Référence : 2007 CF 103
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 30 janvier 2007
En présence de Madame la juge Johanne Gauthier
ENTRE :
SELMA CHARLES (ALIAS SELMA KATHY ANN CHARLES)
demanderesse
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
défendeur
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] À la suite de la demande de contrôle judiciaire de Selma Charles visant la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, par laquelle elle rejette sa revendication en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi).
[2] Après avoir examiné les documents déposés par les parties (y compris leurs prétentions écrites après audience) et pris en considération les observations de leur avocat à l’audience.
[3] Après avoir pris note que la demanderesse allègue, entre autres, que la SPR a commis une erreur dans sa conclusion sur la protection de l’État à la Grenade, de même que dans sa conclusion selon laquelle sa requête était abusive parce qu’elle n’avait pas de crainte subjective. La norme de contrôle applicable à la première question de droit et de fait est celle de la décision raisonnable simpliciter (Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 193, [2005] A.C.F. no 232 (QL). La seconde question concerne une conclusion de fait, laquelle est assujettie à la norme de la décision manifestement déraisonnable.
[4] Après avoir pris note que la SPR n’a à aucun moment remis en question la crédibilité de la demanderesse. Il semble qu’elle n’ait pas remis en doute l’histoire de la demanderesse, selon laquelle elle a été victime de violences dès l’âge de 9 ans, violences qui se sont poursuivies pendant presque neuf ans. L’agresseur était son cousin qui habitait dans la maison de sa famille et [traduction] « qui était le gagne-pain », étant donné que son père était aveugle et invalide et que sa mère était absente environ six mois chaque année. Elle a tenté de le dire à sa mère et beaucoup plus tard à sa grand-tante, mais elles ne l’ont pas crue. Ensuite, alors qu’elle avait environ 17 ans, elle est également allée voir la police qui lui a dit que le problème devait être réglé à la maison puisqu’il s’agissait d’un différend familial.
[5] La SPR a plutôt conclu que la demanderesse n’avait pas réfuté la présomption de protection de l’État. À cet égard, la SPR affirme ce qui suit :
[traduction] Je conclus qu’elle n’a pas vraiment fait d’efforts. Je pense qu’elle aurait dû, en tant qu’enfant, demander à d’autres adultes de l’aider, quand ses parents et les autres membres de sa
famille ont refusé de croire son histoire. J’estime qu’il était déraisonnable de la part de la demanderesse de ne pas avoir fait plus d’efforts pour obtenir protection. J’estime également qu’il était déraisonnable de la part de la demanderesse de ne rien avoir fait d’autre pour se réclamer de la protection de l’État de la Grenade qui lui était offerte. La demanderesse doit démontrer qu’elle a épuisé toutes les autres possibilités de protection qui s’offraient à elle.
(Non souligné dans l’original.)
[6] Ce raisonnement est non seulement indéfendable, mais il est également manifestement déraisonnable. Il traduit un manque de considération surprenant et inadmissible à l’égard de la vulnérabilité de l’enfant violenté et des traumatismes vécus. Comme cette conclusion a été clairement déterminante dans le raisonnement de la SPR et sa conclusion finale relativement à la protection de l’État, elle entache cette conclusion.
[7] En ce qui concerne la deuxième question, la SPR a affirmé ce qui suit :
[traduction] J’ai tenu compte du fait que la demanderesse est venue au Canada en tant que visiteur, mais n’a plus quitté le pays par la suite. J’ai également tenu compte du fait qu’elle n’a jamais demandé ni reçu une prolongation de son visa. Par conséquent, j’estime qu’il s’agit là d’une requête abusive, un effort ultime pour demeurer au Canada.
(Non souligné dans l’original.)
[8] La Cour est en accord avec le défendeur qu’en dépit des termes forts utilisés, l’examen de la transcription n’appuie pas l’allégation de partialité formulée par la demanderesse. Toutefois, après avoir soigneusement examiné le dossier certifié, y compris la transcription de l’audience (dans laquelle la SPR débute ses observations en affirmant que la demanderesse a été crédible et qu’il est évident que quelque chose la trouble toujours, et qu’il n’y a aucune raison de ne pas croire qu’elle ait vécu les souffrances mentionnées), la Cour doit affirmer que la phrase en caractères gras qui précède n’était pas nécessaire. À cet égard, il est utile de garder toujours en tête le principe exprimé par la juge Carolyn Layden-Stevenson dans la décision Wang c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 77, au paragraphe 19 :
Les mots employés [...] sont inutilement sévères. Pis encore, ils ne reflètent pas le degré de professionnalisme auquel on pourrait s’attendre d’un tribunal quasi judiciaire. Les demandeurs ont droit au respect et les remarques désobligeantes sont inacceptables.
[9] La Cour souligne de plus que depuis son arrivée au Canada, la demanderesse a occupé un emploi et s’est faite discrète. Lorsqu’elle a déposé sa demande d’asile, elle n’avait pas encore attiré l’attention des autorités de l’immigration. Il est donc quelque peu difficile de comprendre pourquoi la SPR fait référence à un « ultime effort ».
