Ottawa (Ontario), le 12 décembre 2006
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN
ENTRE :
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), en date du 4 janvier 2006 qui a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.
Le contexte
[2] Le demandeur est âgé de 29 ans et est citoyen du Salvador. En juillet 1994, alors qu’il était âgé de 17 ans, il a quitté le Salvador, est entré illégalement aux États-Unis où il a présenté une demande d’asile. La demande a été rejetée parce que le demandeur a fait défaut de se présenter aux entrevues ainsi qu’aux audiences. Le demandeur a obtenu un permis de travail aux États‑Unis mais lorsqu’il a appris que celui-ci ne serait pas renouvelé, il est entré au Canada et y a revendiqué le statut de réfugié le 29 juin 2000.
[3] Le demandeur allègue craindre avec raison d’être persécuté au Salvador aux mains de son père, d’autres membres masculins de sa famille et d’un escadron de la mort qui a ciblé son père. Ces allégations ont été modifiées pour, en bout de ligne, être fondées uniquement sur l’allégation d’agressions sexuelles commises durant l’enfance par des membres de la famille. La Commission a conclu que le demandeur n’était pas crédible et a rejeté sa demande d’asile.
[4] Le demandeur conteste la conclusion de la Commission sur la crédibilité et l’appréciation de la preuve. Il soutient également que les commentaires des membres de la Commission, lors de l’audience, soulèvent une crainte raisonnable de partialité.
Questions en litige
[5] La présente demande soulève les questions suivantes :
1. La Commission a-t-elle commis une erreur en tirant des conclusions de fait manifestement déraisonnables?
2. La Commission a-t-elle manqué à son devoir d’équité procédurale en fournissant un dossier d’audience insuffisant?
3. Les commentaires du commissaire présidant l’audience soulèvent-ils une crainte raisonnable de partialité?
La norme de contrôle applicable
[6] Concernant les conclusions de fait tirées par la Commission, notamment sur la question de la crédibilité, la norme de contrôle applicable est celle de la décision manifestement déraisonnable. La décision de la Commission ne sera manifestement déraisonnable que si la preuve n’appuie pas ses conclusions. Autrement, la Cour ne réexaminera pas les faits ou l’appréciation de la preuve présentée à la Commission : Jessani c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 127, au paragraphe 16.
[7] Concernant la question de l’équité procédurale et de la partialité, la Cour suprême du Canada a statué que les questions d’équité procédurale et de justice naturelle sont assujetties à la norme de la décision correcte : Ellis-Don Ltd. c. Ontario (Commission des relations de travail), [2001] 1 R.C.S. 221, au paragraphe 65. Si la Commission a manqué à son obligation d’équité procédurale, la décision doit être annulée : voir p. ex., Congrégation des témoins de Jéhovah de Saint-Jérôme-Lafontaine c. Lafontaine (Village), [2004] 2 R.C.S. 650, à la page 665.
loi pertinente
[8] La loi pertinente en l’espèce est la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 ( la Loi). Les dispositions applicables à la protection des réfugiés sont les suivantes :
Définition de « réfugié » 96. A qualité de réfugié au sens de la Convention — le réfugié — la personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques : a) soit se trouve hors de tout pays dont elle a la nationalité et ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de chacun de ces pays; b) soit, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle, ne peut ni, du fait de cette crainte, ne veut y retourner.
