Date : 20070116
Dossier : IMM-3048-06
Référence : 2007 CF 43
Edmonton (Alberta), le 16 janvier 2007
EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE MACTAVISH
ENTRE :
IRINA LENNIKOVA et
DIMITRI (DMITRI) LENNIKOV
et
ET DE L'IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Mikhail Alexander Lennikov, son épouse et son fils sont tous des citoyens de la Russie. La demande de résidence permanente de la famille au Canada a été rejetée parce qu'un agent d'immigration était d'avis que M. Lennikov était interdit de territoire au Canada en raison de son emploi antérieur au sein du KGB.
[2] La Section de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a confirmé cette conclusion. Elle a conclu que M. Lennikov avait été membre d'un groupe qui avait été l'auteur d'actes d'espionnage ou qui s'était livré à la subversion contre une institution démocratique, et qu'il était donc interdit de territoire au Canada. L'épouse et le fils de M. Lennikov ont aussi été interdits de territoire en tant que membres de la famille qui l'accompagnaient.
[3] Les demandeurs demandent le contrôle judiciaire de la décision de la Section de l'immigration, soutenant que la Commission a commis certaines erreurs en concluant que M. Lennikov avait été membre d'un groupe qui avait été l'auteur d'actes d'espionnage contre une institution démocratique. Pour les motifs suivants, je ne suis pas convaincue que la Commission ait commis les erreurs alléguées et, par conséquent, je rejetterai la demande.
Le contexte
[4] M. Lennikov a fréquenté l'Université d'État de l'Extrême-Orient dans l'ancienne U.R.S.S. Il était inscrit au département des études orientales, où il s'est spécialisé en langue japonaise.
[5] Alors qu'il fréquentait l'université, M. Lennikov travaillait à temps partiel comme interprète pour « Intourist », un organisme gouvernemental qui organisait des visites pour les touristes étrangers. Il était aussi le chef de la Kom So Mol, une ligue de jeunes communistes.
[6] M. Lennikov s'est rendu au Japon en octobre 1981 dans le cadre d'une visite organisée par la Kom So Mol. Peu avant que M. Lennikov se rende au Japon, un agent du KGB est entré en contact avec lui pour la première fois, un homme qu'il désigne uniquement par le nom « Maximov ». Maximov a demandé à M. Lennikov de faire une appréciation de la personnalité des étudiants de sa classe, qui étudiaient tous le chinois ou le japonais. Le KGB utilisait évidemment ce genre d’appréciations pour déterminer si certaines personnes pouvaient être autorisées à voyager à l'étranger.
[7] M. Lennikov déclare que fournir de tels renseignements faisait partie de son rôle en tant que leader étudiant à l'université.
[8] M. Lennikov soutient qu'avant son départ pour le Japon, Maximov lui a demandé de rester à l'affût de tout ce qui pourrait être digne d'intérêt alors qu'il se trouvait dans ce pays. M. Lennikov soutient qu'il a fait la connaissance de nombreux Japonais pendant son voyage et qu'ils lui ont laissé leurs cartes professionnelles.
[9] Lorsque M. Lennikov est revenu de son voyage au Japon, il a eu une rencontre avec Maximov au cours de laquelle il lui a donné les cartes des hommes d'affaires japonais, parce qu'il n'avait rien d'autre d'intéressant à lui communiquer.
[10] Maximov était évidemment très intéressé par les activités des policiers japonais alors qu'ils s'étaient trouvés à bord du bateau des étudiants russes, pendant qu'il était accosté dans les ports au Japon. Il s'intéressait aussi à un certain M. Sato, un député socialiste du parlement japonais dont le groupe avait fait la connaissance. M. Lennikov soutient qu'il n'avait été en présence de M. Sato que brièvement et qu'il ne pouvait pas fournir beaucoup de renseignements à son sujet.
[11] Maximov a repris contact avec M. Lennikov après qu’il eut reçu son diplôme de l'Université d'État d'Extrême-Orient et l'a avisé qu'il avait envoyé une demande à la Commission de distribution des emplois pour que M. Lennikov soit embauché par le KGB. La demande a été acceptée et M. Lennikov a commencé à travailler pour le KGB en août 1982.
[12] M. Lennikov soutient que même s'il ne voulait pas travailler pour le KGB, il avait l'impression qu'il n'avait pas le choix. Il ne craignait pas pour sa propre sécurité, mais il était d'avis que sa carrière et sa capacité à voyager à l'extérieur de l'U.R.S.S. auraient été compromises s'il avait refusé l'offre d'emploi du KGB.
[13] M. Lennikov a finalement accepté un poste d'agent au sein du premier service (ou premier département) dans la section japonaise du KGB au bureau de Vladivostok, au grade de lieutenant. Le premier service était responsable de la surveillance des hommes d'affaires japonais qui visitaient l'Union soviétique. M. Lennikov avait notamment pour responsabilité de traduire des documents japonais et de garder contact avec deux ou trois informateurs qui étaient étudiants au département des études orientales à l'Université d'État d'Extrême-Orient.
[14] De plus, M. Lennikov devait évaluer des informateurs potentiels au Japon et donner son avis quant à leur fiabilité.
[15] En 1984, dans l'exercice de ses fonctions au sein du KGB, M. Lennikov s'est rendu à Sapporo au Japon avec le gouverneur local. M. Lennikov a agi à titre d'interprète pendant le voyage, mais il soutient qu'il n'a pas effectué de tâches liées au renseignement alors qu'il se trouvait au Japon.
[16] M. Lennikov a ensuite été promu au rang de lieutenant principal. Malgré cet avancement professionnel, M. Lennikov n'était pas satisfait par son poste et, en 1985, il a préparé un rapport dans lequel il demandait une mutation au deuxième service du KGB, qui s'occupait du contre‑espionnage. M. Lennikov explique que ce rapport a embarrassé le directeur par intérim du premier service et qu'on l'a forcé à retirer sa demande. M. Lennikov soutient qu'on lui a offert de la formation qu'il attendait depuis longtemps, en échange du retrait de son rapport.
[17] En 1986, M. Lennikov a commencé à tenter de quitter le KGB, acceptant un poste d'assistant aux relations internationales pour le gouverneur de la province de Primorye. Alors qu'il travaillait pour le gouverneur, M. Lennikov est resté un employé du KGB et il a continué à recueillir des renseignements personnels au sujet d'étudiants de l'université pour le KGB.
[18] Lorsque le directeur du premier service à Vladivostok a été remplacé en 1986, M. Lennikov a demandé à quitter le KGB et à obtenir une mutation complète au bureau du gouverneur. Il n'a reçu aucune réponse à cette demande. Cependant, en 1987, il a été promu au rang de capitaine.
[19] En 1988, M. Lennikov a dû reprendre son poste au bureau local du KGB. Très insatisfait de la situation, il a préparé un rapport pour ses supérieurs dans lequel il détaillait les raisons pour lesquelles il ne convenait pas à un emploi au sein du KGB. Lorsque le directeur du premier service a pris congé, M. Lennikov a présenté son rapport au directeur du personnel. En novembre 1988, il a été congédié du KGB au motif qu'il était inapte au service.
[20] M. Lennikov a occupé divers autres postes après avoir quitté le KGB. Cependant, il a compris qu'il était perçu comme étant un traître parce qu'il avait embarrassé le KGB. M. Lennikov était inquiet pour sa sécurité et celle de sa famille et, en 1995, sa famille et lui ont quitté la Russie pour se rendre au Japon, où il a passé quelques années à faire de la recherche.
[21] En 1997, M. Lennikov a été accepté à l'Université de la Colombie-Britannique et sa famille et lui ont déménagé à Vancouver. Il est entré au Canada avec un permis d'études.
[22] En avril 1999, la famille a présenté une demande de résidence permanente au Canada et ils se sont présentés à une entrevue auprès d'un agent d'immigration. Après l'entrevue, l'agent a conclu que M. Lennikov était interdit de territoire au Canada en raison de son ancien emploi au sein du KGB.
[23] M. Lennikov s'est présenté à d'autres entrevues, à la suite desquelles un rapport a été préparé conformément au paragraphe 44(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). L'affaire a ensuite été renvoyée à la Section de l'immigration pour enquête.
