Ottawa (Ontario), le 7 février 2007
EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE DAWSON
ENTRE :
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] M. Sirak Abebe Ayele dit qu’il a épousé la sœur de son ex-épouse en octobre 2002. Il a ensuite parrainé sa nouvelle épouse qui a présenté une demande de résidence permanente au Canada. L’agent des visas a rejeté la demande de résidence permanente en question au motif que le mariage n'était pas authentique et qu’il avait été contracté à des fins d’immigration. M. Ayele a interjeté appel de cette décision auprès de la Section d'appel de l'immigration (la SAI) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié.
[32] La SAI s’est dite sceptique quant à la situation de M. Ayele. Elle a jugé qu’il était très rare qu’un homme épouse la sœur de son ex-épouse et que la nature de la relation de M. Ayele avec son ex‑épouse était inhabituelle et non crédible.
[3] Après avoir entendu le témoignage de M. Ayele, la SAI était impatiente de clore l’audience et de rejeter l’appel. Selon les termes employés par le président de l’audience, « il sera coûteux en temps pour le tribunal de permettre à l’appelant de poursuivre l’instance aux frais des contribuables ». La SAI a donc refusé d’entendre un témoin que M. Ayele souhaitait faire comparaître, décrit comme le colocataire de M. Ayele, qui aurait témoigné au sujet de leur cohabitation. Il était raisonnable de s’attendre à ce que ce témoignage porte directement sur la relation de M. Ayele avec son ex-épouse. Le témoignage était donc pertinent.
[4] Le devoir d’agir équitablement implique l’obligation de donner aux parties la possibilité de présenter entièrement et équitablement leur position. De façon générale, ce principe leur confère entre autres le droit de citer des témoins afin d’établir un fondement probatoire suffisant pour faire valoir la demande ou la défense.
[5] Dans la présente demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAI, le ministre ne conteste pas le principe général selon lequel un appelant qui comparaît devant la SAI devrait être autorisé à présenter une preuve fournie par une personne dont le témoignage est pertinent. Cependant, le ministre prétend que la SAI a refusé de permettre au témoin de déposer parce que M. Ayele avait violé l’article 37 des Règles de la section d'appel de l'immigration, DORS/2002-230 (les Règles). À titre subsidiaire, le ministre allègue que même s’il y a eu manquement à l'équité procédurale, celui-ci n’avait pas d’incidence sur la décision de la SAI.
En ce qui concerne le premier argument du ministre, l’article 37 des Règles est ainsi rédigé :
[6] Je suis d’avis que le ministre a tort de se fonder sur l’article 37 des Règles pour justifier le refus de la SAI d’entendre le témoignage, et ce, pour deux raisons. Premièrement, au début de l’audience, après avoir entendu les prétentions des parties quant à la communication tardive de renseignements de la part de M. Ayele, y compris les renseignements concernant le témoin, le président de l’audience a déclaré : « Je vous autorise à faire entendre votre témoin, mais visiblement son identité et sa crédibilité seront mis en question. » Ainsi, l’obstacle que pouvait représenter l’article 37 des Règles a disparu lorsque la SAI a conclu qu’elle exercerait son pouvoir discrétionnaire d’autoriser le témoin à déposer. Deuxièmement, lorsque la SAI a ensuite conclu qu’elle n’autoriserait pas le témoin à déposer, elle n’a aucunement mentionné l’article 37 des Règles. Les motifs fournis par la SAI pour justifier son refus d’entendre le témoin étaient les suivants :
[traduction]
PRÉSIDENT DE L’AUDIENCE : Très bien. Merci. Vous avez fait du bon travail avec ce dont vous disposiez. Mais n’empêche que ce n’est toujours pas suffisant. L’appelant veut faire entendre le colocataire aux fins de corroborer son témoignage. Même si le témoin corrobore le témoignage, après évaluation, il n’est pas crédible. Il est donc inutile d’appeler le témoin, et même si cela est considéré comme un manquement à la justice naturelle, aucun préjudice n’est causé lorsque la preuve est inutile et la citation du témoin est futile.