97. (1) A qualité de personne à protéger la personne qui se trouve au Canada et serait personnellement, par son renvoi vers tout pays dont elle a la nationalité ou, si elle n’a pas de nationalité, dans lequel elle avait sa résidence habituelle, exposée : […] b) soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités dans le cas suivant : (i) elle ne peut ou, de ce fait, ne veut se réclamer de la protection de ce pays, (ii) elle y est exposée en tout lieu de ce pays alors que d’autres personnes originaires de ce pays ou qui s’y trouvent ne le sont généralement pas, […] |
Convention refugee 96. A Convention refugee is a person who, by reason of a well-founded fear of persecution for reasons of race, religion, nationality, membership in a particular social group or political opinion,
(a) is outside each of their countries of nationality and is unable or, by reason of that fear, unwilling to avail themself of the protection of each of those countries; or (b) not having a country of nationality, is outside the country of their former habitual residence and is unable or, by reason of that fear, unwilling to return to that country
97. (1) A person in need of protection is a person in Canada whose removal to their country or countries of nationality or, if they do not have a country of nationality, their country of former habitual residence, would subject them personally […] (b) to a risk to their life or to a risk of cruel and unusual treatment or punishment if (i) the person is unable or, because of that risk, unwilling to avail themself of the protection of that country, (ii) the risk would be faced by the person in every part of that country and is not faced generally by other individuals in or from that country, […] |
Analyse
Question 1 : La Commission a-t-elle commis une erreur en tirant des conclusions de fait manifestement déraisonnables ?
[9] Le demandeur soutient que certaines des conclusions de la Commission ont été tirées de façon abusive ou arbitraire.
[10] La première conclusion de fait attaquée porte sur l’absence de fondement de la crainte que disait éprouver le demandeur à l’endroit des escadrons de la mort qui ciblaient son père. Dans l’exposé circonstancié de son FRP, le demandeur prétend avoir appris de sa mère que son père était mort par suite d’un empoisonnement. La traduction anglaise du certificat de décès du père du demandeur indique que le décès résulte [traduction] « d’une intoxication en l’absence de soins médicaux ». La Commission a fait ressortir cette contradiction et n’a pas cru les allégations du demandeur quant à sa crainte des escadrons de la mort.
[11] Le demandeur plaide que le certificat de décès n’a pas été traduit correctement. Le mot espagnol apparaissant sur le certificat est « intoxicacion », pour lequel la traduction anglaise en contexte médical est « empoisonnement » : Collins Spanish Dictionary, 6e éd. 2000. Le demandeur n’a ni contesté la traduction lors de l’audience ni présenté à la Commission d’éléments de références dans sa demande. À la lumière de la preuve qui lui a été présentée lors de l’audience, il était loisible à la Commission de conclure que la crainte du demandeur quant aux escadrons de la mort n’était pas fondée. La conclusion de la Commission n’a pas été tirée de façon abusive ou arbitraire et n’est pas manifestement déraisonnable. Quoiqu’il en soit, la Commission aurait rendu la même décision en l’absence de cette conclusion.
[12] Le demandeur a également fait ressortir à la Cour les conclusions de la Commission concernant son refus de participer à des séances de counseling, comme le lui suggérait un psychologue, et sa décision de résider à Toronto malgré le fait que deux de ses présumés agresseurs vivaient aussi à Toronto. Il était loisible à la Commission de soupeser la preuve dont elle disposait et de tirer des conclusions de fait sur ces deux questions. À mon avis, le demandeur demande à la Cour d’apprécier de nouveau la preuve présentée à la Commission. Puisqu’il existait des éléments de preuve sur lesquels la Commission pouvait tirer les conclusions de fait qu’elle a tirées, la Cour ne modifiera pas ces conclusions sur demande de contrôle judiciaire sauf décision manifestement déraisonnable. Or je ne peux conclure que les conclusions tirées par la Commission sont manifestement déraisonnables.
Question 2 : La Commission a-t-elle manqué à son devoir d’équité procédurale en fournissant un dossier d’audience insuffisant ?
[13] Le demandeur plaide que des parties de son témoignage à l’audience devant la Commission n’ont pas été transcrites et versées au dossier de la Cour et que la transcription est donc incomplète. L’audience a eu lieu par vidéoconférence en trois séances. Lors de la première séance, à la page 195 du dossier du tribunal, le transcripteur a énoncé :« Veuillez noter que certaines parties des questions et des réponses n’ont pas été enregistrées ». À la page 215, une note indique : « (Veuillez prendre note : Inaudible – Écho sur l’enregistrement) ». Des notes semblables ressortent à la page 232, aux pages 246 à 249 et à la page 253. Le demandeur soutient que ces omissions représentent des parties importantes de son témoignage que la Commission a qualifié de non crédible ni digne de foi.