La décision de la Section de l'immigration
[24] La Section de l'immigration a ciblé les deux questions auxquelles elle devait répondre. Premièrement, elle devait déterminer s'il y avait des motifs raisonnables de croire que le KGB était une organisation qui avait été l'auteure d'actes d'espionnage contre une institution démocratique, au sens où cette expression s'entend au Canada. Si la Commission concluait que c'était bien le cas, elle devait ensuite déterminer s'il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Lennikov avait été membre de cette organisation, au sens de l'alinéa 34(1)f) de la LIPR.
[25] La Commission a commencé son analyse en examinant la norme de preuve applicable à l'article 34 et a conclu que la norme de preuve fondée sur des « motifs raisonnables de croire » exige « davantage que de vagues soupçons ». Selon la Commission, il s'agit d'un critère peu exigeant, moins rigoureux que la prépondérance de la preuve en matière civile.
[26] Pour la Commission, il ne faisait aucun doute que le KGB était bien une organisation qui s’était livrée à des actes d'espionnage contre des institutions démocratiques. La Commission a cependant reconnu la complexité de la structure opérationnelle du KGB qui, à quelques différences près, était reproduite dans toutes les provinces de l'Union soviétique.
[27] La Commission s'est fondée sur diverses sources pour obtenir une définition d'espionnage, y compris l'arrêt Qu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 3 C.F. 3, 2001 CAF 299, et l'ancienne Loi sur les secrets officiels. En appliquant cette définition, la Commission a conclu que non seulement la première direction du KGB à Moscou se livrait à de l'espionnage (ce que les deux parties ont reconnu), mais le KGB « dans sa totalité » participait activement aux activités d'espionnage.
[28] La Commission a conclu que le KGB était un « État dans l'État ». Cette conclusion était fondée sur la preuve documentaire qui, entre autres, mentionnait que la raison d'être du KGB, dans tous les services, était de protéger la dictature de l'URSS en recueillant des renseignements internes et externes, et que l'objectif ultime était la consolidation de l'État.
[29] En ce qui a trait à la participation de M. Lennikov au sein du KGB, la Commission a examiné l'allégation selon laquelle il avait été forcé à travailler pour le KGB et qu'il ne pouvait pas refuser l'emploi sans danger, parce que sa vie et sa carrière en subiraient les conséquences. Elle a aussi examiné la déclaration du ministre selon laquelle M. Lennikov n’avait pas été forcé à travailler pour le KGB et que, s'il avait refusé l'offre d'emploi, il n'aurait subi aucun préjudice.
[30] La Commission a rejeté l'allégation de M. Lennikov au sujet de la coercition et a noté qu'il avait déclaré dans son témoignage qu'il ne craignait pas pour sa vie, mais plutôt pour sa carrière.
[31] La Commission a également fait remarquer que M. Lennikov possédait une grande connaissance du KGB. De plus, malgré les tentatives de M. Lennikov de minimiser sa contribution à l'organisation, la preuve documentaire et le bon sens dictaient tous deux qu'il avait dû savoir que les renseignements qu'il recueillait servaient au KGB pour de l'espionnage.
[32] Bien que la preuve n'eût pas nécessairement démontré que M. Lennikov s'était livré lui‑même à des actes d'espionnage, la Commission a conclu qu'il était clair qu'il avait au moins été complice de tels actes pendant ses années de service au sein du KGB.
[33] La Commission a aussi rejeté la description de M. Lennikov selon laquelle ses tâches étaient purement administratives. Bien qu'il n'eût pas reçu de formation sur les techniques d'espionnage, il était quand même responsable du traitement de dossiers complexes, traitement qui comprenait la traduction de documents, la supervision d'étudiants informateurs et la collecte de renseignements au sujet d'hommes d'affaires japonais.
[34] De plus, M. Lennikov a obtenu plusieurs promotions au sein du KGB, même s'il avait supposément intentionnellement causé des remous en demandant des mutations et en demandant son congédiement. La Commission a aussi noté que M. Lennikov a gardé ses liens avec le KGB après avoir quitté l'organisation.
[35] Finalement, la Commission a souligné que malgré les circonstances qui ont censément entouré le départ de M. Lennikov du KGB en 1988, son carnet de travail attestait tout de même qu'il avait continué à travailler pour le gouvernement soviétique jusqu'en 1991. De plus, il avait participé à des coentreprises avec le gouvernement et il avait quitté le Japon de 1994 à 1997 pour retourner enseigner au département des études orientales de l'Université de Vladivostok dans le cadre d'un échange entre universités.
[36] De plus, aucune preuve ne démontrait que M. Lennikov ou sa famille avaient subi un préjudice quelconque du fait de son départ du KGB au cours des huit ans qui ont précédé son arrivée au Canada.
[37] La Commission a donc conclu que M. Lennikov était une personne visée à l'alinéa 34(1)f) de la LIPR et une mesure d'expulsion a été prise contre lui. Des mesures d'expulsion ont aussi été prises contre l'épouse et le fils de M. Lennikov en tant que membres de la famille l’accompagnant.
Les dispositions légales
[38] La Commission a tiré sa conclusion d'interdiction de territoire en application de l'article 34 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, dont les extraits pertinents sont les suivants :
34. (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :
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34. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for
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a) être l’auteur d’actes d’espionnage ou se livrer à la subversion contre toute institution démocratique, au sens où cette expression s’entend au Canada;
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(a) engaging in an act of espionage or an act of subversion against a democratic government, institution or process as they are understood in Canada;
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[…]
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[…] or
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f) être membre d'une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle est, a été ou sera l'auteur d'un acte visé aux alinéas a), b) ou c).
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(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b) or (c). |
[39] Pour tirer la conclusion fondée sur l'article 34 de la Loi, la Commission a été guidée par l'article 33 de LIPR, qui prévoit que :
33. Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.
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33. The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur. |
Observations générales au sujet de la norme de contrôle
[40] Après avoir effectué une analyse pragmatique et fonctionnelle, la Cour d'appel fédérale a conclu dans l'arrêt Poshteh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 3 R.C.F. 487, 2005 CAF 85, que la Section de l'immigration a qualité d’expert pour l'établissement des faits, ce qui commande une retenue considérable à l'égard de ses conclusions de fait. J'en conclus que cela signifie que la décision manifestement déraisonnable est la norme de contrôle applicable à de telles conclusions.
[41] De plus, la Cour d'appel fédérale a aussi conclu que les questions mixtes de fait et de droit, y compris celles qui comportent des points de droit portant sur l'interprétation du terme « membre », ont droit à une certaine retenue et que la décision raisonnable est la norme de contrôle applicable.
[42] J'examinerai la norme de contrôle applicable aux questions soulevées par M. Lennikov au cours de mon analyse de chacune de ces questions.
La norme de preuve : les motifs raisonnables de croire
[43] Avant d’examiner les arguments de M. Lennikov, il est utile de bien comprendre la norme de preuve requise lorsque l'on détermine qu'il y a interdiction de territoire au sens de l'article 34 de la LIPR. C'est-à-dire, que signifie « motifs raisonnables de croire »?
[44] Dans l'arrêt Mugesera c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 2 R.C.S. 100, [2005] A.C.S. no 39, 2005 CSC 40, la Cour suprême du Canada a conclu que la norme de preuve correspondant à l’existence de « motifs raisonnables de croire » exigeait davantage qu’un simple soupçon, mais restait moins stricte que la prépondérance de la preuve applicable en matière civile : voir paragraphe 114.
[45] La norme applicable étant établie, j'examinerai maintenant les arguments de M. Lennikov.
Le KGB en tant qu'institution monolithique
[46] Bien qu'il ait reconnu que la première direction du KGB se livrait bien à des actes d'espionnage, M. Lennikov soutient que la Commission a commis une erreur en considérant le KGB comme une organisation monolithique dont le seul intérêt portait sur des activités liées à l'espionnage. Selon M. Lennikov, si c'était le cas, toute personne ayant déjà travaillé pour le KGB, à quel titre que ce soit, serait interdite de territoire en vertu de l'alinéa 34(1)f) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés.
[47] M. Lennikov fait remarquer que le KGB était le service de la sécurité d'État de l'ancienne Union soviétique et qu’il exerçait de nombreuses fonctions gouvernementales légitimes portant sur la sécurité de l'État, telles que la sécurité des frontières et la réglementation de l'immigration, en plus des activités d'espionnage.
[48] À l'appui de son argument selon lequel la Commission a commis une erreur en n'examinant pas si le service même pour lequel il travaillait au bureau du KGB à Vladivostok se livrait à des actes d'espionnage, M. Lennikov invoque la décision du commissaire Nupponen dans l'affaire Personne concernée c. Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, décision A4-00550. Dans cette affaire, la Commission a analysé attentivement la preuve portant sur les activités du KGB et a conclu qu'il serait inapproprié de déclarer que le KGB en entier était une organisation qui se livrait à des actes d'espionnage sans qu'il y ait eu une analyse précise des fonctions de la personne en question au sein de l'organisation.
[49] La question de savoir si une organisation est visée par le paragraphe 34(1) de la LIPR a déjà été examinée par la Cour au regard de la norme de la décision raisonnable : voir, par exemple, la décision Kanendra c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 923, [2005] A.C.F. no 1156, au paragraphe 12 (C.F.), dans laquelle la Cour a adopté l'analyse pragmatique et fonctionnelle effectuée par le juge Rothstein, alors juge de la Cour d'appel fédérale, dans l’arrêt Poshteh, précité.
[50] Il s'agit donc de déterminer si les motifs exposés par la Commission à l’appui de ses conclusions sur les activités du KGB peuvent résister à un examen assez poussé : voir Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997]1 R.C.S. 748, 144 D.L.R. (4th) 1, au paragraphe 56.
[51] L’examen de la preuve documentaire révèle que l'organisation centrale du KGB était divisée en diverses directions, qui avaient chacune des responsabilités différentes. À ce sujet, il importe de rappeler que M. Lennikov a reconnu que la première direction du KGB se livrait en effet à des actes d'espionnage.
[52] La Commission a aussi conclu que l’organisation centrale du KGB était reproduite dans les provinces, à quelques différences près dans la nomenclature des départements des directions provinciales. La Commission a noté comme exemple que le terme « direction » était utilisé dans l’organisation centrale, alors que le terme « département » était utilisé dans les provinces.
[53] À cet égard, il convient de répéter que M. Lennikov travaillait pour le premier service (ou premier département) dans la section japonaise du bureau du KGB à Vladivostok.
[54] La Commission a examiné attentivement la preuve documentaire avant de conclure que « le KGB se consacrait à la consolidation et à l’expansion de l’URSS dans sa totalité, que l’espionnage au sens donné à l’article sur l’interdiction de territoire était une source normale de collecte d’information et que la première direction à Moscou n’était pas la seule qui se livrait à des activités d’espionnage ».
[55] Cette conclusion était amplement étayée par la preuve documentaire présentée à la Commission, y compris par les documents présentés par M. Lennikov lui-même. Ce que M. Lennikov conteste, c'est l'importance que la Commission a accordée à la preuve documentaire, et le fait que le commissaire en l'espèce a évalué la preuve différemment que l’avait fait le commissaire Nupponen dans la décision citée par M. Lennikov.
[56] Il n'appartient pas à la Cour, dans le cadre d'un contrôle judiciaire, de réévaluer la preuve présentée à la Commission. En l'espèce, la preuve présentée à la Commission lui permettait raisonnablement de conclure comme elle l’a fait quant à la nature du KGB comme organisation et je ne vois aucune raison de modifier cette conclusion.
[57] De plus, la preuve présentée à la Commission démontrait amplement que peu importe la structure du KGB, le travail même de M. Lennikov lui-même, tel que le recrutement d'informateurs au Japon et la communication de renseignements à la première direction au sujet d'informateurs potentiels, était directement lié à l'espionnage.
[58] La Commission n'a pas cru l’affirmation de M. Lennikov selon laquelle il ne savait pas à quoi servaient les renseignements qu'il fournissait à la première direction. Il s'agit d'une conclusion de fait qui commande une grande retenue. Vu les documents présentés à la Commission et le fait que M. Lennikov a montré qu'il avait une très bonne connaissance de l'organisation du KGB, je suis convaincue que la conclusion de la Commission à ce sujet était entièrement raisonnable.
L'argument portant sur l'analyse de la complicité
[59] M. Lennikov soutient que la Commission a commis une erreur en appliquant le principe de la complicité établi dans le contexte de la section F de l'article premier de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, à la question de l'appartenance à une organisation au sens de l'alinéa 34(1)f) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés.
[60] Selon M. Lennikov, une analyse qui aurait recours au principe de complicité au sens de l'article 34 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés élargirait la portée de l'article à un point tel que, par exemple, tout États-Unien qui travaille pour le Département de la Sécurité intérieure des États-Unis, que ce soit comme garde-frontière, secrétaire ou comptable, serait interdit de territoire au Canada.
[61] Il convient de noter dès le départ que la Cour a déjà rendu des décisions selon lesquelles la jurisprudence qui définit la complicité, telle qu'elle a évolué dans le contexte des exclusions, s'applique également à au moins une des dispositions d'interdiction de territoire de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés : voir Zazai c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2005] 2 R.C.F. 78, 2004 CF 1356, au paragraphe 49, jugement confirmé par 2005 CAF 303. Voir aussi Murillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 3 C.F. 287, 2002 CFPI 1240.
[62] Comme la Cour d'appel fédérale l'a noté au paragraphe 13 de l'arrêt Zazai, la complicité n'est pas un crime comme tel, mais est plutôt une modalité de la perpétration d'un crime. Cela établi, il vaut peut-être la peine de mentionner que tant l'affaire Zazai que l'affaire Murillo portaient sur des conclusions d'interdiction de territoire tirées en application de l'article 35 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, ou de l'ancienne disposition de la Loi sur l'immigration, en raison de la participation du demandeur à des crimes contre l'humanité. En revanche, l'affaire en l'espèce porte sur l'article 34 de la Loi, qui traite de l'interdiction de territoire pour des raisons de sécurité.
[63] Ceci dit, je n'ai pas à rendre une décision de portée générale quant à savoir s'il est approprié, en droit, de faire une analyse ayant recours au principe de complicité pour déterminer si une personne est membre d'une organisation qui s'est livrée à des actes d'espionnage contre une institution démocratique.
[64] Je n’ai pas à le faire parce qu'en l'espèce, M. Lennikov lui-même a soulevé la question, puisqu'il a soutenu devant la Section de l'immigration qu’elle ne devait pas conclure qu'il avait été membre d'une organisation qui se livrait à des actes d'espionnage, compte tenu du fait qu'il avait été forcé à travailler pour le KGB contre son gré et qu'il ne l'avait pas fait volontairement.
[65] Pour évaluer la crédibilité du témoignage de M. Lennikov à ce sujet, il était tout à fait raisonnable, il me semble, que la Commission examine les circonstances entourant sa nomination au KGB, la nature des fonctions qu’il y exerçait, s'il lui avait été possible de quitter le KGB et s'il l'avait fait à la première occasion raisonnable.
[66] En d'autres mots, comme il avait lui-même soulevé la question du caractère volontaire de sa participation en l'espèce, M. Lennikov ne peut pas maintenant soutenir que la Commission a commis une erreur en examinant des facteurs pertinents quant à cette question.
[67] Avant de passer à la prochaine question, je tiens à signaler que les conclusions de la Commission au sujet des circonstances entourant l'embauche et le renvoi de M. Lennikov du KGB étaient amplement étayées par la preuve dont elle était saisie, en particulier par les propres admissions de M. Lennikov. À cet égard, je suis convaincue que la Commission pouvait raisonnablement conclure que M. Lennikov n'avait pas fait l’objet de coercition au point que ses activités ne pouvaient pas être qualifiées de volontaires.
La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que les hommes d'affaires japonais étaient membres d'une association commerciale?
[68] M. Lennikov soutient que la Commission a commis une erreur en concluant que les hommes d'affaires japonais dont il avait fait la connaissance lors de son voyage au Japon étaient membres d'une association commerciale, qui est une institution démocratique visée au paragraphe 34(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, au sens où ce terme a été interprété dans des décisions telles que l'arrêt de la Cour d'appel fédérale Qu c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), précité, au paragraphe 46.
