Montréal (Québec), le 7 février 2007
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SIMON NOËL
ENTRE :
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (CISR), rendue le 6 juillet 2006, dans laquelle il a été conclu qu’Arshad Zia (ci-après le demandeur) n’a pas la qualité de réfugié au sens de la Convention en vertu de l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (LIPR) et n’a pas la qualité de personne à protéger en vertu de l’article 97 de la LIPR au motif que le demandeur pouvait se prévaloir de l’existence d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) au Pakistan.
I. Faits
[2] Le demandeur était propriétaire d’une station-service dans la province frontalière du Nord-Ouest du Pakistan. En mars 2004, deux de ses employés lui ont annoncé qu’ils ne pouvaient plus travailler pour lui, car ils avaient été recrutés par le Jamiat Ulma-e-Islam (JUI), l’aile la plus extrémiste du parti Muttahida Majlis-e-Amal, le parti politique islamique principal du Pakistan.
[3] Après avoir été mis au courant de l’intention des employés de joindre le JUI, le demandeur s’est adressé aux parents des employés pour les informer des intentions de leurs fils et les conseiller de ne pas permettre à leurs enfants de s’engager dans le JUI.
[4] Les actions du demandeur pour empêcher les employés de s’engager dans le JUI ont attiré l’hostilité du molvi local, Ghulam Rasool.
[5] Le 16 mars 2004, le demandeur a été attaqué par les « hommes de main » du JUI et a été menacé d’autres représailles. À la suite de cette attaque, le demandeur a déposé une plainte auprès du poste de police locale. Le 27 mars 2004, les « hommes de main » du JUI ont fouillé la maison du demandeur. Comme il était absent, ils ont « humilié » son épouse et ont proféré des menaces selon lesquelles ils le tueraient s’il ne retirait pas sa plainte.
[6] Le demandeur n’a pas retiré sa plainte. En fait, comme la police locale n’avait pas donné suite à sa plainte, le demandeur s’est adressé aux autorités policières supérieures, le 4 avril 2004. Encore une fois, la plainte déposée auprès de la police n’a pas donné lieu à des actions policières contre le JUI.
[7] Le 16 avril 2004, le molvi Rasool a prononcé une fatwa contre le demandeur sur le fondement qu’il était « apostat », autorisant donc qu’il soit tué par tout mulsuman. Après que la fatwa eut été lancée, le demandeur et sa famille sont partis se cacher à Abbottabad. Environ à cette époque, le demandeur a aussi appris qu’un rapport falsifié avait été déposé contre lui par un dirigeant religieux local.
[8] Après être demeuré caché pendant un mois, le demandeur a quitté le Pakistan le 15 mai 2004. Il s’est d’abord rendu au Royaume-Uni, mais il a été informé qu’il n’avait aucun espoir d’y obtenir l’asile politique. Il a donc quitté le Royaume-Uni le 21 juillet 2004 pour se rendre aux États-Unis où il a aussi été informé qu’il lui était impossible de présenter une demande d’asile politique. Le 15 novembre 2004, le demandeur est donc arrivé au Canada où il a demandé asile.
II. Questions en litige
(1) La conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur pouvait se prévaloir de l’existence d’une possibilité de refuge intérieur est-elle déraisonnable en raison du fait qu’une fatwa a été prononcée localement contre lui?
(2) La conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’est pas un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger est-elle erronée puisque le demandeur est recherché par la police au Pakistan?
III. Analyse
(1) La conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur pouvait se prévaloir de l’existence d’une possibilité de refuge intérieur est-elle déraisonnable en raison du fait qu’une fatwa a été prononcée localement contre lui?
[9] La présente Cour a déclaré à maintes reprises que la norme de contrôle applicable à une décision de la SPR dans laquelle il a été conclu qu’il existe une possibilité de refuge intérieur est celle de la décision manifestement déraisonnable, (voir : Ortiz c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 1365, au paragraphe 35; Ako c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 647, au paragraphe 20; Nakhuda c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 698, au paragraphe 8; Camargo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 457, au paragraphe 7; Chorny c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CF 999, aux paragraphes 5 à 11). Il ne semble pas y avoir de raison de s'écarter de cette norme en l’espèce.
[10] Le demandeur soutient que, puisque le molvi Rasool a prononcé une fatwa contre lui, il n’existe pas de possibilité de refuge intérieur pour lui au Pakistan. Par conséquent, le demandeur soutient que la conclusion de la SPR selon laquelle la fatwa lancée contre lui n’avait pas ou avait peu de portée au-delà de la localité où il vivait et où il exploitait sa station-service est manifestement déraisonnable. Selon le demandeur, il n’existe aucune preuve voulant qu’un déménagement d’une localité du Pakistan à une autre diminue ou élimine le risque auquel il est exposé en tant que personne visée par une fatwa. De plus, il soutient que la SPR n’a pas tenu compte du fait qu’une fatwa ne peut pas être annulée, mais peut seulement être rétractée par le membre du clergé qui l’a prononcée.
