Ottawa (Ontario), le 4 avril 2007
En présence de Monsieur le juge de Montigny
ENTRE :
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Il s’agit en l’espèce d’une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (la « SPR ») de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, rendue oralement le 23 août 2006 et par écrit le 29 août 2006. Le commissaire a rejeté la demande d’asile du demandeur et a considéré qu’il n’avait pas la qualité de « personne à protéger » selon les termes de l’article 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés (« LIPR »).
FAITS
[2] Le demandeur, Jose Mauricio Martinez Pineda, est un citoyen du El Salvador, qui prétend être exposé à une menace pour sa vie ou à un risque de traitements ou de peines cruels s’il devait retourner au El Salvador.
[3] Le demandeur prétend avoir été menacé une première fois en janvier 2005 par un gang de rue connu sous le nom de Maras Salvatruchas. Il aurait alors été approché par un membre de ce gang à sa sortie de l’université, qui l’aurait fortement incité à devenir membre du gang. Le demandeur aurait alors répondu qu’il ne joindrait jamais les rangs de ce groupe. Quelques jours plus tard, le demandeur aurait de nouveau été approché par le même individu, qui l’aurait alors menacé suite à son refus de se joindre au gang.
[4] Dans les mois qui suivirent, M. Pineda allègue avoir été menacé par des membres du gang à plusieurs reprises. Ces derniers l’auraient attendu à la sortie de l’université avec des couteaux, et lui auraient demandé de leur verser de l’argent. Puis, en août 2005, des membres du même gang se seraient présentés à la maison du demandeur et l’auraient menacé et frappé. C’est alors qu’il aurait mentionné ses problèmes à ses parents, et décidé d’abandonner ses études à l’université pour s’enfermer chez lui.
[5] En décembre 2005, le père du demandeur aurait à son tour été menacé par des membres du gang. Enfin, le demandeur soutient que la maison familiale a commencé à faire l’objet de surveillance à partir de février 2006, ce qui l’aurait finalement décidé à quitter son pays le 17 février 2006. Il s’est d’abord rendu aux États-Unis, où il a vécu chez une de ses tantes, avant de se rendre au Canada le 11 mars 2006 pour y demander le statut de réfugié.
LA DÉCISION CONTESTÉE
[6] Dans une courte décision, la SPR s’est d’abord dite satisfaite de l’identité du demandeur.
[7] S’agissant du mérite de cette cause, la SPR a d’abord tenu à rappeler que pour avoir qualité de « personne à protéger » en vertu de l’alinéa 97(1)b) de la LIPR, le demandeur doit démontrer que son renvoi dans son pays d’origine l’exposerait personnellement à une menace à sa vie ou à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités.
[8] Or, lorsque le commissaire a demandé au demandeur s’il était exposé à un risque différent de celui auquel la population d’El Salvador est généralement exposée, il a répondu que les gangs de rue recrutent à la grandeur du pays et visent toutes les couches de la société. Se fondant sur cette réponse, la SPR a conclu que le risque auquel le demandeur serait exposé s’il devait retourner dans son pays est le même que celui auquel devrait faire face toute autre personne au El Salvador.
LA QUESTION EN LITIGE
[9] La question en litige dans la présente affaire est fort simple : la SPR a-t-elle erré en déterminant que le demandeur n’était pas exposé à un risque personnel?
ANALYSE
[10] Il ne fait aucun doute que la norme de contrôle applicable au présent litige est celle de la décision manifestement déraisonnable. La question de savoir si le demandeur était personnellement ciblé, et l’évaluation de son témoignage en rapport avec cette question, étaient clairement des questions de faits. Cette norme impose à la Cour siégeant en révision judiciaire un degré élevé de déférence; pour atteindre le seuil révisable de l’erreur manifestement déraisonnable, il faudra considérer que la décision est clairement irrationnelle, non-conforme à la raison. Je note par ailleurs que les deux parties s’entendent sur l’applicabilité de cette norme au présent litige.
[11] Le fardeau de preuve à remplir sous l’article 97 de la LIPR est plus élevé que sous l’article 96. Dans l’affaire Li c. Canada (Ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 1 (au par. 14), la Cour d’appel fédérale a énoncé que l’article 97 exige qu’une personne établisse, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle fera face aux risques décrits aux alinéas 97(1)a) ou b) :
Comme l’a conclu le juge McGuigan en rapport avec l’article 96, il n’y a rien dans le paragraphe 97(1) qui permette de penser que la norme de preuve qui s’applique dans l’appréciation du danger ou du risque décrit aux alinéas 97(1)a) et b) ne soit rien d’autre que l’habituelle prépondérance des probabilités. La réponse à la première question certifiée est donc :
La norme de preuve aux fins de l’article 97 est celle de la prépondérance des probabilités.
[12] D’autre part, l’article 97 prévoit que le risque allégué doit être personnel. En effet, cette disposition se lit ainsi :
[13] Bref, le risque auquel un demandeur se dit exposé ne doit pas être un risque aléatoire et généralisé encouru indistinctement par toute personne vivant dans le pays où il risque d’être renvoyé. En l’occurrence, le demandeur a soutenu dans son Formulaire de renseignement personnel (FRP) qu’il avait été personnellement exposé au danger; pourtant, la SPR n’en a pas tenu compte et a plutôt mis l’accent sur le fait que M. Pineda a déclaré dans son témoignage que les Maras Salvatruchas recrutent à la grandeur du pays et visent toutes les couches de la société, peu importe l’âge des personnes visées.
