Date : 20061221
Dossier : IMM-2028-06
Référence : 2006 CF 1537
Ottawa (Ontario), le 21 décembre 2006
En présence de monsieur le juge Blanchard
ENTRE :
Gerson Alejandr PEREZ BURGOS
Claudia Yaneth CHAIDEZ CALDERON
Yaneth Alejandr PEREZ CHAIDEZ
Gerson Alejandr PEREZ CHAIDEZ
Demandeurs
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
Défendeur
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] La présente porte sur une demande de contrôle judiciaire, déposée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 (ci-après la LIPR), d’une décision datée le 4 avril 2006 de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, Section de la protection des réfugiés (ci-après la Commission). La demande d’asile des demandeurs a été rejetée.
[2] Le demandeur réclame de cette Cour qu’elle casse la décision de la Commission et qu’elle renvoie le dossier devant un tribunal autrement constitué.
2. Contexte factuel
[3] Le 19 octobre 2005, une demande d’asile a été présentée à la Commission par Madame Claudia Yaneth Chaidez Calderon, la demanderesse principale; par son mari, Gerson Alejandro Perez Burgos; et par leurs deux enfants, Yaneth Alejandra Perez Chaidez et Gerson Alejandro Perez Chaidez; tous citoyens du Mexique.
[4] Les faits à l’origine de la demande d’asile ont pris naissance alors que la demanderesse principale exploitait, dans la localité d’Obregón, un commerce de réparation d’appareils électroménagers qu’elle a ouvert en juin 2003. En juillet 2005, un commandant de la police, appelé Francisco Chico lui aurait offert sa protection en échange d’argent ou de faveurs sexuelles, ce qu’elle a refusé. Monsieur Perez Burgos, ayant été informé par son épouse de cet incident, aurait abordé le policier en question et des menaces encore plus graves aurait alors été proférées.
[5] Le 10 août 2005, Monsieur Perez Burgos a déposé une plainte auprès du Ministère public de l’Obregón contre Francisco Chico pour extorsion.
[6] Le 21 août 2005, la voiture de Monsieur Perez Burgos a été volée. Il a dénoncé ce vol à la police et a indiqué qu’il soupçonnait Francisco Chico. Plus tard dans la journée, le demandeur a été agressé dans une petite rue mal éclairée par deux hommes, qui auraient alors déchiré la plainte qu’il avait déposée.
[7] Le 31 août 2005, les demandeurs se sont réfugiés dans la ville de Cucliacan dans l’État de Sinaloa, soit à une distance d’environ sept heures de Obregón.
[8] Le 12 septembre 2005, alors que la demanderesse principale sortait de la maison où sa famille était cachée, elle aurait aperçu un des policiers qu’elle voyait souvent en compagnie de Chico Francisco. Un peu après, un homme lui aurait dit d’être prudente, car des personnes étaient à sa recherche. Cette même journée, les demandeurs ont fait une plainte à une instance supérieure, soit au Bureau du Procureur général de l’État de Sinaloa.
[9] Le 2 octobre 2005, les demandeurs ont été attaqués alors qu’ils cheminaient le long d’une route en voiture par Francisco Chico et trois autres hommes armés, lesquels les ligotèrent. Un autobus s’est alors arrêté pour leur porter secours, ce qui a causé la fuite de leurs agresseurs. Ceux-ci leur ont dit, avant de partir, qu’ils étaient condamnés à mort
[10] Les demandeurs se sont alors réfugiés dans la ville de Hermosillo où ils ont obtenu leurs passeports.
[11] Le 19 octobre 2005, ils ont quitté le Mexique pour le Canada.
3. Décision contestée
[12] La Commission a décidé le 4 avril 2006 que les demandeurs n’avaient ni le statut de réfugié au sens de l’article 96 de la LIPR ni la qualité de personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR.
[13] Sa décision se fonde notamment sur le fait qu’elle entretient de sérieux doutes sur la véracité de l’histoire des demandeurs, puisqu’elle estime invraisemblable que les persécuteurs allégués aient fait un trajet de sept heures pour les attaquer le long d’une route achalandée. La Commission reproche également au demandeur, M. Burgos, de ne pas s’être rendu à une clinique après avoir été battu et de ne pas avoir déposé une nouvelle plainte à ce moment, car ainsi la police aurait disposé de preuve de l’extorsion.
[14] La Commission estime également que les demandeurs ont manqué à leurs obligations en ne demandant pas la protection de l’État lors des deux incidents les plus graves, c’est-à-dire l’agression dans la ruelle après le vol de voiture et l’attaque sur la route à Culiacan. La Commission ajoute que le Mexique est un état démocratique en mesure de protéger ses citoyens.
4. Questions en litige
[15] Les questions à trancher par la Cour fédérale dans la présente affaire peuvent se résumer ainsi :
A. Est-ce que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire en appréciant la crédibilité des demandeurs?
B. Est-ce que la Commission a commis une erreur susceptible de donner lieu à la révision de sa décision en déterminant qu’il existait une protection adéquate au Mexique?
5. La norme de contrôle
[16] La première de ces questions en est une de crédibilité. Il est de jurisprudence constante que la norme applicable à de telles déterminations est celle de la décision manifestement déraisonnable. Voir les décisions : Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’immigration), [1993] A.C.F. no 732 (QL); R.K.L. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration), [2003] A.C.F. no 162 (QL) et Khaira c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration), 2004 C.F. 62. Une décision est manifestement déraisonnable lorsque, compte tenu des circonstances, elle est clairement abusive, manifestement injuste, contraire au sens commun ou sans fondement en droit ou en faits.
[17] La seconde des questions qui doit être tranchée par cette Cour concerne la détermination de la capacité de l’État à assurer la protection du demandeur. Dans la décision Chaves c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration), [2005] A.C.F. no 232 (QL), la juge Danièle Tremblay-Lamer de cette Cour, suite à une analyse pragmatique et fonctionnelle pour déterminer la norme de contrôle applicable, a conclu que cette question était une question mixte de faits et de droit, à laquelle s’applique la norme de la décision raisonnable simpliciter. J’adopte l’analyse et la norme appliquée dans Chaves pour les fins de l’examen de la seconde question en litige. Une décision sera jugée déraisonnable dans la mesure où elle n’est étayée par aucun motif de droit ou de fait capable de résister à un examen assez poussé. (Division des enquêtes et recherches c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748.)
6. Analyse
A. Est-ce que la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle judiciaire en appréciant la crédibilité des demandeurs?
[18] Les demandeurs prétendent essentiellement que la conclusion de la Commission sur la crédibilité est manifestement déraisonnable. Ainsi, ils soutiennent que la décision est ambiguë en ce sens que la Commission a décidé qu’il y avait absence de crédibilité sans justifier ses conclusions. Ils ajoutent que leur témoignage était crédible et a été rendu de bonne foi, et qu’il n’a pas été mis en doute pas le décideur. Ils soutiennent aussi que la Commission n’a pas donné les raisons pour lesquelles elle jugeait invraisemblable le fait que Chico Francisco ait fait sept heures de voyagement pour les poursuivre.
[19] Le défendeur prétend, quant à lui, que la décision de la Commission est bien fondée en droit.
[20] On retrouve dans la jurisprudence un principe bien établi à savoir qu’un tribunal administratif est dans une position avantageuse pour évaluer la crédibilité des témoins, ce qui implique que la Cour doit faire preuve de déférence lorsqu’elle révise ce genre de conclusions. Ce principe est ainsi exprimé dans la décision R.K.L. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’immigration), [2003] A.C.F. no 162 (QL). Dans cette décision, la Cour a statué que « la Commission peut à bon droit conclure que le demandeur n'est pas crédible à cause d'invraisemblances contenues dans la preuve qu'il a présentée, dans la mesure où les inférences qui sont faites ne sont pas déraisonnables et que les motifs sont formulés ‘en termes clairs et explicites’. »
[21] Malgré toute la déférence dont elle doit faire preuve, cette Cour a le pouvoir d’intervenir sur les questions de crédibilité lorsqu’elle est en présence d’erreurs manifestement déraisonnables.
