Ottawa (Ontario), le 6 décembre 2006
En présence de madame la juge Mactavish
ENTRE :
MARLENE MARIA CALVERA et
SAMUEL RICARDO CALVERA
et
ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Les demandeurs sont une famille de citoyens colombiens dont la demande d’asile a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié pour des motifs liés à la crédibilité. Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de cette décision en affirmant qu’un certain nombre des conclusions défavorables tirées par la Commission concernant la crédibilité n’étaient pas fondées sur la preuve ou ont été tirées sans aucune analyse valable et que, par conséquent, la décision de la Commission était manifestement déraisonnable.
[2] Pour les motifs qui suivent, je suis convaincu qu'un certain nombre de conclusions défavorables de la Commission quant à la crédibilité étaient effectivement manifestement déraisonnables. Ces conclusions étaient suffisamment déterminantes dans l’analyse de la Commission, ce qui rend le maintien de la décision imprudent. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.
Faits
[3] Les demandeurs ont fondé leur demande d’asile au Canada sur la base de leur crainte présumée des Forces armées révolutionnaires de Colombie (ou FARC). Selon les demandeurs, ils avaient été victimes d’extorsion par les FARC pendant de nombreuses d’années avant leur départ de la Colombie.
[4] En 1992, après avoir été informée d’un complot d’enlèvement de la famille par les FARC, la famille s’est enfuie vers les États‑Unis où elle a vécu, étudié et travaillé pendant plusieurs années. Après la prise de mesures de répression contre les immigrants illégaux aux États‑Unis à la suite des attaques terroristes du 11 septembre 2001, la famille est venue au Canada où les membres ont demandé l’asile.
[5] La Commission a examiné les demandes des parents demandeurs séparément de celle de leur fils adulte, Ricardo. Par conséquent, j’aborderai d’abord les questions liées à la demande d’asile de Ricardo et ensuite je trancherai celles liées aux demandes d’asile de ses parents.
Casier judiciaire de Ricardo aux États‑Unis
[6] Après avoir examiné les faits à l’origine de la demande d’asile de Ricardo, la Commission a déclaré que [traduction] « Lors de son audience, Ricardo n’a révélé aucun renseignement sur son casier judiciaire aux États‑Unis ». Après avoir remarqué qu’il avait un casier judiciaire américain, la Commission a déclaré [traduction] « Le tribunal signale que le demandeur n’a pas divulgué son casier judiciaire à la question 9 de son FRP. Le tribunal conclut que cette situation mine la crédibilité du demandeur ».
[7] Cette conclusion était manifestement déraisonnable. Un examen du dossier révèle que Ricardo a divulgué à maintes reprises le fait qu’il avait été déclaré coupable d’un chef de conduite avec facultés affaiblies et d’un chef de voies de fait lorsqu’il était aux États‑Unis. Il a mentionné son casier judiciaire américain au point d’entrée, encore une fois dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP) et encore une fois dans son témoignage devant la Commission.
[8] En outre, la transcription de l’audience révèle que, dans son témoignage, Ricardo a été extrêmement franc quant à ses problèmes aux États‑Unis lorsqu’il était jeune, en offrant même que l’on prenne ses empreintes digitales afin de permettre à la Commission de vérifier l’état de son casier judiciaire dans ce pays.
[9] Il est vrai que Ricardo a omis à l’origine de mentionner une brève détention par les autorités américaines à la suite de son retour aux États‑Unis. Cette détention avait trait au chef d’accusation de voies de fait en suspens qui avait été porté contre lui, qui a finalement entraîné une déclaration de culpabilité que Ricardo a reconnue volontairement tout au long du traitement de sa demande d’asile.
[10] Le fait de suggérer que cette omission mineure signifiait que [traduction] « lors de son audience, Ricardo n’a divulgué aucun renseignement sur son casier judiciaire aux États‑Unis » constitue une présentation erronée flagrante et très injuste de ce qui s’est réellement produit en l’espèce.
[11] Il est clair que cette conclusion constituait la principale raison pour laquelle la Commission a conclu que Ricardo n’était pas crédible et cette erreur commise par la Commission constituerait en soi une raison suffisance d’annuler la décision en ce qui concerne Ricardo. Comme cela sera discuté ci‑après, il ne s’est toutefois pas agi de la seule erreur commise par la Commission en ce qui concerne la demande d’asile de Ricardo.
Retour de Ricardo en Colombie en 1990 ou en 1991
[12] Après que les parents de Ricardo aient commencé à être victimes d'extorsion par les FARC au cours des années 1980, le couple a pris la décision d’envoyer Ricardo et son frère aux États‑Unis, où ils pourraient suivre leurs études en toute sécurité. Néanmoins, Ricardo a décidé de retourner en Colombie à un moment donné en 1990 ou en 1991 puisqu’il ne souhaitait plus rester aux États‑Unis.
[13] La Commission a conclu que le fait que Ricardo soit retourné en Colombie à ce moment minait son argument selon lequel il craignait pour sa sécurité dans ce pays.
[14] Le problème relatif à cette conclusion est que, même si la famille était victime d’extorsion par les FARC pendant cette période, son niveau de crainte n’avait pas encore atteint le point où elle estimait qu’elle devait s’enfuir de la Colombie aux fins de sa sécurité. Cela ne s’est produit qu’un an ou deux plus tard, lorsque les parents de Ricardo ont été informés de la menace d’enlèvement de la famille.
Conclusion concernant la demande d’asile de Ricardo
[15] Même si la Commission avait un certain nombre de raisons de rejeter la demande d’asile de Ricardo, les deux conclusions discutées ci‑dessus étaient suffisamment déterminantes dans l’analyse de la Commission et dans sa conclusion selon laquelle Ricardo n’était pas crédible. Dans ces circonstances, je suis d’avis qu’il serait imprudent de maintenir la décision en ce qui concerne la demande d’asile de Ricardo.
[16] J’examinerai maintenant les questions ayant trait aux demandes d’asile des parents de Ricardo, soit Victor et Marlene Calvera.
La question liée à la « possibilité de refuge intérieur »
[17] Même si la Commission n’a pas tiré une véritable conclusion quant à la possibilité de refuge intérieur, elle a indiqué que la famille n’avait pas tenté de se réinstaller ailleurs en Colombie après qu’elle ait été informée de la menace d’enlèvement.
[18] La Commission a indiqué que Victor Calvera avait expliqué que la réinstallation dans un endroit sûr à l’intérieur de la Colombie était impossible puisque les guérilleros étaient partout dans le pays.
[19] Selon la Commission, [traduction] « le tribunal ne trouve pas cette réponse satisfaisante et il est d’avis que ce comportement n’est pas compatible avec une crainte subjective et, par conséquent, elle a miné leur crédibilité ».
[20] La Commission ne donne aucune explication concernant la raison pour laquelle elle a considéré que l’explication de M. Calvera était insatisfaisante. Par ailleurs, l’affirmation de M. Calvera selon laquelle la portée des organisations de la guérilla en Colombie avait comme source la propre preuve documentaire de la Commission concernant les conditions dans le pays pour les victimes des forces de la guérilla, comme les FARC.
[21] Plus particulièrement, la Commission disposait de renseignements sur les conditions dans le pays provenant de la Commission elle‑même, qui indiquaient clairement que les organisations comme les FARC étaient bien organisées et sophistiquées et qu’elles avaient en leur possession de la technologie informatique et des réseaux de renseignement qui leur permettaient de retrouver leurs victimes partout en Colombie.
[22] Dans ces circonstances, il n’était simplement pas suffisant pour la Commission de rejeter l’explication de M. Calvera quant à la raison pour laquelle la famille n’avait pas essayé de se réinstaller ailleurs en Colombie après que la famille ait pris connaissance de la menace d’enlèvement, sans effectuer une autre analyse des éléments de preuve dont elle était saisie.
Le retard de la famille de quitter la Colombie
[23] La Commission a indiqué que la famille avait versé leur dernier paiement de « protection » aux FARC en janvier 1992 et qu’elle n’a pas quitté la Colombie avant mai de cette année. La Commission a indiqué, en outre, que la famille a continué de vivre dans son village pendant cette période et qu’elle n’a pas éprouvé de difficulté avec les FARC avant son départ.
[24] Selon la Commission, [traduction] « ce long retard n’est pas compatible avec une crainte subjective et il mine à la véracité de leur crédibilité et de leur récit. »
[25] La conclusion de la Commission semble avoir été fondée sur sa conclusion précédente selon laquelle la famille [traduction] « était forcée de payer des sommes mensuelles aux FARC ». Si tel était effectivement le cas, il s’ensuit qu’après avoir versé son dernier paiement en janvier 1992, la famille aurait fait preuve d’un manquement important de leurs obligations envers les FARC au cours des mois précédant immédiatement leur départ de la Colombie, s’exposant supposément à un risque élevé de représailles des forces de la milice.
[26] Toutefois, le problème relatif à ce raisonnement est que le témoignage des demandeurs indiquait assez clairement qu’ils devaient payer une somme de deux millions pesos colombiens aux fins de « protection » tous les six mois. Ainsi, la famille n’a fait preuve d’aucun manquement de ses obligations envers les FARC lorsqu’elle s’est enfuie de la Colombie en mai 1992 puisqu’elle bénéficiait encore de la [traduction] « période de protection » achetée au moyen du paiement versé en janvier 1992.
Conclusion
[27] Il existe de nombreux de problèmes relatifs aux demandes d’asiles des demandeurs, et la période importante que la famille a passée aux États‑Unis sans demander l’asile n’est pas des moindres. Cependant, les erreurs cernées dans cette décision sont suffisamment graves et déterminantes dans l’analyse de la Commission pour qu’elle doive être annulée.
Question à certifier
[28] Les demandeurs ont proposé une question à certifier liée à l’omission des autorités d’immigration de fournir à la Commission une copie des passeports actuels et expirés de Ricardo. À l’audition de la présente demande, j’ai informé les parties que je ne trancherai pas cette question à l’audience puisqu’elle n’avait pas été soulevée dans le mémoire des faits et du droit des demandeurs.
[29] Vu que la question n’a eu aucune incidence sur mon analyse, elle ne soulève pas une question appropriée à certifier.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que :
1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.
2. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM‑2420‑06
INTITULÉ : VICTOR SAMUEL CALVERA ET AL c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Ottawa, Ontario
DATE DE L’AUDIENCE : Le 5 décembre 2006
MOTIFS DU JUGEMENT : La juge Mactavish
DATE DES MOTIFS : Le 6 décembre 2006
COMPARUTIONS :
Me Julie Taub POUR LE DEMANDEUR
Me Tatiana Sandler POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Julie Taub, avocate
Ottawa (Ontario) POUR LE DEMANDEUR
John H. Sims, c.r.
Sous-procureur général du Canada POUR LE DÉFENDEUR