[14] Je suis d’accord avec le défendeur que l’absence d’une partie de la transcription réfère à des parties de l’audience qui sont sans véritable importance par rapport aux conclusions finales tirées par la Commission. Les lacunes dans la transcription font référence à la deuxième audience. Les éléments de preuve sur lesquels repose la décision de la Commission, à savoir la preuve relative aux allégations du demandeur sur les agressions sexuelles subies durant son enfance ont été présentés lors de la troisième audience. D’après mon examen des transcriptions, il semble improbable qu’il existe quelque élément de preuve déposé pendant l’absence de transcription lors de la deuxième audience qui aurait pu constituer un facteur déterminant de la décision de la Commission.
[15] J’ajoute également et je souscris à l’analyse de Madame la juge Snider dans le jugement qu’elle a rendu rejetant une demande pour des motifs analogues dans Osayamwen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), IMM-7120-04 (le 13 juillet 2005) :
[traduction] […] La transcription est de piètre qualité en ce qu’il manque un ou plusieurs mots à plusieurs endroits parce que le transcripteur était incapable de comprendre les mots sur la cassette. Néanmoins, cette transcription est assez complète pour me permettre d’évaluer si la Commission pouvait raisonnablement tirer ses conclusions et si le demandeur a eu l’occasion raisonnable de faire valoir son point de vue (Istrate c. Canada (M.C.I.), 2005 CF 372, au paragraphe 10). La transcription n’est pas incomplète au point de priver le demandeur de son droit au contrôle judiciaire (C.U.P.E., Local 302 c. Montréal, [1997] 1 R.C.S. 793, au paragraphe 77). Il ne s’agit pas non plus d’une affaire où toutes les cassettes sont disparues comme dans Agbon c. Canada (M.C.I.), 2004 CF 356. De plus, le demandeur a fait défaut de présenter dans sa demande, alors qu’il aurait pu, des éléments de preuve selon lesquels les plages manquantes contenaient des explications sur les conclusions tirées par la Commission (Aman c. Canada (M.C.I.), 2004 CF 827, au paragraphe 7).
[Non souligné dans l’original.]
[16] Pour ces motifs, la Cour ne peut arriver à la conclusion que la Commission a manqué à son obligation d’équité procédurale en transmettant une transcription incomplète.
Question 3 : Les commentaires du commissaire présidant l’audience soulèvent-ils une crainte raisonnable de partialité ?
[17] Le demandeur renvoie la Cour à divers commentaires faits par le commissaire lors de l’audience qui, fait-il valoir, soulèvent une crainte raisonnable de partialité. Les commentaires reprochés visent l’orientation sexuelle du demandeur et révèlent, de façon générale, que le commissaire a manifesté une certaine impatience.
[18] Aux pages 18 et 19 de la transcription de l’audience en date du 12 octobre 2005, l’échange qui suit a été enregistré :
[traduction] Avocat (A) : Puis-je seulement… Je ne sais pas si vous pouvez… Monsieur le commissaire, je ne sais pas si vous vous rendez compte de la réaction du demandeur mais il pleure à chaudes larmes maintenant.
Commission (C) : Bien, il pleure, il pleure.
A : Oui.
C : Vous savez, moi aussi je fondrais en larmes si je pouvais tirer mon histoire au clair.
A : Bien mais en ce qui a trait à cette portion du récit, je ne vois pas où il aurait dit autre chose que ce qui a été dit ici. Je lui ai demandé.
C : Bien…
A : Quelles étaient les vraies raisons de sa fuite du Salvador.
C : Bien, voilà ce qui se passe Maître, venons-en directement au but. Il vit (sic) au Salvador parce que son père abuse de lui de même que son oncle ainsi que ses trois cousins.
A : Oui.
C : La première question que vous devriez lui poser c’est s’il est homosexuel, d’accord ?
C : Êtes-vous homosexuel Monsieur ?
A : Monsieur le commissaire, je ne vois pas la pertinence de cette question.
C : Bien, vous savez, vous pouvez entretenir des relations. Je ne suis ni pour ni contre l’homosexualité. Ça ne me dérange pas du tout. Mais le fait est que s’il est homosexuel, il a des relations homosexuelles. Ça ne constitue pas de la persécution, d’accord? Maintenant, il quitte le Salvador.
A : Monsieur le commissaire, à l’âge de 10 ans, il est sensé connaître son orientation sexuelle?
A : Et même s’il était homosexuel, s’il a subi des mauvais traitements contre son gré par des hommes, ce sont des mauvais traitements. Je ne crois pas que si (sic) son orientation sexuelle pour l’instant est pertinent.
C : Bien, d’accord. Faites comme bon vous semble Maître. Ça ne me dérange pas. Faites comme bon vous semble . J’essaie simplement de clarifier la question. Il quitte le Salvador, se rend aux États-Unis. Il perd son permis de travail. Arrive au Canada, dans la même ville où vivent ses agresseurs.
[Non souligné dans l’original.]
[19] Aux pages 28 à 32 de la transcription se trouve l’échange suivant relativement aux tentatives du demandeur d’avoir recours à des services de counseling.
Avocat (A) : Avez-vous consulté un service de counseling ici au Canada?
Demandeur (D) : Non.
A : Avez-vous essayé d’obtenir une consultation?
D : Une fois, je me suis rendue à un centre près de chez Jane et Wilson, mais la personne qui m’a reçu là‑bas m’a dit qu’ils n’offraient pas ce type d’aide.
A : D’accord. Qu’avez-vous demandé comme type d’aide?
D : Parce que je voulais changer et parler de certaines choses que je vivais.
[…]
A : Alors ce centre où vous êtes allé, quelle sorte de centre était-ce?
D : Un centre communautaire.
Commission (C) : Un centre communautaire?
D : Oui.
A : D’accord, pour qui ? Un centre communautaire pour qui?
D : Pour les personnes de langue espagnole.
A: Pour les personnes de langue espagnole?
D : Oui, les gens.
A : D’acccord. Lorsqu’ils ont dit qu’ils n’offraient pas ce type d’aide, qu’avez-vous fait ou avez-vous tenté de trouver des services de counseling ailleurs?
D : Non, car c’était très difficile pour moi.
C : Pourquoi s’il-vous-plaît?
D : Car c’était très difficile pour moi de rechercher un autre centre offrant ce type d’aide.
C : Pourquoi était-ce difficile pour vous?
D : Parce que je ne voulais par parler des choses que je vivais.
C : Voyons donc, pour l’amour de Dieu, s’il-vous-plaît. Écoutez Maître, allons de l’avant ici. Il me dit qu’il ne travaille pas. Il reste dans sa chambre. Il ne sort pas.
A : Il n’a pas dit qu’il ne travaillait pas. Il travaille. Il a dit qu’il travaillait.
C : Bon, il a dit précédemment qu’il ne fait que rester dans sa chambre. Il n’a aucun ami et il n’en veut pas. Maintenant, il dit qu’il n’a pas le temps de s’occuper de sa propre santé et que je ne peux le renvoyer au Salvador parce qu’il ne recevra pas de soins au Salvador alors qu’il ne cherche aucune aide ici.