Je vais donc rejeter l’appel et d’emblée exposer mes motifs. Je vous remercie Monsieur. [Non souligné dans l'original.]
[7] À mon avis, le passage susmentionné est totalement incompatible avec la prétention selon laquelle l’article 37 des Règles justifie le refus d’entendre le témoin.
[8] Étant donné que le refus n’était pas fondé sur l’inobservation de l’article 37 des Règles, et que la déposition que le témoin était censée faire était pertinente, je conclus que la SAI a manqué à son obligation de respecter le principe d’équité procédurale en refusant d’entendre ce témoin.
[9] Pour ce qui est de l’argument subsidiaire relatif à la pertinence, il y a, selon moi, quatre points à relever. Le premier point, le plus important, est qu’un tribunal soumis aux exigences d'équité procédurale ne peut se soustraire à celles-ci parce que, selon lui, l’issue de l’audience sera la même. C’est à la cour qui révise une décision d’un tribunal qui a commis une erreur qu’il incombe de déterminer si, du point de vue du droit administratif, les conséquences d’un non-respect des exigences d’équité procédurale sont telles que le redressement discrétionnaire dont elle dispose devrait être refusé. Voir : Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada-Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, aux paragraphes 52 et 54.
[10] Le deuxième point à signaler est que le refus d’accorder un redressement lorsqu’il y a manquement à l’équité procédurale est exceptionnel. Le droit à une audition équitable a été décrit comme un « droit distinct et absolu qui trouve sa justification essentielle dans le sens de la justice en matière de procédure à laquelle toute personne touchée par une décision administrative a droit ». Voir : Cardinal c. Directeur de l'Établissement Kent, [1985] 2 R.C.S. 643, à la page 661.
[11] Le troisième point à signaler est qu’un tribunal ne peut aucunement se prononcer sur la crédibilité d’un témoignage qui n’a pas encore été entendu. Le président de l’audience n’a pas respecté ce principe lorsqu’il a affirmé que, même si le témoin corroborait la déposition de M. Ayele, ce témoignage ultérieur ne serait pas crédible.
[12] Le quatrième point touche à l’essence même du processus décisionnel judiciaire, c’est-à-dire la capacité de garder un esprit ouvert jusqu’à ce que tous les témoignages aient été entendus. La pertinence des témoignages doit être évaluée au vu de l’ensemble de la preuve présentée dans une affaire donnée. C’est pourquoi un arbitre doit demeurer prêt à se laisser convaincre jusqu’à ce que l’ensemble de la preuve et des arguments aient été présentés. Un témoignage qui, à première vue, semble invraisemblable, peut plus tard s’avérer plausible dans le contexte d’un témoignage ultérieur. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le fait d’affirmer qu’il est inutile d’appeler le témoin « […] lorsque la preuve est inutile et la citation du témoin est futile » tend à révéler une fermeture d’esprit inacceptable.
[13] Compte tenu de ces observations, je ne voudrais pas faire de conjectures sur la décision qui aurait pu être rendue si la SAI n’avait pas contrevenu aux exigences en matière d'équité procédurale. Étant donné que la SAI a manqué à son obligation de respecter le principe d’équité procédurale en refusant d’entendre un témoin dont la déposition était censée être pertinente et aurait appuyé l’appel de M. Ayele, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.
[14] Les avocats n’ont proposé aucune question aux fins de certification et je conviens que la présente affaire n'en soulève aucune.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de la Section d’appel de l'immigration rendue le 21 avril 2006 est annulée.
2. La présente affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel de l’immigration.
Juge
Traduction certifiée conforme
Caroline Tardif, LL.B, trad.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-3463-06
INTITULÉ : SIRAK ABEBE AYELE
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDENCE : OTTAWA (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 9 JANVIER 2007
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : LA JUGE DAWSON
DATE DES MOTIFS : LE 7 FÉVRIER 2007
COMPARUTIONS :
Rezaur Rahman POUR LE DEMANDEUR
Jennifer Francis POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Avocat POUR LE DEMANDEUR
Ottawa (Ontario)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada