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Date : 20061221

Dossier : T-693-06

Référence : 2006 CF 1542

Ottawa (Ontario), le 21 décembre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE STRAYER

 

ENTRE :

SMART & BIGGAR

demandeur

et

 

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

 

et

 

SCOTT PAPER LIMITED

défenderesse

 

DEMANDE PRÉSENTÉE EN VERTU de l'alinéa 300d)

des Règles de la Cour fédérale (1998) et de l'article 56

de la Loi sur les marques de commerce, L.C. 1985, ch. T-13,

dans sa forme modifiée

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

Introduction

[1]               Il s'agit d'un appel interjeté en vertu du paragraphe 56(5) de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. 1985, ch. T‑13 (la Loi), à l'encontre d'une décision rendue le 24 novembre 2005 pour le compte du registraire des marques de commerce (le registraire) en vertu de l'article 45 de la Loi, laquelle maintenait l'enregistrement de la marque de commerce VANITY de la défenderesse, Scott Paper Limited (Scott).

 

Les faits

[2]               Scott a acquis la marque de commerce par suite d'une cession en 1985. À la demande du cabinet Smart & Biggar, le registraire a donné à Scott, le 29 avril 2002, l'avis prévu à l'article 45 lui enjoignant de fournir une preuve d'emploi de la marque de commerce au cours des trois années antérieures.

 

[3]               Scott a déposé comme unique preuve l'affidavit d'Alejandro Teijeira. Cet affidavit n'expliquait aucunement pourquoi la marque de commerce n'avait pas été employée. La seule explication relative à l'existence de « circonstances spéciales » indiquant pourquoi l'enregistrement ne devait pas être annulé était qu'au mois d'octobre 2001, c’est-à-dire environ six mois avant l'envoi de l'avis prévu à l'article 45, Scott a commencé à élaborer des plans en vue de fabriquer et de vendre des produits de papier en liaison avec la marque de commerce VANITY. Le déposant a joint à son affidavit une pièce consistant en une copie du « Plan de marketing pour 2002 » de Scott, comprenant un plan qui visait censément à [traduction] « lancer de nouveau la marque VANITY au cours du deuxième trimestre de 2002 ». Il fallait donc se préparer à fabriquer les produits envisagés. Selon le déposant, les premières ventes de ce produit ont eu lieu en juin 2002. Le déposant a enfin affirmé que Scott n'avait jamais eu l'intention d'abandonner la marque de commerce avant ou après la date de l'avis prévu à l'article 45(1).

 

[4]               Dans sa décision, l'agent d’audience principal agissant pour le compte du registraire (l'agent) a examiné l'affidavit. Il a d'abord fait remarquer que l'enregistrement de la marque de commerce s'appliquait aux « papiers et produits de papier » mais que, dans l'affidavit, il n'était pas fait mention de son emploi en liaison avec du « papier ». L'agent a donc conclu que ces mots devaient être radiés de l’état déclaratif des marchandises qui avait été enregistré. En ce qui concerne les « produits de papier », l'agent a fait remarquer que le paragraphe 45(1) de la Loi exige qu'en réponse à un avis, l'inscrivant indique la date à laquelle la marque a été employée pour la dernière fois et la raison du défaut d'emploi. Or, la preuve par affidavit soumise par Scott n'indiquait ni l’une ni l’autre. L'agent a néanmoins statué qu'il pouvait appliquer le paragraphe 45(3), dont voici le texte :

45. (3) Lorsqu'il apparaît au registraire, en raison de la preuve qui lui est fournie ou du défaut de fournir une telle preuve, que la marque de commerce, soit à l'égard de la totalité des marchandises ou services spécifiés dans l'enregistrement, soit à l'égard de l'une de ces marchandises ou de l'un de ces services, n'a été employée au Canada à aucun moment au cours des trois ans précédant la date de l'avis et que le défaut d'emploi n'a pas été attribuable à des circonstances spéciales qui le justifient, l'enregistrement de cette marque de commerce est susceptible de radiation ou de modification en conséquence.

 

[Non souligné dans l’original.]

 

45. (3) Where, by reason of the evidence furnished to the Registrar or the failure to furnish any evidence, it appears to the Registrar that a trade-mark, either with respect to all of the wares or services specified in the registration or with respect to any of those wares or services, was not used in Canada at any time during the three year period immediately preceding the date of the notice and that the absence of use has not been due to special circumstances that excuse the absence of use, the registration of the trade-mark is liable to be expunged or amended accordingly.

 

 

[Emphasis added]

 

[5]               En l'absence d'une preuve concernant le dernier emploi, l'agent a considéré que la date de l'enregistrement au nom de Scott était la date du dernier emploi étant donné que Scott n'avait produit aucune preuve indiquant qu'elle avait déjà employé cette marque. Étant donné que la marque avait été cédée à Scott en 1989, l'agent a conclu que la marque n'avait pas été employée pendant 13 ans. L'agent a en outre déduit de l'absence de preuve des motifs justifiant le défaut d'emploi que « le défaut d'emploi résultait d'une décision volontaire et délibérée du propriétaire inscrit ».

 

[6]               L'agent a retenu l'argument de l'inscrivant, selon lequel il faut tenir compte de trois critères pour décider s'il existe des circonstances spéciales « permettant de justifier le défaut d'emploi » d'une marque de commerce pendant une période de trois ans. Il s'agit des critères suivants :

1.               la durée du non‑emploi;

2.               la question de savoir si le non‑emploi est attribuable à des circonstances indépendantes de la volonté de l'inscrivant;

3.               l'xistence d'une intention sérieuse de reprendre l'emploi de la marque à bref délai.

 

Ces critères étaient fondés sur l'arrêt Registraire des marques de commerce c. Harris Knitting Mills Ltd. (1985), 4 C.P.R. (3d) 488 (C.A.F.), qui a par la suite été suivi par la Section de première instance de la Cour fédérale dans des décisions telles que Ridout and Maybee c. Sealy Canada Ltd. (1999), 87 C.P.R. (3d) 307. L'agent a conclu que Scott n'avait pas employé la marque de commerce pendant 13 ans avant de recevoir l'avis prévu à l'article 45 et que le non‑emploi résultait d’une décision volontaire et délibérée de la part de Scott, mais il a néanmoins conclu qu'étant donné que Scott avait commencé, environ six mois avant de recevoir l'avis, à élaborer des plans sérieux afin de lancer un nouveau produit sous la marque de commerce VANITY, plan qui avait été mis en oeuvre par la vente du produit environ deux mois après la signification de l'avis, cela montrait clairement que « la marque de commerce de l'inscrivant n'[était] pas morte ». L'agent a donc conclu que « l'inscrivant a déposé des éléments de preuve qui peuvent être qualifiés de circonstances spéciales justifiant le défaut d'emploi de la marque de commerce en ce qui concerne les produits de papier » (voir la décision de l'agent, dossier du demandeur, onglet A, paragraphe 28). Ce faisant, l'agent s'est fondé sur deux décisions de la Cour, Ridout and Maybee c. Sealy Canada Ltd., précitée, et Oyen Wiggs Green & Mutala c. Pauma Pacific Inc. (1997), 84 C.P.R. (3d) 287 (C.A.F.).

 

[7]               Le demandeur interjette appel de cette décision en affirmant que l'agent n'avait devant lui aucune « circonstance spéciale » susceptible de « justifier » le défaut d'emploi nécessaire en vertu du paragraphe 45(3) de la Loi.

 

Analyse

La norme de contrôle

[8]               Je retiens l'analyse effectuée par la majorité des juges de la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Brasserie Molson c. John Labatt Ltd. (1999), 5 C.P.R. (4th) 180, paragraphe 29, où il a été statué que, dans les appels interjetés en vertu de l'article 56 de la Loi où aucun élément de preuve n'est produit, la décision du registraire doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable simpliciter. Tel est ici le cas. En l'espèce, il n'y a pas de clause privative, mais il faut faire preuve de retenue envers le registraire qui, selon l'économie de la Loi, est réputé posséder une certaine expertise en la matière.

