFS : LE 4 MAI 2007
COMPARUTIONS :
Graham Dunn |
LE DEMANDEUR POUR SON PROPRE COMPTE |
Jeff Dodgson
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POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
GRAHAM DUNN Winnipeg (Manitoba)
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LE DEMANDEUR POUR SON PROPRE COMPTE |
JOHN H. SIMS, c.r. Sous-procureur général du Canada Winnipeg (Manitoba)
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POUR LE DÉFENDEUR |