A : Bien, peut-être, Monsieur le commissaire, si… Je mentionne au tribunal le rapport psychologique. Et donc, vous savez, je veux dire, ce qui… Vous savez, ce rapport mentionne que cet homme souffre de dépression. Il souffre de plusieurs autres malaises d’ordre psychologique, etc. Je tente de voir les efforts qu’il a faits et la raison pour laquelle il n’a pas suivi les conseils du psychologue qui a recommandé des séances de counseling. Visiblement, vous semblez ne pas accorder beaucoup de poids au témoignage de ce demandeur et êtes incapable de vous mettre à sa place à la lumière de son état émotionnel et psychologique, ce qui me fait dire que vous…votre façon de penser pour ce qui est de ce demandeur.
C : Bon Maître. Nous parlons depuis une heure et demie, d’accord et je vous ai laissé faire ce que vous vouliez faire et je suis d’accord avec cela. Mais je veux que vous compreniez une chose. Nous essayons de démontrer pourquoi ce demandeur se trouve au Canada. Et nous tentons d’établir pourquoi il ne peut retourner au Salvador. Si oui ou non, il se qualifie en tant que réfugié. C’est ma seule préoccupation. D’accord?
A : D’accord.
C : Il dit qu’il a des problèmes au Salvador. Il dit qu’il ne peut retourner en raison du fait qu’il se trouve des gens là-bas qui l’ont agressé dans le passé.
A : C’est en partie ce qu’il dit. J’ajouterai autre chose lors de mes observations.
C : Je n’en doute pas.
A : Pardon?
C : Vous le ferez fort probablement et le fait est qu’il vient vivre dans la seule ville d’Amérique du Nord où se trouvent certains de ses agresseurs. Le seul endroit. Il n’y en a aucun aux États-Unis. Il y avait son père mais il est maintenant décédé. Et maintenant, le seul endroit où se trouvent ses agresseurs est à Toronto. Il ne va pas à Montréal. Il ne va pas à Vancouver. Il va à Toronto. Vous savez, il est difficile pour moi de comprendre que lorsque vous vous éloignez de vos agresseurs, vous parcourez une énorme distance pour finalement vous installer près d’où se trouvent vos agresseurs.
A : Monsieur le commissaire, d’une part, il a témoigné et c’est également dans le rapport psychologique que même si un nombre restreint de ses agresseurs sont ici à Toronto, il se sent protégé par les lois du Canada. Ces gens ne peuvent l’agresser ici. Il n’a rien à voir avec eux ici à Toronto.
C : D’accord.
A : Et c’est…
C : Je ne fais que vous faire part de mes préoccupations Maître.
A : D’accord, très bien, d’accord. Simplement, pour mentionner qu’il est maintenant 14 h 30.
C : Oui. Bon. J’essaie de vous aider. Croyez-moi, j’essaie de vous aider.
A : Non, j’apprécie le fait que vous essayiez d’aider, Monsieur le commissaire. Je dis simplement que vous avez émis le commentaire suivant : « pour l’amour de Dieu » lorsque j’ai dit…en expliquant pourquoi il lui était difficile de trouver des services de counseling. Il a dit : « Je ne veux pas raconter ces choses à d’autres personnes ». Il est clair que cette personne, comme l’a mentionné le rapport psychologique, ressent une très grande honte par rapport aux événements vécus.
C : Mais Maître, il ne l’a dit à personne. Il ne l’a dit…Il ne veut pas le raconter, il ne l’a dit à personne. Pas une seule personne. Il ne cherche pas à éviter de raconter son histoire à quelqu’un d’autre, il ne l’a dit à personne. D’accord. Parce que lorsqu’il a dit qu’il ne pouvait pas…que le psycholoque lui a dit d’aller chercher de l’aide. Il est allé chercher de l’aide mais les gens qu’il a rencontrés lui ont dit qu’ils n’offraient pas ce genre de service. Rien ne dit qu’il a fait état de tous ses problèmes à ces gens. Rien.
A : Je pense que ce qu’il…Selon moi, ce qu’il dit est je ne veux pas (inaudible) ça car il a une réticence, vous savez à se révéler à quiconque. Il est déprimé, il souffre de dépression. C’est tout ce que je veux dire.