[10] Cela dit, des mots durs et inexacts ne justifient pas à eux seuls l’annulation d’une décision, à moins que la conclusion qu’elle renferme soit également entachée d’une erreur susceptible de révision. La seule explication fournie par la SPR pour sa conclusion concernait la durée du délai écoulé avant que la demanderesse ne dépose sa demande d’asile et l’inférence défavorable qu’elle avait tirée de ce long délai. Avant de conclure, elle a rejeté sans autres commentaires l’explication fournie par la demanderesse, laquelle est simplement décrite dans les termes suivants :
[traduction] « Elle a expliqué que son oncle lui avait suggéré de travailler et d’économiser de l’argent pour pouvoir embaucher un avocat avant de déposer une demande d’asile. »
[11] Dans certains cas, un long délai inexpliqué peut suffire à lui seul pour justifier l’inférence raisonnable selon laquelle un demandeur n’a pas de crainte subjective : Gamassi c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2000] A.C.F. no 1841 (QL), au paragraphe 6; Bhandal c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 426, [2006] A.C.F. no 527 (QL), aux paragraphes 29 à 31.
[12] En l’espèce toutefois, la demanderesse a été longuement contre-interrogée sur les raisons expliquant son retard à déposer sa demande d’asile. Comme l’a souligné le juge Michel Shore dans la décision Myle c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CF 871, [2006] A.C.F. no 1127 (QL), aux paragraphes 41 et 42, alors qu’il examinait une décision concernant une femme victime de violences originaire d’une autre île près de la Grenade, les raisons invoquées pour justifier un retard doivent être examinées soigneusement, en particulier si la femme dont il est question a subi des traumatismes et ignorait la possibilité d’une protection (voir également Jones c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 FC 405, [2006] A.C.F. no 591 (QL), aux paragraphes 25 à 30).
[13] Dans de nombreux cas de violence conjugale, un long délai peut s’écouler avant que la personne ne cherche protection. Comme l’a souligné le juge Shore, « cela n’autorise pas nécessairement une conclusion générale sans un examen à l’appui » (Myle, précité).
[14] Le décideur doit être particulièrement attentif au contexte culturel et à la nécessité d’appliquer correctement et véritablement les Directives no 4 du Président intitulées Revendicatrices du statut de réfugié craignant d’être persécutées en raison de leur sexe (les Directives) lorsqu’il faut envisager l’inférence à tirer d’un retard même très long.
[15] Il est évident d’après sa description de l’explication (voir le paragraphe 11 qui précède) que la SPR a mal interprété la preuve déposée par la demanderesse à l’audience.
[16] Elle a indiqué qu’il fallait absolument qu’elle quitte la Grenade. Elle a demandé à son oncle de l’aider, lui disant seulement qu’il fallait qu’elle parte au Canada (dossier certifié, page 128, lignes 24 à 40). Son oncle lui a dit qu’elle devrait venir et qu’il lui trouverait un emploi et la parrainerait. Lorsqu’elle est arrivée, il lui a dit que selon « le système », elle devait travailler et s’assurer d’avoir suffisamment d’argent avant de [traduction] « se présenter au Canada » (page 121, lignes 21 à 27). À l’audience, elle a confirmé qu’elle ne savait pas s’il voulait dire déposer une demande d’asile ou quelque chose d’autre, parce qu’il a seulement parlé de « se présenter au Canada ».
[17] Son oncle n’a pas tenu sa promesse de parrainage et a en fait dû quitter le pays. Toutefois, il lui a trouvé un autre emploi et lui a dit une nouvelle fois de mettre de l’argent de côté et de se faire discrète. Et c’est exactement ce qu’elle a fait.
[18] La Cour souligne qu’étant donné que son oncle ne savait rien des abus sexuels et avait parlé de parrainage, il ne pouvait pas penser à une demande d’asile. Une fois encore, le témoignage de la demanderesse sur cette question n’a pas été remis en doute.
[19] Quoi qu’il en soit, la demanderesse a de plus témoigné qu’elle avait seulement appris en 2004 que les femmes ayant été abusées sexuellement pouvaient faire une demande d’asile après qu’une amie lui eut raconté sa propre expérience.
[20] Ce n’est qu’à ce moment et dans ce contexte que la demanderesse a dit qu’elle avait ensuite attendu d’avoir suffisamment d’argent pour embaucher un avocat (page 122, lignes 28 à 30).
[21] Il est possible que les questions de l’agente de la SPR aient entraîné une certaine confusion dans les notes de la SPR, parce que dans ses questions, elle continue de mélanger la question de la régularisation du statut avec le dépôt d’une demande d’asile. Mais, quels que soient ses motifs, la SPR n’a pas bien compris les explications de la demanderesse.
[22] Enfin, rien n’indique que la SPR était au fait des Directives et des considérations mentionnées ci-dessus aux paragraphes 12 et 14 quand est venu le temps de tirer une conclusion appropriée. En fait, compte tenu de son autre conclusion relativement au comportement de la demanderesse quand elle était enfant (voir le paragraphe 5 ci-dessus), la Cour conclut que la SPR n’a manifesté qu’un intérêt de pure forme à l’égard des Directives.
[23] Dans les circonstances, la conclusion selon laquelle la demanderesse n’avait pas de crainte subjective doit également être annulée et la décision doit être renversée.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que la demande soit accueillie. L’affaire doit être examinée
à nouveau par un tribunal différemment constitué.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-213-06
INTITULÉ : SELMA CHARLES (alias SELMA KATHY ANN CHARLES)
demanderesse
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
défendeur
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 24 janvier 2007
ET ORDONNANCE : LA JUGE GAUTHIER
DATE : Le 30 janvier 2007
COMPARUTIONS
Joel Etienne
Alexis Singer
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Joel Etienne
Avocat
Toronto (Ontario) Pour la demanderesse
John H. Simms, c.r.
Procureur général du Canada Pour le défendeur