[11] Dans sa décision, la SPR a reconnu que la fatwa lancée par le molvi Rasool était crédible. Toutefois, comme il n’y avait aucune preuve permettant d’établir que la fatwa avait été diffusée, ou qu’elle était connue à l’extérieur de la localité où elle avait été prononcée, la SPR a conclu que le demandeur avait une possibilité de refuge intérieur. Cette conclusion était fondée en partie sur le document PAK40294.E cité par le tribunal. Dans ce document, qui contient les commentaires suivants d’Asma Jahangir, membre fondatrice de la Commission des droits de la personne du Pakistan et rapporteur spécial des Nations Unies sur les exécutions extrajudiciaires sommaires et arbitraires au Pakistan (commentaires d’Asma Jahangir à la Direction des recherches, Commission de l’immigration et du statut de réfugié, à Ottawa, 6 septembre 2002) :
[…] lorsqu’un dirigeant musulman émet une fatwa contre une personne, les partisans de celui-ci peuvent faire des déclarations à la presse pour rendre la fatwa publique et, dans certains cas, des affiches annonçant la fatwa sont distribuées. En ce qui concerne la portée de la fatwa, Mme Jahangir a déclaré que si la fatwa est donnée par un « petit mullah à la mosquée », personne ne sera au courant. Toutefois, s'il s'agit d'un « dirigeant intégriste » ou « militant », les personnes seront au courant et la fatwa sera peut-être rendue publique. Selon Mme Jahangir, plus la fatwa est annoncée à grande échelle, plus la personne visée est en danger.
Mme Jahangir a déclaré « [qu’]il était devenu ridiculement courant » de voir des dirigeants des petites mosquées locales émettre des fatwas contre des personnes de leur communauté et que la « gravité de ce fait ne doit pas être sous-estimée. » Nombre de personnes qui émettent des fatwas le font pour des intérêts acquis et sont des militants.
[Non souligné dans l’original.]
Compte tenu du fait que le demandeur avait le fardeau de la preuve et qu’il n’y avait aucune preuve permettant d’établir que la fatwa avait été diffusée, ou qu’elle était connue à l’extérieur de la localité où elle avait été lancée, je ne peux que conclure que la conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur avait une possibilité de refuge intérieur n’est pas manifestement déraisonnable et que, par conséquent, la conclusion de la SPR ne devrait pas être modifiée.
[12] Il est important de noter que l’existence d’une possibilité de refuge intérieur est déterminante quant à l’issue d’une demande d’asile car, par définition, une personne ne peut pas être réfugié si elle a une possibilité de refuge intérieur. Comme l’a énoncé le juge Linden dans ses motifs, s’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale dans la décision Thirunavukkarasu c. Canada (M.E.I.), [1994] 1 C.F. 589, à la page 592 :
Le concept de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays est "inhérent" à la définition de réfugié au sens de la Convention (voir les motifs du juge Mahoney dans l'arrêt Rasaratnam, précité, à la page 710); il ne lui est pas du tout distinct. Selon cette définition, les demandeurs du statut doivent craindre avec raison d'être persécutés et, du fait de cette crainte, ils ne peuvent ou ne veulent retourner dans leur pays d'origine. S'il leur est possible de chercher refuge dans leur propre pays, il n'y a aucune raison de conclure qu'ils ne peuvent ou ne veulent pas se réclamer de la protection de ce pays […].
Par conséquent, dans le cas qui nous occupe, le fait que le demandeur dispose d’une possibilité de refuge intérieur a une incidence sur l’issue de la demande. Néanmoins, dans le souci de traiter tous les points soulevés par la demande, je vais aborder le point soulevé par le demandeur, à savoir qu’il est recherché par la police pakistanaise.
(2) La conclusion de la SPR selon laquelle le demandeur n’est pas un réfugié au sens de la Convention ou une personne à protéger est-elle erronée puisque le demandeur est recherché par la police au Pakistan?
[13] Le demandeur allègue qu’en plus d’être visé par une fatwa, il est aussi recherché par la police pakistanaise, puisqu’on a déposé un rapport falsifié contre lui. Par conséquent, le demandeur dit qu’il serait persécuté s’il était renvoyé au Pakistan. Afin de démontrer pourquoi il craint la police pakistanaise, le demandeur a déposé un procès-verbal introductif (FIR), un mandat d’arrestation et une lettre d’avocat auprès de la SPR.
[14] Une investigation en milieu non protégé effectuée par le Haut-commissariat du Canada à Islamabad, sans objection de la part du demandeur et après avoir autorisé de telles enquêtes (voir la page 42 du dossier du tribunal), a démontré que le FIR prétendument déposé contre le demandeur n’avait rien à voir avec lui et était plutôt lié à Monsieur Muhammad Shafiq accusé de conduite dangereuse. Le demandeur justifie cette contradiction par le fait que la police pakistanaise est corrompue. De plus, il allègue que les résultats de l’investigation effectuée par le Haut-commissariat du Canada à Islamabad ont produit une preuve par ouï-dire non admissible devant la SPR.
[15] Comme l’a conclu la SPR dans sa décision, la vérification du FIR a été effectuée en se fondant seulement sur le numéro de FIR qui lui avait été donné par le demandeur. Il n’y avait aucune indication que le nom du demandeur ou que tout autre nom avait été donné à la police durant l’investigation. Par conséquent, la police n’aurait pas été au courant que le Haut-commissariat était en train d’enquêter sur le demandeur et n’aurait donc pas commis de gestes pour saboter le dossier FIR du demandeur, si en fait ce dossier existait.
[16] Pour ce qui est de l’allégation voulant que les renseignements obtenus lors de l’investigation du Haut-commissariat constituent du ouï-dire, il faut noter que les alinéas 170g) et 170h) de la LIPR énoncent que la CISR n’est pas liée par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve et peut, par conséquent, tenir compte de tout élément de preuve qu’elle juge digne de foi et crédible. Par conséquent, la SPR avait le droit de tenir compte des renseignements obtenus lors de l’investigation effectuée par le Haut-commissariat.
[17] En plus, le demandeur a répondu par la négative à la question du Formulaire de renseignements personnels (FRP) qui demandait s’il était recherché par la police d’un pays quelconque (dossier du tribunal, page 19). En outre, à l’annexe I, remplie lors de son arrivée au Canada le 15 novembre 2004, le demandeur n’a pas mentionné être recherché par la police pakistanaise lorsqu’il a indiqué avoir peur de retourner au Pakistan. Aussi à l’annexe I, le demandeur a répondu par la négative à la question qui demandait s’il était accusé d’une infraction ou s’il était visé par une procédure pénale dans quelque pays que ce soit.
[18] Confronté à ses contradictions lors de l’audience, le demandeur a indiqué avoir mal compris les questions du FRP et de l’annexe I. La SPR n’a pas accepté cette explication. Il est bien établi que les déclarations faites par une personne à un point d’entrée, en l’occurence les réponses fournies à l’annexe I et au FRP, peuvent être utilisées pour mettre en doute la crédibilité du demandeur d’asile. Comme l’a dit le juge Blanchard dans la décision Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 767, au paragraphe 23 :
La jurisprudence indique que des divergences entre la déclaration au point d'entrée et le témoignage d'un demandeur sont suffisantes pour justifier une conclusion de non-crédibilité lorsqu'elles portent sur des éléments centraux d'une demande.
De plus, il convient de souligner qu’une décision de la CISR portant sur la crédibilité sera seulement annulée par la Cour si la décision est manifestement déraisonnable (voir : Aguebor c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 160 N.R. 315, au paragraphe 4). Par conséquent, le fait que la CISR n’a pas cru les explications du demandeur quant aux contradictions entre son histoire et les renseignements fournis à l’annexe I et au FRP ne constitue pas une erreur susceptible de contrôle, car la conclusion selon laquelle le demandeur n’est pas crédible n’est pas manifestement déraisonnable.
IV. Conclusion
[19] La demande de contrôle judiciaire est rejetée au motif que le demandeur dispose d’une possibilité de refuge intérieur et que déclaration selon laquelle il craint la police pakistanaise n’est pas crédible.
[20] Les parties ont été invitées à soumettre une question à des fins de certification, mais elles ont décidé de ne pas le faire.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE QUE :
- La demande de contrôle judiciaire soit rejetée et qu’aucune question ne soit certifiée.
Traduction certifiée conforme
Caroline Tardif, LL.B, trad.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-3731-06
INTITULÉ : ARSHAD ZIA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : MONTRÉAL (QUÉBEC)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 5 FÉVRIER 2007
ET JUGEMENT : LE JUGE S. NOËL
DATE DES MOTIFS : LE 7 FÉVRIER 2007
COMPARUTIONS :
Lenya Kalepdjian
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Daniel Latulippe
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Lenya Kalepdjian Montréal (Québec)
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John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada
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