C : Oui, bien, écoutez, je comprends que si un psychologue lui dit qu’il a besoin de soutien psychologique, une aide technique ou autre, qu’une personne sensée pourrait raisonnablement croire qu’il irait chercher cette aide. Mais lorsqu’il me dit…
A : Bien, peut-être qu’on peut l’expliquer du fait qu’il est tellement perturbé psychologiquement par toute cette histoire, comme l’indique le rapport psychologique qu’il ne peut y arriver. Cela s’appelle une dépression, Monsieur le commissaire. Il s’agit d’une maladie.
C : Il est maintenant au Canada depuis quoi, 2004, cinq ans (sic). Il est au Canada depuis cinq ans et attend toujours la bonne façon de résoudre ses problèmes. Il a quitté le Salvador en 1994, il y a onze ans.
A : Le rapport psychologique indique que les gens qui ont été agressés sexuellement dans leur enfance prennent des années avant de s’en remettre. De toute façon, j’allais vous demander si nous pouvions prendre une petite pause et peut-être…
C : Accordé. Accordé.
[…]
[Non souligné dans l’original.]
[20] Le défendeur admet à juste titre que certaines déclarations du commissaire sont regrettables et indélicates. Le défendeur soutient cependant qu’à la suite de l’objection du procureur du demandeur, le commissaire a cessé de poser des questions au sujet de l’orientation sexuelle du demandeur. Le défendeur soutient également que ces déclarations ne sont pas importantes quant aux conclusions tirées par la Commission.
[21] Concernant les commentaires du commissaire sur les efforts du demandeur en ce qui a trait au counseling, le défendeur convient que bien le langage utilisé par le commissaire soit regrettable, cela démontre par contre sa frustration quant à l’invraisemblance de la preuve du demandeur.
[22] Le demandeur déclare que les commentaires du commissaire prononcés lors de l’audience indiquent que, malgré une déclaration contraire en réponse à l’objection soulevée par le procureur, il avait déjà décidé de la demande avant d’avoir entendu toute la preuve et avant d’avoir reçu les observations de son procureur.
[23] Le demandeur fait encore valoir que la remarque du commissaire concernant l’impossibilité d’assimiler les agressions sexuelles présumées avoir été commises durant l’enfance à de la « persécution » étant donné son homosexualité et son commentaire selon lequel lui-même verserait des larmes s’il ne pouvait rectifier son histoire, indiquent, au mieux, une indélicatesse inappropriée, au pire, une apparence de partialité.
[24] Les parties ne contestent pas l’indélicatesse du commentaire. La question soumise est de savoir si ces commentaires donnent lieu à une crainte raisonnable de partialité. Dans l’arrêt R. c. R.D.S., [1997] 3 R.C.S. 484, au paragraphe 31, le juge Cory a confirmé le critère de la crainte raisonnable de partialité énoncé par le juge Grandpré dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie :
Le test applicable à la crainte raisonnable de partialité a été énoncé par le juge de Grandpré dans Committee for Justice and Liberty c. Office national de l’énergie, [1978] 1 R.C.S. 369. Bien qu’il ait été dissident, le test qu’il a formulé a été adopté par la majorité et a été constamment repris par notre Cour au cours des deux décennies subséquentes: voir par exemple Valente c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 673; R. c. Lippé, [1991] 2 R.C.S. 114; Ruffo c. Conseil de la magistrature, [1995] 4 R.C.S. 267. Le juge de Grandpré a déclaré, aux pp. 394 et 395:
. . . la crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. [. . .] [C]e critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question en profondeur, de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur], consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? »
Toutefois, les motifs de crainte doivent être sérieux et je [. . .] refuse d’admettre que le critère soit être celui d’« une personne de nature scrupuleuse ou tatillonne ».
[Non souligné dans l’original.]