 

Critères établis pour l'application du paragraphe 45(3) de la Loi

[9]               L'arrêt qui fait autorité sur ce point, que la plupart des décisions ultérieures et notamment celle de l'agent respectent en apparence, est l'arrêt Registraire des marques de commerce c. Harris Knitting Mills Ltd., précité. Il s'agissait d'un appel d'une décision par laquelle un juge de la Section de première instance avait annulé la décision du registraire et avait rétabli un enregistrement qui avait été annulé en vertu d'une disposition correspondant à l'article 45 de la Loi. Au paragraphe 8, la Cour a souligné que l'inscrivant devait démontrer l'existence de « circonstances spéciales » et elle a précisé qu'il doit s'agir de circonstances « qui ne se retrouvent pas dans la majorité des cas de défaut d'emploi d'une marque ». Il a été souligné qu'il doit y avoir des circonstances qui, par leur nature, « justifient » le non‑emploi. La Cour a ajouté ce qui suit, au paragraphe 9 :

Il est impossible de dire de façon précise ce que doivent être les circonstances dont parle le paragraphe 44(3) pour justifier le défaut d'emploi d'une marque. On peut cependant souligner l'importance à cet égard de la durée du défaut d'emploi et de la probabilité qu'il se prolonge longtemps; en effet, des circonstances peuvent justifier un défaut d'emploi pour un bref laps de temps sans pour autant justifier un défaut d'emploi prolongé. Il est capital, aussi, de savoir dans quelle mesure le défaut d'emploi est attribuable à la seule volonté du propriétaire de la marque plutôt qu'à des obstacles indépendants de lui. On ne voit pas bien pourquoi on excuserait le défaut d'emploi attribuable à la seule volonté du propriétaire de la marque.

 

[Non souligné dans l'original.]

 

 

Dans cette affaire, certains éléments de preuve montraient que les vêtements associés à la marque de commerce en question n'étaient plus à la mode et que l'inscrivant avait donc cessé d'employer la marque de commerce. Toutefois, étant donné que la mode avait de nouveau changé, il avait repris l'emploi de la marque de commerce environ 18 mois après qu'un avis lui eut été donné en vertu d'une disposition qui était l’équivalente de l'article 45. La Cour d'appel fédérale semble n'avoir accordé aucune importance à l'explication donnée sur le plan commercial à l'appui du non‑emploi de la marque de commerce ou au fait que l'inscrivant avait repris l'emploi de la marque lorsque les circonstances ont changé. La Cour a donc accueilli l'appel et elle a rétabli l'ordonnance de radiation du registraire.

 

[10]           En l'espèce, l'agent a expressément mentionné l'arrêt Registraire des marques de commerce c. Harris Knitting Mills Ltd., précité, mais il ne semble pas avoir accordé d'importance à la remarque qui y a été faite, à savoir :

On ne voit pas bien pourquoi on excuserait le défaut d'emploi attribuable à la seule volonté du propriétaire de la marque.

 

 

L'agent a expressément conclu qu'en l'espèce, le défaut d'emploi « résultait d'une décision volontaire et délibérée du propriétaire inscrit » (voir la décision de l'agent, dossier du demandeur, onglet A, paragraphe 20).

 

[11]           Il m'est difficile de comprendre, au point de vue du droit, comment une intention véritable d'employer une marque de commerce, même si elle a été formée avant la signification de l'avis prévu à l'article 45, peut « justifier le défaut d'emploi » pendant trois ans étant donné que ces trois années ont été précédées d'une autre période de dix ans au cours de laquelle la marque n'a pas été employée. Excuserait‑on un élève qui fait l'école buissonnière pendant un mois et qui, lorsqu'on le met devant la situation, démontre que, même s'il ne pouvait pas expliquer ses absences passées, il avait réellement l'intention de retourner à l'école la semaine suivante?

 

[12]           L'agent s'est fondé, comme le fait la défenderesse Scott en l'espèce, sur deux décisions postérieures à l'arrêt Registraire des marques de commerce c. Harris Knitting Mills Ltd., précité, à savoir les décisions Oyen Wiggs Green & Mutala et Ridout and Maybee, précitées. Je crois qu'il est possible de faire une distinction à leur égard. Dans Oyen Wiggs Green & Mutala, il a été démontré que le défaut d'emploi avait duré moins de trois ans, à une époque où le délai, en vertu de l'article 45, était de deux ans, et le registraire a maintenu l'enregistrement. Le juge de la Section de première instance a refusé en appel de modifier la décision du registraire, et la Cour d'appel fédérale a également refusé de le faire. Dans de brefs motifs prononcés à l'audience, la Cour d'appel a mentionné l'arrêt Registraire des marques de commerce c. Harris Knitting Mills Ltd., sans mentionner la remarque précitée que le juge Pratte avait faite dans cette décision :

On ne voit pas bien pourquoi on excuserait le défaut d'emploi attribuable à la seule volonté du propriétaire de la marque.