[69] Il n'est pas nécessaire d'examiner cette question en détail, à savoir si les hommes d'affaires japonais étaient membres d'une association qui est une institution démocratique au sens de l'article 34 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, puisque M. Lennikov a lui‑même admis qu'il avait fourni au KGB des renseignements qui devaient permettre à l'organisation de recruter des informateurs au Japon.
La question d'équité
[70] Finalement, M. Lennikov soutient que la Commission s’est montré inéquitable en se fondant sur la conclusion qu'il s'était lui-même livré à des actes d'espionnage, compte tenu du fait que le ministre avait déclaré à la Commission que M. Lennikov n'était pas soupçonné de s'être activement livré à des actes d'espionnage au sens de l'alinéa 34(1)a) de la LIPR, mais qu'il avait seulement été membre d'une organisation qui avait été l'auteure d'actes d'espionnage au sens de l'alinéa 34(1)f).
[71] La décision correcte est la norme de contrôle applicable aux questions d'équité procédurale. C'est-à-dire qu'il n'est pas nécessaire d'effectuer une analyse pragmatique et fonctionnelle quant il est question d'équité procédurale – la Cour doit déterminer si la procédure était équitable ou non, compte tenu de toutes les circonstances pertinentes : Sketchley c. Canada (Procureur général), [2005] A.C.F. no 2056, 2005 CAF 404, aux paragraphes 52 et 53.
[72] Bien qu'il soit vrai que la Commission a brièvement mentionné dans sa décision la participation directe de M. Lennikov à des activités d'espionnage, en fin de compte, elle a conclu que M. Lennikov était interdit de territoire en vertu de l'alinéa 34(1)f) de la Loi. De plus, l'analyse de la Commission a toujours été fondée sur la participation de M. Lennikov à une organisation qui se livrait à des actes d'espionnage.
[73] Aucune conclusion n'a été tirée aux termes de l'alinéa 34(1)a) au sujet de M. Lennikov. En effet, la Commission a précisément reconnu que la preuve dont elle était saisie n'aurait peut-être pas été suffisante pour justifier une conclusion aux termes de cette disposition.
[74] Dans les circonstances, je ne suis pas convaincue que la Commission ait manqué au principe d'équité procédurale.
Conclusion
[75] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.
Certification
[76] M. Lennikov a proposé une question pour la certification concernant la pertinence de l'analyse que la Commission a effectuée relativement à la complicité. Comme je l'ai mentionné, la Commission a effectué cette analyse en réponse à l'argument que M. Lennikov a lui-même soulevé, selon lequel il ne devait pas être tenu responsable de son travail au sein du KGB puisque sa participation à l'organisation était involontaire.
[77]
Ma décision au sujet de la pertinence de l'examen de la Commission
en ce qui a trait aux facteurs de complicité ne porte pas sur la pertinence de
ce type d'analyse en tant que question de portée générale, mais elle est plutôt
limitée aux faits particuliers de la présente affaire. Je ne suis donc pas
persuadée que la question propre à pour la certification et je refuse de la
certifier.
JUGEMENT
LA COUR STATUE QUE :
1. la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée;
2. aucune question grave de portée générale n'est certifiée.
Traduction certifiée conforme
Evelyne Swenne, traductrice
Cour fédérale
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
Dossier : IMM-3048-06
INTITULÉ : MIKHAIL ALEXANDER LENNIKOV ET AL c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION
LIEU DE L'AUDIENCE : Vancouver (Colombie-Britannique)
DATE DE L'AUDIENCE : Le 9 novembre 2006
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT : La juge Mactavish
DATE DES MOTIFS : LE 16 JANVIER 2007
COMPARUTIONS :
Darryl Larson POUR LE DEMANDEUR
Peter Bell POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
EMBARKATION LAW GROUP
Vancouver (Colombie-Britannique) POUR LE DEMANDEUR
John H. Sims, c.r.
Sous-procureur général du Canada POUR LE DÉFENDEUR
Vancouver (Colombie-Britannique)