[25] Lors de l’audience, les déclarations du commissaire selon lesquelles les enfants victimes d’agressions sexuelles de la part de membres de la famille ne sont pas victimes de mauvais traitements ni de persécution s’ils sont homosexuels constituent, dans le cadre d’une demande d’asile fondée sur ce même motif, un préjudice grave. Même si la Cour reconnaît que le commissaire a prétendu avoir [traduction] « laissé le champ libre » au procureur du demandeur, des doutes importants subsistent quant à l’aptitude du commissaire à rendre une décision équitable et ce, à la lumière des opinions qu’il a exprimées.
[26] Le commissaire s’est également montré insensible à l’égard des personnes souffrant de dépression et des difficultés auxquelles ces personnes font face dans leurs tentatives de trouver un traitement approprié. L’impatience du commissaire à l’égard du demandeur était perceptible de même que son attitude très cavalière. Bien que la Commission soit maître de sa propre procédure, il est tout à fait compréhensible que le demandeur se soit rendu compte d’une étroitesse d’esprit pour ce qui est de l’examen de ses allégations et de ses explications. Il est raisonnable de s’attendre à ce que l’approche cavalière du commissaire à l’endroit du demandeur ait eu un impact sur l’appréciation de sa crédibilité.
[27] Selon moi, une personne bien renseignée qui étudierait la question de façon réaliste et pratique serait raisonnablement appelée à conclure qu’il est plus que probable que le commissaire ne puisse décider de l’affaire de façon équitable, consciemment ou non. Ayant conclu à la présence d’une crainte raisonnable de partialité, la Cour doit statuer sur le redressement approprié.
[28] Après l’audition de la présente demande, la Cour a invité les parties à lui soumettre des observations écrites sur la question de savoir si la Cour devrait ignorer un manquement à la justice naturelle tel que la partialité parce que la demande d’asile du demandeur aurait été rejetée de toute façon. Les deux parties ont présenté des observations écrites. Ainsi que l’avait demandé par la Cour, les parties ont examiné la question de l’applicabilité de l’arrêt Mobil Oil Canada Ltd. c. Office Canada Terre-Neuve des hydrocarbures extracôtiers, [1994] 1 R.C.S. 202, où, à la page 228, la Cour suprême du Canada a cité l’opinion suivante du professeur Wade :
[traduction] On pourrait peut‑être faire une distinction fondée sur la nature de la décision. Dans le cas d'un tribunal qui doit trancher selon le droit, il peut être justifiable d'ignorer un manquement à la justice naturelle lorsque le fondement de la demande est à ce point faible que la cause est de toute façon sans espoir.
[29] Le demandeur soutient que sa demande d’asile ne sera pas inéluctablement rejetée lors d’un nouvel examen. Si les conclusions défavorables de la Commission quant à la crédibilité n’étaient pas manifestement déraisonnables, elles étaient entachées d’une crainte raisonnable de partialité. Un nouveau commissaire procédant à un nouvel examen pourrait arriver à une appréciation différente de la crédibilité du demandeur. Celui-ci fait valoir que le seul cas où le résultat suite à un nouvel examen serait inéluctable serait le cas où la preuve contre lui serait à ce point convaincante que la Commission ne pourrait arriver à aucune autre conclusion.
[30] Le demandeur fait également valoir que la Cour ne devrait pas aller au-delà des motifs fournis par la Commission en examinant d’autres motifs possibles justifiant le rejet de la demande. Le demandeur s’appuie sur l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Tagari c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no. 982, dans lequel la Cour a fait les remarques suivantes :
Nous ne sommes pas disposés non plus à conclure, comme l’avocat de l’intimé nous l’a demandé, qu’il existait d’autres invraisemblances que la Commission n’a pas mentionnées, et qui l’ont décidé à conclure que le requérant n’était pas digne de foi; si les raisons invoquées par la Commission pour ne pas croire l’appelant ne peuvent pas être justifiées raisonnablement, il n’appartient pas à la présente Cour d’en trouver d’autres.