 

 

Toutefois, il n'a pas été conclu dans cette décision que le défaut d'emploi résultait d'une décision délibérée de l'inscrivant et la Cour d'appel fédérale n'était pas prête à mettre en question la position du registraire, telle que l'avait confirmée la Section de première instance de la Cour fédérale, à savoir que la preuve de la prise de mesures visant à permettre de reprendre l'emploi avant que l'avis prévu à l'article 45 soit donné était suffisante pour établir l'intention d'employer la marque.

 

[13]           Dans la décision Ridout and Maybee, précitée, le juge de première instance a conclu que la période de non‑emploi était d'un peu plus de trois ans. Le juge a conclu que l'inscrivant n'avait pas prouvé que le non‑emploi était attribuable à des circonstances spéciales indépendantes de sa volonté, mais certains éléments de preuve montraient clairement que, pendant la période pertinente, l'inscrivant envisageait de recommencer à employer la marque et l'avait fait après la signification de l'avis. Ces faits sont fort différents de ceux de l'espèce, puisque dans ce cas‑ci, le non‑emploi a duré 13 ans; en fait, rien ne montrait un emploi de la part de l'inscrivant avant que l'avis prévu à l'article 45 soit donné. Avec égards, je suis également porté à accorder beaucoup plus de poids au fait que l'agent a conclu que le non‑emploi n'était pas attribuable à des circonstances indépendantes de la volonté de l'inscrivant. Je crois que l'application de ce facteur pour refuser une excuse serait conforme en droit avec la position que la Cour d'appel fédérale a adoptée dans l'arrêt Registraire des marques de commerce c. Harris Knitting Mills Ltd., précité.

 

[14]           Dans les décisions rendues par le registraire et par la cour, il est à maintes reprises mentionné que l'article 45 vise à enlever le « bois mort » du registre. On semble donner à entendre que si l'inscrivant a réellement l'intention d'employer la marque de commerce, cette marque ne devrait pas être radiée dans le cadre de procédures engagées en vertu de l'article 45. Avec égards, je crois qu'il est important de se rappeler que le droit à l'enregistrement d'une marque de commerce et de le conserver est fondé en droit sur l'emploi de la marque de commerce. Comme l'ancien juge en chef Thurlow l'a dit dans l'arrêt Aerosol Fillers Inc. c. Plough (Canada) Ltd. (1980), 53 C.P.R. (2d) 62 (C.A.F.), à la page 66 :

[...] Il n'est pas permis à un propriétaire inscrit de garder sa marque s'il ne l'emploie pas, c'est‑à‑dire s'il ne l'emploie pas du tout ou s'il ne l'emploie pas à l'égard de certaines des marchandises pour lesquelles cette marque a été enregistrée.

 

 

[15]           J'ai donc conclu que l'agent a commis une erreur dans son application du droit aux faits lorsqu'il a conclu que la période de non‑emploi de trois ans (précédée d'une période additionnelle de non‑emploi de dix ans) attribuable à une décision délibérée de l'inscrivant pouvait être « justifiée » pour l'application du paragraphe 45(3) parce que l'inscrivant avait l'intention d'employer la marque dans un avenir rapproché. Selon moi, cela n'est pas raisonnable : cela ne résiste pas à un examen minutieux.

 

Dispositif

Pour ces motifs, j'annulerai la décision du registraire et j'ordonnerai que la marque de commerce soit radiée. J'adjugerai les dépens au demandeur.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    T-693-06

 

INTITULÉ :                                                   SMART & BIGGAR

                                                                        c.

                                                                        AGC et al.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                             TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                           LE 7 DÉCEMBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT 

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE STRAYER

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 21 DÉCEMBRE 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Andrea Rush

Joanna Fine

POUR LE DEMANDEUR

 

Christopher J. Pibus

Taren Wilkens

 

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

HEENAN BLAIKIE LLP

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

GOWLING LAFLEUR

HENDERSON LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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