[22] La jurisprudence a, au fil du temps, développée un certain nombre de principes qui doivent être appliqués au moment d’évaluer la crédibilité d’un demandeur. Ainsi, la Cour d’appel fédérale a décidé que le défaut d’exposer les raisons pour lesquelles la crédibilité est mise en doute en termes clairs et non ambigus est susceptible de donner lieu à la révision judiciaire (Hilo c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1991] A.C.F. no 228 (C.A.F.) (QL); Armson c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1989] A.C.F. no 800 (C.A.F.) (QL)). J’estime que les propos suivants du juge Darrel Heald dans Hilo sont pertinents au cas qui nous occupe :
Dans ses motifs, la Commission a fait les observations suivantes au sujet du témoignage de l'appelant (p. 176-177):
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[TRADUCTION] |
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"Le témoignage du revendicateur était insuffisamment détaillé et parfois incohérent. Ce dernier a souvent été incapable de répondre aux questions et a parfois semblé peu intéressé à le faire. Cela peut être dû en partie à son jeune âge, mais le tribunal n'a pas été pleinement convaincu de sa crédibilité en tant que témoin." |
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L'appelant est la seule personne qui a témoigné verbalement devant la Commission; son témoignage n'a pas été contredit. Les seules observations concernant sa crédibilité figurent dans le bref passage cité ci-dessus, dont l'ambiguïté rend la situation difficile. En effet, le tribunal ne rejette pas catégoriquement le témoignage de l'appelant mais semble douter de la crédibilité de ce dernier. Selon moi, la Commission se trouvait dans l'obligation de justifier, en termes clairs et explicites, pourquoi elle doutait de la crédibilité de l'appelant. L'évaluation (précitée) que la Commission a faite au sujet de la crédibilité de l'appelant est lacunaire parce qu'elle est exposée en termes vagues et généraux. La Commission a conclu que le témoignage d l'appelant était insuffisamment détaillé et parfois incohérent. Il aurait certainement fallu commenter de façon plus explicite l'insuffisance de détails et les incohérences relevées. De la même façon, il aurait fallu fournir de détails sur l'incapacité de l'appelant à répondre aux questions qui lui avaient été posées. (Je souligne.)
[23] La Cour d’appel fédérale a, par ailleurs, déterminé qu’il existait une différence dans le traitement des conclusions sur la crédibilité selon qu’elles se fondent sur des contradictions dans la preuve ou sur des invraisemblances. En effet, quoique la Commission puisse conclure à l’invraisemblance d’une histoire, « sa conclusion doit reposer sur la totalité des éléments de preuve et doit être clairement appuyée dans ses motifs ». De plus, la Cour agissant en révision judicaire n’a pas à faire preuve d’autant de déférence, puisque les juges des faits ne sont pas en meilleure position pour juger de la crédibilité sur des critères extrinsèques au témoignage (Leung c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F., no 774 (C.A.F.) (QL); Giron c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] A.C.F. no 481 (C.A.F.) (QL)).
[24] Les motifs de la Commission sur la crédibilité des demandeurs se résument aux paragraphes suivants :
En premier lieu, le tribunal a des forts doutes quant à la véracité de leur histoire. La preuve documentaire confirme qu’il existe de la corruption policière au Mexique, il se peut donc qu’un membre des forces policières ait tenté d’extorquer de l’argent de la demanderesse qui tenait un commerce.
Cependant, le tribunal estime invraisemblable que ce même policier et ses hommes auraient poursuivi la famille jusqu’à Culiacan, à sept heures de trajet, pour attaquer quatre personnes le long d’une route achalandée. Ça n’a pas de sens.
[25] Je suis d’avis que la Commission a fait défaut de justifier en termes clairs et non ambigus sa conclusion selon laquelle les demandeurs n’étaient pas crédibles. Il ressort effectivement de la lecture des motifs que la Commission ne mentionne pas la source des doutes qu’elle entretient quant à la véracité de l’histoire des demandeurs. Cette seule raison justifie la révision de la décision de la Commission sur la crédibilité. Pour souligner l’importance de motiver les déterminations sur la crédibilité, ces propos du juge Reid de la Cour divisionnaire de l’Ontario :
The task of determining credibility may be a difficult one but it must be faced. If the board sees fit to reject a claim on the ground of credibility, it owes a duty to the claimant to state clearly its grounds for disbelief. The board cannot simply say, as the member did here, "I feel that I have not received credible evidence to rescind the decision of the Respondent." Some reason for thinking the evidence not credible must be given if an appearance of arbitrariness is to be avoided.
In a now famous address, Sir Robert McGarry, Vice-Chancellor of England, has reminded judges that the most important person in a lawsuit is not the judge, sitting in elevated dignity on the dais, nor the lawyers, however eminent they might be; it is the losing party: see "Temptations of the Bench" [1978] XVI Alta. L. Rev., p. 406. In order that faith may be maintained in the legal system, it is necessary that losing parties be satisfied that they have been fairly dealt with, that their position has been understood by the judge, and that it has been properly weighed and considered. It is, therefore, important that the reasons for a decision be stated, and stated in language that the party who has been dealt the blow can comprehend.
I think that this applies with equal weight to the decisions of tribunals. (Pitts v. Ontario (Minister of Community and Social Services), 51 O.R.(2d) 302) (Je souligne.)
Cette raison justifie à elle seule la révision de la décision de la Commission sur la crédibilité, mais par souci de complétude, je poursuis l’examen de ces conclusions.
[26] De plus, une des raisons qui justifie la conclusion de la Commission serait une invraisemblance qu’elle a notée relativement au dernier incident dont ont été victimes les demandeurs. Or, la Cour n’a pas à faire preuve d’une déférence aussi importante quand elle révise ce genre de conclusion quoique la norme de contrôle demeure la norme de la décision manifestement déraisonnable. En l’espèce, je suis d’avis que la preuve présentée devant la Commission ne permettait pas de tirer une telle inférence.
[27] La preuve documentaire a établi que la corruption des forces policière au Mexique était fréquente. Cette même preuve démontre qu’une faible proposition des crimes commis est rapportés aux autoritités et de ces crimes, très peu font l’objet d’une enquête. Plus spécifiquement, il ressort de cette preuve documentaire retrouvée dans le cartable de la Commission datée du 7 décembre 2005 l’information suivante :
- que lors d’un sondage mené par Universal Survey, plus de la moitié des répondants ont affirmé avoir été victime d’extorsion par des agents de police;
- que malgré les initiatives du Président Fox, les actes de corruptions publiques et privés se poursuivaient sur une base régulière en 2003 et en 2004;
- que, dans un sondage, plus de 39 pour cent des propriétaires d’entreprise sondés ont avoué soudoyer des fonctionnaires pour assurer l’exploitation continue de leur commerce;
- que le niveau de corruption varie selon les établissements, mais que la police et les tribunaux locaux sont considérés comme particulièrement corrompus;
- que les responsables de l’application de la loi reconnaissent éprouver des difficultés à intenter des poursuites dans les affaires de corruption;
- qu’au Mexique pour chaque centaine de crime commis, environ une vingtaine est rapportée aux autorités;
- que sur ces vingt crimes rapportés, quatre ou cinq faisaient l’objet d’une enquête dans l’État d’Oaxaca au moment de la rédaction de l’étude et que cet échantillon était représentatif de l’ensemble du pays.
[28] Qui plus est, le témoignage des demandeurs n’a pas été contredit et il est supporté par de la preuve documentaire, soit des copies des diverses plaintes qu’ils ont fait auprès des autorités mexicaines; le fait que des hommes de Chico Francisco auraient épié les demandeurs alors qu’ils se trouvaient à Culiacan n’est pas mis en doute par la Commission; les demandeurs ont expliqué que leur persécuteur voulait faire d’eux un exemple auprès des autres commerçants; et ils ont témoigné que les commerçants de la localité d’Obregón pourraient avoir connaissance des représailles exercées par le Chico Francisco, puisque tous les décès sont publiés.
[29] Dans la mesure où la Commission ne met aucun de ces éléments de preuve en doute, la Cour ne peut conclure à l’invraisemblance de l’histoire des demandeurs. Avec égard, j’estime que cette erreur dans l’appréciation de la crédibilité des demandeurs est susceptible d’être révisée, puisqu’elle ne s’appuie pas sur la preuve non contredite dont disposait la Commission. Par ailleurs, comme je l’ai mentionné plus tôt, le défaut par la Commission d’avoir exposé ses motifs relatifs à la crédibilité en termes clairs et non ambigus constitue une raison suffisante en soi pour justifier l’intervention de cette Cour.
B. Est-ce que la Commission a commis une erreur susceptible de donner lieu à la révision de sa décision en déterminant qu’il existait une protection adéquate au Mexique?
[30] Ensuite, les demandeurs prétendent que la Commission a mal analysé la question de la protection de l’État, en ce sens que les demandeurs ont demandé cette protection à plusieurs reprises sans succès. Ils ajoutent que la Commission n’aurait même pas dû examiner la question de la protection de l’État dans la mesure où elle ne croyait pas l’histoire des demandeurs. Ainsi, ils suggèrent que le dossier soit renvoyé devant un tribunal autrement constitué pour que l’analyse de la protection de l’État soit effectuée plus en profondeur. Finalement, ils soutiennent qu’ils se sont déchargés de leur fardeau de présenter une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État à les protéger.
[31] Le défendeur argumente plutôt que les demandeurs ont fait défaut d’épuiser les recours disponibles et d’apporter une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État. Dans cette optique, il rappelle que le Mexique est un état démocratique et que plusieurs décisions ont déterminé qu’il était en mesure de protéger ses citoyens même lorsque les agents persécuteurs sont des policiers. Le défendeur soutient également que la preuve qui incombe au demandeur est directement proportionnelle au degré de démocratie de l’état en cause.
[32] La Cour Suprême du Canada, sous la plume du juge Laforest, a décidé dans l'arrêt Canada (Procureur Général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, qu’il y avait lieu de présumer qu’un état était capable de protéger ses citoyens en l’absence d’un effondrement complet de l’appareil étatique. Il a ajouté, qu’en l'absence d'un aveu par l'État de son incapacité d'assurer la protection du demandeur, ce dernier doit fournir une preuve claire et convaincante. Le juge La Forest a de surcroît précisé que « [b]ien que cette présomption accroisse l'obligation qui incombe au demandeur, elle ne rend pas illusoire la fourniture par le Canada d'un havre pour les réfugiés. »
[33] Le Mexique a été reconnu à maintes reprises par cette Cour comme étant un état démocratique en mesure d’assurer la protection de ses citoyens, et ce, même si l’agent persécuteur est membre des forces policières ou de l’administration gouvernementale (B.O.T. c. M.C.I., 2005 FC 284, para. 4; Valdes c. M.C.I., 2005 FC 93, paragraphe 4; Filigrana c.M.C.I., 2005 FC 1447). Par voie de conséquence, le demandeur devait apporter une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État pour voir sa demande d’asile acceptée.
[34] La question de savoir en quoi consiste une preuve claire et convaincante a été l’objet de nombreuses décisions. Ainsi, la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Kadenko c. M.C.I.,[1996] A.C.F. no 1376 (C.A.F.) (QL) paragraphe 5, a statué que le fardeau de la preuve du demandeur est directement proportionnel au degré de démocratie atteint par l’État en cause. La Cour d’appel a également ajouté que, dans ce cas, une simple allégation à l’effet que les démarches faites auprès de la police ont été infructueuses est insuffisante pour établir l’incapacité de l’État.
[35] Le juge Denis Pelletier, alors à la Cour fédérale, a précisé que l’omission par les forces locales de maintenir l’ordre de façon efficace n’équivaut pas à une absence de protection étatique (Zhuravlvev c. Canada (M.C.I.), [2000] A.C.F. no 507 (QL)). Il a ajouté que la preuve doit établir une tendance plus générale de l’État à être incapable ou à refuser d'offrir une protection pour que l’absence de protection étatique soit établie.
[36] Par ailleurs, lorsqu’elle examine la question de la protection de l’État, la Cour ne peut pas exiger que la protection actuellement offerte soit d’une efficacité parfaite. Les propos suivants du juge James Hugessen dans Villafranca c. M.E.I., [1992] A.C.F. no 1189 (C.A.F.) (QL), font d’ailleurs état de ce principe :
Par contre, lorsqu'un État a le contrôle efficient de son territoire, qu'il possède des autorités militaires et civiles et une force policière établies, et qu'il fait de sérieux efforts pour protéger ses citoyens contre les activités terroristes, le seul fait qu'il n'y réussit pas toujours ne suffit pas à justifier la prétention que les victimes du terrorisme ne peuvent pas se réclamer de sa protection.
[37] Malgré tout, la simple volonté de l’État d’assurer la protection de ses citoyens n’est pas suffisante en soi pour établir sa capacité. La protection doit tout de même avoir une certaine efficacité (Bobrik c. M.C.I., [1994] A.C.F. no 1364 (1re inst.) (QL).
[38] Dans le cas qui nous occupe, les demandeurs ont amené en preuve des copies des deux dénonciations qu’ils ont faites aux autorités mexicaines contre Chico Francisco pour extorsion. Il ressort du récit des demandeurs qu’à la suite de la première dénonciation faite auprès des autorités locales M. Burgos a été attaqué le jour même par deux hommes qui auraient alors déchiré la dénonciation qu’il avait déposée. Cette agression a provoqué le départ des demandeurs d’Obregón. Cette première dénonciation a été faite auprès des autorités locales et la seconde, auprès du Bureau du Procureur général de justice de l’État de Sinaloa. Par ailleurs, il ressort du récit des demandeurs qu’à chaque fois qu’ils ont porté plainte leur situation s’est aggravée. Or, la Commission reproche aux demandeurs ne pas avoir rapporté les deux incidents les plus importants à la police, soit l’attaque dont M. Burgos a été victime à la suite du dépôt de la première plainte et l’attaque dont ils ont été victimes alors qu’ils cheminaient sur une route après le dépôt de la seconde plainte au Bureau du Procureur au motif qu’ils avaient à ce moment de la preuve pour supporter leurs plaintes. Relativement à cette omission, la Commission rejette également l’explication des demandeurs à l’effet qu’ils auraient perdu confiance en la police.
[39] Le juge François Lemieux a récemment rappelé que relativement à la protection de l’État chaque cas est un cas d’espèce (Arellano c. Canada (ministre de la citoyenneté et de l’immigration), 2006 CF 1265).
[40] Dans ce cas-ci, je ne crois pas que l’on puisse reprocher aux demandeurs de ne pas avoir porté plainte à la suite des attaques du 21 août 2005 et du 2 octobre 2005. La première de ces agressions semble avoir été une conséquence directe de la plainte déposée au niveau local. Dans la mesure où la police locale a fait défaut d’offrir une protection efficace à une reprise, les demandeurs étaient justifiés de quitter la ville pour assurer leur sécurité plutôt que de déposer une nouvelle plainte. La seconde agression par le commandant Francesco Chico et trois hommes armés, non rapportées aux autorités, a eu lieu environ deux semaines après qu’une plainte ait été déposé au Bureau du Procureur général de Sinaloa. Dans la mesure où aucune protection efficace n’a été accordée tant par la police locale que par le Procureur générale et où aucune preuve au dossier ne mentionne que certaines mesures ont effectivement été prises par les autorités, il n’était pas déraisonnable pour les demandeurs de quitter l’État du Mexique plutôt que de refaire une autre plainte. Par ailleurs, il convient de souligner que, dans sa décision, la Commission semble accorder de l’importance au fait que les demandeurs n’ont pas rapporté ces deux agressions, alors qu’ils auraient eu la possibilité d’apporter une preuve aux autorités au soutien de leurs prétentions à ce moment. Dans la mesure où rien n’indique que le défaut par les autorités d’avoir fourni une protection aux demandeurs résulte de l’absence de preuve au soutien des plaintes, j’estime que cet élément est non pertinent à l’analyse de la protection de l’État.
[41] La Cour reconnaît que le Mexique est un état démocratique généralement apte à protéger ses citoyens et que des efforts importants sont faits par le Président Fox pour enrayer la corruption. La Cour reconnaît également qu’on ne peut pas exiger une protection étatique parfaite. Nonobstant ces constats, la jurisprudence reconnaît que la présomption de la capacité de l’État est une présomption réfutable même lorsqu’on est en présence d’un État démocratique. Le juge Laforest a d’ailleurs précisé, comme mentionné précédemment, que cette présomption ne doit pas rendre « illusoire la fourniture par le Canada d’un havre pour les réfugiés ». Or, de toute évidence, les agents policiers ont, en l’espèce, été impliqués dans la perpétration des menaces et agressions envers les demandeurs. En plus, ces derniers ont porté plainte au niveau local, ont tenté de chercher refuge dans un autre État du Mexique, et ont porté plainte au Bureau du Procureur général de cet État, et ce, sans succès. Compte tenu de la preuve et eu égard aux circonstances particulières de la présente demande, je suis d’avis que la présomption de protection de l’État a bel et bien été renversée. Donc, dans les circonstances, je suis convaincu que les demandeurs se soient déchargés de leur fardeau de présenter une preuve claire et convaincante de l’incapacité de l’État du Mexique à les protéger en l’espèce.
[42] En déterminant qu’il existait une protection adéquate au Mexique, et que les demandeurs auraient dû porter plainte après les incidents du 21 août 2005 et du 2 octobre 2005, la Commission a rendu une décision déraisonnable, en ce sens qu’elle a omis de tenir compte du fait que la situation des demandeurs s’est aggravée les deux fois où ils ont porté plainte et qu’ils se sont adressés à deux instances différentes. Cette conclusion va d’ailleurs à l’encontre du principe établi par la Cour Suprême dans Ward, selon lequel le demandeur n’a pas à « mettre sa vie en danger en sollicitant la protection inefficace d’un État, simplement pour démontrer cette inefficacité ». Cette erreur justifie l’intervention de la Cour dans la mesure où cette détermination a été incapable de résister à un examen poussé.
7. Conclusion
[43] Pour ces motifs, il y a lieu d’accueillir la demande de révision judicaire.
[44] Les parties n’ont pas proposé la certification d’une question grave de portée générale telle qu’envisagée à l’alinéa 74(d) de la LIPR. Je suis d’avis qu’une telle question ne soit soulevée en l’espèce. Aucune question ne sera donc certifiée
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que :
1. La demande de contrôle soit accueillie.
2. La décision de la Commission soit cassée et le dossier soit renvoyé pour audience devant un tribunal autrement constitué.
3. Aucune question n’ait certifiée.
« Edmond P. Blanchard »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
INTITULÉ : Gerson Alejandr PEREZ BURGOS et al. c. MCI
LIEU DE L’AUDIENCE : Montréal (Québec)
DATE DE L’AUDIENCE : le 14 novembre 2006
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE : le juge Blanchard
COMPARUTIONS :
Me Jorge Colasurdo POUR LE DEMANDEUR
Me George Calaritis POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Jorge Colasurdo POUR LE DEMANDEUR
Montréal (Québec)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada
Montréal (Québec)