Le demandeur mentionne également un autre jugement de la Cour d’appel fédérale, Su. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no. 70, dans lequel le juge Reed a statué que le rôle de la Cour n’était pas de fournir des motifs subsidiaires sur lesquels la Commission aurait pu appuyer sa décision :
Je conviens, avec l’avocat de l’intimé, que le dossier pouvait très bien contenir des preuves portant la Commission à conclure que l’action menée par le requérant, avant le 4 juin, au sein du mouvement pour la démocratie, n’était pas de nature à lui attirer des persécutions telles qu’on entend ce terme en matière de réfugiés au sens de la Convention. Mais la Commission n’a pas fondé sa décision sur cette analyse de la preuve et je ne suis pas disposée à entreprendre cette démarche de ma propre initiative et de substituer ma décision à celle de la Commission.
Ma tâche est d’examiner la décision de la Commission en fonction des motifs énoncés. La Commission a fondé sa décision sur la non-crédibilité du récit fait par le requérant; elle a fondé sa décision sur le fait que le requérant n’aurait pas été un témoin digne de foi; elle ne s’est pas décidée en fonction de l’idée que, même si le récit du requérant était véridique, les faits dont il avait fait état ne permettraient pas de conclure à la persécution.
[31] Le défendeur prétend que la décision ne doit pas être renvoyée pour nouvel examen s’il existe d’autres motifs valables de la maintenir qui ne sont pas intimement liés au manquement à la justice naturelle. Le défendeur s’appuie sur l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Lord's Evangelical Church of Deliverance and Prayer of Toronto c. Canada, 2004 FCA 397. Dans cet arrêt, la Cour a appliqué l’exception de l’arrêt Mobil Oil et a rejeté l’appel d’une décision du ministre du Revenu national qui avait révoqué l’enregistrement de l’appelante comme œuvre de bienfaisance. Selon moi, la ratio de ce jugement ne s’applique pas à la présente demande car les « autres motifs de révocation » non liés à un manquement à la justice naturelle avaient été « clairement soulevés » par le ministre dans la décision faisant l’objet du contrôle : Lords Evangelical Church, précitée, au paragraphe 18.
[32] En l’espèce, la Commission a rejeté la demande du demandeur uniquement sur la base de conclusions défavorables quant à la crédibilité. Alors qu’il aurait été loisible à la Commission de rejeter la demande du demandeur pour d’autres motifs, le seul motif de rejet invoqué – et la seule question dont les parties pouvaient demander le contrôle judiciaire – était que le demandeur n’était pas crédible. Je suis d’avis que les commentaires de la juge Reed dans l’arrêt Su, précité, sont à la fois convaincants et pertinents quant à la présente demande. Je dois conséquemment refuser d’apprécier le bien-fondé des autres motifs sur lesquels la Commission aurait pu s’appuyer pour rendre une décision négative. Je dois donc renvoyer la présente affaire à la Commission pour nouvel examen.
[33] Ni l'une ni l'autre partie ne considèrent que l'affaire soulève une question devant faire l'objet d'une certification.
Conclusion
[34]
La présente demande de contrôle judiciaire est
accueillie. La décision de la Commission en date du 4 janvier 2006 est annulée
et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen devant un tribunal différemment
constitué.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE que:
1. la demande de contrôle judiciaire soit accueillie;
2. la décision de la Commission en date du 4 janvier 2006 soit annulée et que la demande soit renvoyé pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué.
Traduction certifiée conforme
Dany Brouillette, LL.B.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-479-06
INTITULÉ : CARLOS ROBERTO SANTOS c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 9 NOVEMBRE 2006
MOTIFS DU JUGEMENT
DATE DES MOTIFS : LE 12 DÉCEMBRE 2006
COMPARUTIONS :
Neil Cohen Toronto (Ontario) |
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Anshumala Juyal Toronto (Ontario) |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Neil Cohen
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John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada |