Toronto (Ontario), le 28 novembre 2006
EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH
ENTRE :
et
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Roger Ladouceur demande le contrôle judiciaire d’une décision du Tribunal des anciens combattants (révision et appel) qui a rejeté sa demande d’une augmentation de ses droits à pension pour l’arthrite post-traumatique dont il est atteint à la cheville gauche.
[2] Je suis d’avis que la demande doit être accueillie, parce que le Tribunal n’a pas donné de motifs valables pour le rejet de la demande de M. Ladouceur.
L’historique
[3] M. Ladouceur a fait son service dans les Forces armées canadiennes à Chypre au début des années 1980 et a subi au cours de cette période diverses lésions de stress à la cheville. Il a développé depuis de l’arthrite à la cheville et il n’est maintenant plus contesté que ses problèmes actuels à la cheville sont directement rattachés au service militaire.
[4] Le 30 avril 1998, M. Ladouceur a demandé une pension en raison des problèmes continus qu’il éprouvait à la cheville. Sa demande a été rejetée au motif du défaut d’éléments de preuve attestant que sa lésion à la cheville était rattachée à son service militaire et l’appel de M. Ladouceur auprès du Tribunal a été rejeté.
[5] M. Ladouceur a par la suite subi un examen d’IRM, qui s’est conclu par un diagnostic formel d’arthrite post-traumatique à la cheville gauche, à la suite duquel M. Ladouceur a présenté une nouvelle demande de pension d’invalidité.
[6] À la lumière du nouveau diagnostic, le ministère des Anciens combattants a admis que la lésion à la cheville de M. Ladouceur avait été vraisemblablement causée, au moins en partie, par son service militaire à Chypre. Un arbitre des pensions a attribué à M. Ladouceur une pension d’invalidité d’une valeur de trois pour cent de la pension complète, prenant effet le 6 octobre 2003.
[7] M. Ladouceur a demandé une révision de l’évaluation et a obtenu que la date d’effet des droits soit changée pour le 30 janvier 2001. Il a également obtenu que l’évaluation de ses droits à pension soit portée à cinq pour cent de la pension complète.
[8] M. Ladouceur a ensuite interjeté appel de cette évaluation devant le Tribunal, demandant que sa pension soit portée de cinq à 15 pour cent de la valeur de la pension complète. Le Tribunal a rejeté l’appel de M. Ladouceur et la présente demande vise le contrôle de la décision du Tribunal.
La décision du Tribunal
[9] La décision du Tribunal comporte quatre pages. Une large partie de la décision est l’exposé des éléments de preuve médicale concernant la lésion à la cheville de M. Ladouceur. Les motifs concrets du Tribunal se résument à un seul paragraphe, ainsi conçu :
[traduction] La formation, dans son examen des éléments de preuve objective qui sont disponibles, note qu’il n’y a pas d’épanchement, de crépitation, d’instabilité ni de jeu de l’articulation. Donc, comme on ne lui a pas présenté de preuve médicale objective à jour et/ou une opinion qui indiquerait une détérioration des symptômes et justifierait une augmentation de l’évaluation, elle a convenu que l’évaluation actuelle de 5 % pour l’affection d’arthrite post-traumatique [à la] cheville gauche constitue une évaluation équitable et adéquate du degré d’invalidité de l’appelant.
La norme de contrôle
[10] La demande de M. Ladouceur se fonde, en partie, sur l’allégation que le Tribunal n’aurait pas fourni de motifs suffisants. Une question touchant la suffisance des motifs soulève une question d’équité procédurale, qu’il faut examiner selon la norme de la décision correcte : voir l’arrêt Canada (Procureur général) c. Fetherston, 2005 CAF 111.
L’analyse
[11]
L’évaluation faite par
le Tribunal des droits à pension d’une personne est guidée par la Table des
invalidités établie par le ministre en vertu du paragraphe 35(2) de la Loi
sur les pensions, L.R.C. 1985, ch. P‑6.
[12] La seule lésion ou pathologie de la cheville mentionnée dans la Table des invalidités est la « fusion osseuse de la cheville en position optimale ». La Table évalue cette lésion à 20 % de la valeur de la pension complète. La Table n’offre aucune ligne directrice particulière à l’égard du type de lésion dont souffre M. Ladouceur.
[13] M. Ladouceur demandait seulement que son évaluation soit portée de 5 % à 15 % et il faut noter que la valeur de 20 % indiquée par la Table ne représente pas nécessairement le plafond des prestations correspondant aux lésions de la cheville.
[14] Selon le Dr Barry Clark, conseiller médical auprès du ministère des Anciens combattants, une lésion à la cheville n’est généralement pas évaluée à plus de 20 %, mais cette règle souffre plusieurs exceptions. Le Dr Clark mentionne, par exemple, le cas d’une fusion de la cheville en position anormale qui, dit-il, justifierait une évaluation supérieure.
[15] Le Dr Clark a indiqué également qu’une articulation instable, ayant peu d’amplitude de mouvement et douloureuse pourrait justifier une évaluation supérieure à celle d’une fusion de l’articulation, qui n’est normalement pas douloureuse.
[16]
En l’espèce, la preuve
médicale indiquait que M. Ladouceur se plaignait fréquemment d’une
instabilité continue de la cheville, même s’il ne présentait pas de signes
cliniques d’une telle instabilité de l’articulation. De plus, le rapport du
médecin de famille de M. Ladouceur, le Dr Coutts,
indiquait que la cheville de M. Ladouceur lui causait une [traduction] « douleur
importante » et qu’elle était [traduction]
« d’une raideur incroyable ». L’examen d’IRM confirmait la présence
de modifications dégénératives à l’articulation.
[17] Ces éléments de preuve sont mentionnés dans l’énoncé des faits présenté par le Tribunal, mais il n’y est pas fait référence dans l’analyse très sommaire de la demande et il ne semble pas que le tribunal ait jamais considéré les conséquences de cette preuve sur l’évaluation de la demande de M. Ladouceur.
[18] Ce fait est particulièrement troublant à la lumière du témoignage du Dr Clark indiquant qu’une articulation très raide, douloureuse et instable pouvait vraisemblablement justifier une évaluation même supérieure au taux de 20 % recommandé dans le cas de la fusion d’une cheville en position optimale.
[19] Le Tribunal était saisi d’éléments de preuve contradictoires au sujet de la stabilité de la cheville de M. Ladouceur, mais il n’a fait aucun effort pour résoudre cette contradiction. Il s’est plutôt contenté de conclure à l’absence d’instabilité de l’articulation, sans aucune explication du cheminement suivi pour arriver à cette conclusion.
[20] De plus, l’affirmation du Tribunal selon laquelle [traduction] « il n’y a pas d’épanchement, de crépitation, d’instabilité ni de jeu de l’articulation » est troublante, dans la mesure où elle juxtapose trois circonstances ou symptômes aggravants à une capacité fonctionnelle qui réduirait vraisemblablement les droits à pension de la personne.
[21] En d’autres termes, le fait qu’il n’y ait ni épanchement ni crépitation ni instabilité de l’articulation tendrait vraisemblablement à jouer à l’encontre d’une augmentation des droits à pension, alors que la raideur articulaire – ou l’absence de jeu de l’articulation – pourrait vraisemblablement justifier une hausse des droits du demandeur. La phrase citée ci-dessus n’indique pas clairement si le Tribunal saisissait la différence.
[22] L’obligation pour les organes juridictionnels de fournir des « décisions motivées » a été reconnue par la Cour suprême du Canada notamment dans les arrêts Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 et R. c. Sheppard, [2002] 1 R.C.S. 869, 2002 CSC 26. Si la décision faisant l’objet du contrôle en l’espèce n’a pas la même importance pour M. Ladouceur qu’aurait une décision en matière criminelle ou en matière d’immigration, elle était néanmoins importante pour lui et il n’aurait pas dû être laissé dans le doute sur le raisonnement suivi par le tribunal pour arriver à sa conclusion.
[23] De plus, l’article 7 du Règlement sur le Tribunal des anciens combattants, DORS/87-601 prescrit expressément au Tribunal de fournir les motifs à l’appui de sa décision.
[24] L’avocate du défendeur, tout en concédant que les motifs donnés par le Tribunal en l’espèce ne sont pas aussi détaillés qu’on pourrait le souhaiter, s’appuie sur la décision de la Cour McTague c. Canada (Procureur général), [2000] 1 C.F. 647, pour dire qu’ils sont suffisants.
[25] L’examen des observations du juge Evans dans la décision McTague indique qu’il a effectivement dit que lorsque le Tribunal effectuait une évaluation en se fondant sur les faits spécifiques de l’espèce, il était irréaliste de s’attendre à ce qu’il analyse les faits d’autres affaires semblables. Ce n’est pas la situation que nous considérons en l’espèce.
[26] La décision qui fait l’objet du présent contrôle est essentiellement un exposé des éléments de preuve médicale, suivi de l’énoncé d’une conclusion. En accordant au Tribunal le bénéfice du doute et en présumant qu’il s’est penché sur la question, nous pouvons en déduire que le Tribunal n’a pas accepté que la douleur articulaire grave et la raideur dont souffrait M. Ladouceur lui donnaient droit à une pension supérieure à cinq pour cent. Mais les motifs du Tribunal ne nous en donnent pas la raison.
[27] Dans les circonstances, les motifs du Tribunal étaient insuffisants et ils ont entraîné un manquement à l’équité procédurale à l’égard de M. Ladouceur.
Conclusion
[28] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie avec dépens. L’affaire est renvoyée à une autre formation du Tribunal pour qu’elle rende une nouvelle décision.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCREITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-2127-05
INTITULÉ : ROGER LADOUCEUR
c.
LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
LIEU DE L’AUDIENCE : Toronto (Ontario)
DATE DE L’AUDIENCE : Le 27 novembre 2006
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : La juge Mactavish
DATE DES MOTIFS
ET DU JUGEMENT : Le 28 novembre 2006
COMPARUTIONS :
Yehuda Levinson POUR LE DEMANDEUR
Rina Li POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Levinson & Associates
Avocats
Toronto (Ontario) POUR LE DEMANDEUR
John H. Sims, c.r.
Sous-procureur général du Canada POUR LE DÉFENDEUR