[14] À la lecture des motifs qui accompagnent la décision de la SPR, il appert que le commissaire n’a pas tiré de conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur. Il est vrai qu’à la lecture de la transcription de l’audition, le commissaire donne parfois à penser qu’il doute de la véracité de certaines explications fournies par M. Pineda. Pourtant, il n’a pas fait de sa crédibilité un motif explicite de sa décision, et l’on ne peut donc spéculer sur les conclusions qu’il a tirées à cet égard.
[15] Dans ces circonstances, la conclusion de la SPR est manifestement déraisonnable. On ne peut accepter, du moins tacitement, le fait que le demandeur ait été menacé par un gang bien organisé et qui sème la terreur sur tout le territoire, d’après la preuve documentaire, et opiner du même souffle que ce même demandeur ne serait pas exposé à un risque personnel s’il retournait au El Salvador. Il se peut bien que les Maras Salvatruchas recrutent parmi la population en général; il n’en demeure pas moins que M. Pineda, s’il faut en croire son témoignage, a été spécifiquement visé et a fait l’objet de menaces insistantes et d’agressions. De ce fait, il est exposé à un risque supérieur à celui auquel est exposée la population en général.
[16] La procureure du défendeur a tenté d’assimiler les faits de cette affaire à ceux qui ont amené cette Cour à rejeter la demande de contrôle judiciaire dans les affaires Jeudy c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1124 et Osorio c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1459. Une lecture attentive de ces deux décisions révèle l’absence totale d’analogie entre les situations en cause dans ces affaires et celle qu’a décrite le demandeur. Dans les deux cas, la SPR avait conclu que les demandeurs n’avaient pas réussi à faire la preuve qu’ils étaient personnellement menacés. Dans la deuxième de ces affaires, par exemple, le demandeur prétendait qu’il subirait des peines ou traitements cruels et inusités indirects s’il devait retourner en Colombie, à cause du stress psychologique qu’il aurait à vivre comme parent s’inquiétant du bien-être de son fils. La SPR avait rejeté cette prétention, au motif qu’il s’agissait là d’un risque généralisé que courent tous les parents en Colombie en raison de la guerre civile qui a cours dans ce pays. Appelée à déterminer le bien-fondé de cette décision, cette Cour s’est prononcée de la façon suivante :
[24] Il me semble que c’est le bon sens qui doit déterminer la signification du sous-alinéa 97(1)b)(ii). Disons les choses simplement : si les demandeurs ont raison de dire que les parents en Colombie forment un groupe exposé à un risque auquel les autres personnes de ce pays ne sont généralement pas exposées, cela veut dire que tout ressortissant colombien qui est un père ou une mère et qui vient au Canada est automatiquement une personne à protéger. Il ne peut pas en être ainsi.
[25] Le risque décrit par les demandeurs et la Commission dans la présente affaire est un risque auquel des millions de Colombiens sont exposés; en fait, tous les Colombiens qui ont ou qui auront des enfants font partie de ce groupe. Il est difficile d’imaginer un groupe, à l’intérieur d’un pays, qui soit plus important ou considérable que le groupe formé par les « parents ».
[17] Les faits à l’origine de la présente demande de contrôle judiciaire n’ont rien à voir avec une telle situation. Le demandeur ne prétend pas être exposé à un risque pour sa vie ou sa sécurité du seul fait qu’il est étudiant, jeune, ou issu d’une famille à l’aise. Si tel était le cas, sa demande devrait être rejetée pour les mêmes motifs qui ont amené la Cour à confirmer les décisions de la SPR dans les deux affaires précitées. Mais tel n’est pas le cas. Le demandeur a allégué avoir été personnellement ciblé, à plus d’une reprise et sur une période de temps assez longue. À moins de remettre en question la véracité de son récit, ce que la SPR n’a pas fait, on ne peut douter qu’il soit personnellement en danger advenant un retour au El Salvador. Conclure le contraire, dans les circonstances particulières du présent dossier, constitue une erreur manifestement déraisonnable.
[18] Pour ces motifs, j’en arrive donc à la conclusion que la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie, que la décision rendue par la SPR doit être écartée, et que le dossier doit être retourné à un autre commissaire pour faire l’objet d’un nouvel examen.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie. Aucune question de portée générale n’est certifiée.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-4845-06
INTITULÉ : Jose Mauricio Martinez Pineda c.
Le Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration
LIEU DE L’AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L’AUDIENCE : le 27 mars 2007
ET ORDONNANCE : Monsieur le juge de Montigny
DATE DES MOTIFS : le 4 avril 2007
COMPARUTIONS :
Me Manuel Centurion
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POUR LE DEMANDEUR |
Me Patricia Deslauriers
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POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Manuel Centurion Avocat Montréal (Québec)
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POUR LE DEMANDEUR |
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada |
POUR LE DÉFENDEUR |