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Date : 20061123

Dossier : IMM-2256-06

Référence : 2006 CF 1419

 

 

ENTRE :

COLLEY WEST SHIPPING COMPANY LTD.

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

LE JUGE PHELAN

I.          INTRODUCTION

[1]               La demanderesse est une société établie à Vancouver, qui fournit des services à des navires qui font escale au port une seule fois, occasionnellement ou sur une base irrégulière. Invoquant qu’elle est la mandataire d’une société de transport et donc tenue d’assumer les frais de renvoi, le défendeur cherche à recouvrer de la demanderesse les frais qu’il a engagés pour expulser un passager clandestin entré au Canada 12 ans auparavant. Il s’agit du contrôle judiciaire de la décision d’exiger que la demanderesse paie les frais de renvoi.

 

II.         CONTEXTE

[2]               La société demanderesse est issue de la fusion de 461633 B.C. Ltd., Colley Motorships West Ltd. et Colley West Shipping Ltd. Les évènements qui auraient donné naissance à l’obligation concernent la société Colley Motorships West Ltd. Étant donné que la structure organisationnelle n’est pas un facteur pertinent en l’espèce, la demanderesse sera appelée « Colley » dans les présents motifs.

 

[3]               En 1994 Colley fournissait et, encore aujourd’hui, elle fournit des services à l’industrie du transport sur la base d’honoraires pour service ou moyennant une commission. Elle offre ses services exclusivement aux navires de tramping, ainsi qu'à leurs propriétaires, leurs exploitants et leurs affréteurs. Le navire M/V Macedonia Hellas était un navire de tramping lorsqu’il a fait escale en 1994.

 

[4]               Les services qu’offrait Colley aux navires de tramping (dans les cas où ses services étaient retenus directement par les propriétaires) consistaient à obtenir des congés d’entrée et de sortie, à prendre des dispositions pour la prestation de services de pilotage et de remorquage, à fournir de l’aide au capitaine à bord du navire, à assurer la coordination avec les débardeurs, les opérateurs du terminal, la Commission canadienne du blé et la Grain Clearance Association, à prendre des dispositions pour la prestation de services d’approvisionnement et, avec une autorisation écrite expresse, à obtenir des documents tels des connaissements.

 

[5]               Colley n’avait pas le pouvoir général de lier ses clients juridiquement ou d’autrement offrir le navire en garantie ou d’engager le crédit du propriétaire, de l’exploitant ou de l’affréteur.

 

[6]               Le 3 octobre 1994, Michael Aloyce Kirango (Kirango), un citoyen de la Tanzanie, ainsi que quatre autres personnes sont entrés au Canada à bord du navire en tant que passagers clandestins. Kirango a été déclaré interdit de territoire.

 

[7]               Le 5 octobre 1994, un agent d’immigration portuaire a fait parvenir un avis à Colley l’informant que le navire avait fait entrer des passagers clandestins qui n’étaient pas munis des documents appropriés. Il y était également précisé que la Loi sur l’immigration prévoit que les transporteurs sont responsables des frais de détention et d’expulsion. Le ministère a par conséquent demandé au transporteur de déposer une somme de 5 000 $ pour chacun des passagers clandestins.

Soyez avisé que la Loi sur l’immigration tient le transporteur responsable des frais de détention et d’expulsion (Loi sur l’immigration 87(3) (sic) et, par conséquent, nous vous demandons de verser une somme de cinq mille dollars (5 000 $) par personne en application de l’article 92 de la Loi sur l’immigration.

 

[8]               En réponse à cette demande, le ministère a reçu une lettre du cabinet d’avocats Campney et Murphy, datée du 14 novembre 1994, aux termes de laquelle le cabinet déposait la somme demandée. Le défendeur accorde beaucoup d’importance à cette lettre parce qu’il y est énoncé que tout remboursement doit être envoyé au cabinet d’avocats et [traduction] « non au mandataire du navire à Vancouver, Colley Motorships West Ltd. ». (Il y a une certaine confusion quant à savoir si ces évènements se sont produits en octobre ou en novembre 1994.)

 

[9]               Il ne s’est rien passé par la suite, sauf pour une lettre en date du 29 janvier 1996, non pas de Colley mais du cabinet d’avocats Campney et Murphy, visant à savoir où en était le dossier de Kirango et quand le cabinet pouvait s’attendre à se faire rembourser la somme déposée.

 

[10]           Entre 1995 et 2005 Kirango a sans succès revendiqué le statut de réfugié et il a perpétré plusieurs infractions : vol, prise de possession par la force, vol qualifié, omission de se conformer, conduite avec facultés affaiblies et voies de fait. Il a de plus été arrêté à trois reprises par les agents d’immigration et libéré à certaines conditions, qu’il a fait défaut de respecter. Enfin, après un certain temps, l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a obtenu la preuve de la citoyenneté de Kirango et elle a entamé la procédure d’expulsion.

 

[11]           Le 4 avril 2006, Mme Fernandez (Fernandez), une agente d’exécution de l’ASFC, a communiqué avec Colley pour l’informer que Kirango allait être renvoyé et que Colley devait ramener Kirango en Tanzanie ou supporter les frais de son renvoi si l’ASFC s’en chargeait. C’est cette décision selon laquelle Colley doit, en tant que mandataire, supporter les frais de renvoi, qui fait l’objet du contrôle.

 

[12]           En ce qui concerne Colley et ses avocats, l’ASFC a soutenu que Colley avait avisé CIC en 1994 qu’elle était la mandataire de M/V Macedonia Hellas. Colley a nié cette thèse. L’ASFC a également soutenu qu’en aucun temps avant avril 2006 Colley n’avait informé CIC qu’elle n’était pas la mandataire du navire.

 

[13]           Colley a refusé de prendre des dispositions en vue du renvoi. Elle a en conséquence été informée qu’elle était tenue de payer des frais de renvoi s’élevant à approximativement 23 000 $ moins 5 000 $, soit le cautionnement fourni par Campney et Murphy et d’autres cautionnements (n’ayant pas été fournis par Colley) concernant les autres passagers clandestins.

 

[14]           En l’espèce, la preuve (ou l’absence de preuve) pose problème. Colley, n’ayant jamais envisagé qu’elle pourrait être tenue responsable, a détruit ses vieux dossiers plusieurs années auparavant, conformément à sa pratique habituelle de supprimer tout dossier datant de plus de sept ans.

 

[15]           Ce n’est qu’en septembre et octobre 1994 que Colley s’est occupée — de la manière décrite ci‑dessus — du navire. Richard Barlow, qui est le président de Colley et qui était le président de Colley Motorships West Ltd., a témoigné pour le compte de la demanderesse concernant le rôle limité que Colley a joué en ce qui concerne le navire, le fait que la société n’avait rien à voir avec la remise de la garantie et le fait qu’elle s’en était tenue à fournir un service moyennant rémunération. Il a aussi confirmé que le cabinet d’avocats Campney et Murphy représentait les propriétaires et non Colley.

 

[16]           Le défendeur a soumis une preuve beaucoup moins directe. Fernandez a commencé à travailler pour l’ASFC en 2003 et elle n’était pas au courant des évènements de 1994, sauf pour les faits ayant pu être reconstitués à partir de la documentation ou à partir des conversations qu’elle a eues avec d’autres personnes.

 

[17]           Il est admis que les dossiers du défendeur sont quelque peu incomplets. Deux agents se sont occupés de l’affaire en 1994, et au moins un d’entre eux (Beaver), qui travaille toujours pour le gouvernement du Canada, est à Ottawa et a fourni des renseignements à Fernandez. Il n’a jamais été cité comme témoin ni n’a‑t‑il été possible de le contre‑interroger.

 

[18]           Il n’y a pas de motifs écrits à l’appui de la décision en cause, mais c'est dans le cadre de l’alinéa 148(1)f) de la Loi sur l’Immigration et la protection des réfugiés (LIPR) que Fernandez a communiqué avec Colley le 4 avril 2006. Cet alinéa se lit comme suit :

148. (1) Le propriétaire ou l’exploitant d’un véhicule ou d’une installation de transport, et leur mandataire, sont tenus, conformément aux règlements, aux obligations suivantes :

 

[…]

 

f) sur avis ou dans les cas prévus par règlement faire sortir du Canada la personne qu’il a amenée ou fait amener;

 

148. (1) A person who owns or operates a vehicle or a transportation facility, and an agent for such a person, must, in accordance with the regulations,

 

 

[…]

 

(f) carry from Canada a person whom it has carried to or caused to enter Canada and who is prescribed or whom an officer directs to be carried;

 

[19]           En outre, le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (le Règlement) prévoit comment le transporteur assume les responsabilités qui lui incombent en vertu de l’art. 148 :

273. (1) Il incombe au transporteur qui a amené ou fait amener un des étrangers ci-après au Canada de l’en faire sortir à destination :

 

 

[…]

 

d) du pays vers lequel il est renvoyé aux termes de l’article 241, dans le cas de l’étranger qui fait l’objet d’une mesure de renvoi exécutoire.

 

 

 

273. (1) A transporter who has carried a foreign national referred to in any of paragraphs (a) to (d) to Canada, or caused such a foreign national to enter Canada, must carry the foreign national from Canada

 

[…]

 

(d) to the country to which the foreign national is removed under section 241, in the case of a foreign national who is subject to an enforceable removal order.

 

 

 

278. Le transporteur auquel il incombe aux termes de la Loi de faire sortir du Canada un étranger paie les frais suivants, même en cas d’échec du renvoi :

 

a) les frais d’hébergement et de transport engagés à l’égard de l’étranger, à l’intérieur ou à l’extérieur du Canada, y compris les frais supplémentaires résultant de changements de date ou d’itinéraire;

 

b) les frais d’hébergement et de transport engagés par l’escorte fournie pour accompagner l’étranger;

 

c) les frais versés pour l’obtention de passeports, visas et autres titres de voyage pour l’étranger et pour toute personne l’escortant;

 

d) les frais de repas, faux frais et autres frais, calculés selon les taux publiés par le Secrétariat du Conseil du Trésor dans la Directive sur les voyages d’affaires, avec ses modifications successives;

 

e) la rémunération des escortes ou de tout autre intervenant;

 

f) le coût des services fournis pendant le processus de renvoi par des interprètes ou des personnels médical ou autres.

278. A transporter that is required under the Act to carry a foreign national from Canada must pay the following costs of removal and, if applicable, attempted removal:

 

(a) expenses incurred within or outside Canada with respect to the foreign national's accommodation and transport, including penalties for changes of date or routing;

 

 

 

(b) accommodation and travel expenses incurred by any escorts provided to accompany the foreign national;

 

(c) fees paid in obtaining passports, travel documents and visas for the foreign national and any escorts;

 

(d) the cost of meals, incidentals and other expenses as calculated in accordance with the rates set out in the Travel Directive published by the Treasury Board Secretariat, as amended from time to time;

 

(e) any wages paid to escorts and other personnel; and

 

(f) the costs or expenses incurred with respect to interpreters and medical and other personnel engaged for the removal.

 

[20]           Voici comment est défini le terme « transporteur » dans le cadre du Règlement :

« transporteur  »

 

a) Personne qui exploite, affrète ou gère un véhicule ou un parc de véhicules ou en est propriétaire, ou son mandataire;

 

b) propriétaire ou exploitant d’un pont ou d’un tunnel international, ou le mandataire de l’un ou l’autre;

 

c) administration aéroportuaire désignée au sens du paragraphe 2(1) de la Loi relative aux cessions d’aéroports, ou son mandataire. (transporter)

 

[Non souligné dans l'original.]

transporter” means

 

(a) a person who owns, operates, charters or manages a vehicle or a fleet of vehicles and an agent for that person;

 

(b) a person who owns or operates an international tunnel or bridge and an agent for that person; or

 

 

(c) a designated airport authority within the meaning of subsection 2(1) of the Airport Transfer (Miscellaneous Matters) Act and an agent for that authority. (transporteur)

[Emphasis added]

 

[21]           Selon le défendeur, les dispositions susmentionnées font en sorte que Colley était, en tant que mandataire, responsable des frais de renvoi.

 

III.       ANALYSE

[22]           Dans le cadre du contrôle judiciaire, la demanderesse soulève trois questions :

a)         Est‑ce la Loi sur l’immigration en vigueur en 1994 ou bien la LIPR qui s’applique en ce qui concerne la question du mandat?

b)         Colley était‑elle une mandataire au sens de la loi applicable?

c)         Y a‑t‑il eu manquement à l’obligation d’équité procédurale dans la conduite de cette affaire du fait que la décision n’a pas été motivée ou que l’affaire a été réglée de façon tardive?

 

A.        Norme de contrôle

[23]           Si ce n’était de la décision du juge Dawson dans Greer Shipping Ltd. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (C.F. 1re inst.), [2001] 2 F.C. 357, dans laquelle il énonce que la norme applicable est celle de la décision raisonnable simpliciter, je n’aurais pas hésité à conclure que la décision consistant à demander à Colley de payer les frais du renvoi en raison de l’existence d’un mandat est une question de droit à l’égard de laquelle la norme applicable est celle de la décision correcte.

 

[24]           La décision des représentants du ministre — à savoir si la demanderesse est une « mandataire » au sens de la Loi — est avant tout une question de droit. La question de savoir si un mandat existe est une question que les tribunaux sont souvent appelés à trancher et ils ont à cet égard une plus grande expertise que les représentants du gouvernement. Elle implique qu'on détermine qui doit être tenu responsable et, en plus, il s’agit d’une question à l’égard de laquelle le gouvernement a un intérêt financier direct. La nature juridique de la question, combinée à l’expertise relative du décideur et au fait que le gouvernement a un intérêt direct dans l’issue de l’affaire (en l’espèce, si Colley n’est pas responsable, le gouvernement doit assumer les frais de renvoi), l’emporte sur d’autres considérations tels l’objet de la Loi et les limites que comporte la procédure de contrôle prévue à l’art. 18 de la Loi sur les Cours fédérales.

 

[25]           Par conséquent, je conclurais, s’il y avait lieu de trancher la question, que la norme applicable est celle de la décision correcte. Toutefois, à mon avis, qu’on applique la norme de la décision raisonnable simpliciter ou la norme de la décision correcte, le résultat sera le même.

 

B.         Rétrospectivité

[26]           Nul ne conteste vraiment qu’il faut se placer en 1994 pour trancher la question du mandat et donc sous le régime de la Loi sur l’immigration. La LIPR pourrait quant à elle s’appliquer en ce qui concerne l’avis et la demande de paiement des frais de renvoi parce que les demandes présentées dans le cadre de la Loi sur l’immigration sont régies par la LIPR (art. 190 LIPR).

 

[27]           En réalité ce n’est pas la question de l’obligation de payer qui est en jeu, mais plutôt celle de savoir si Colley avait le statut de mandataire en 1994. La conclusion tirée à cet égard pourrait entraîner une obligation de payer sous le régime de l’une ou l’autre loi. Toutefois, c'est dans le cadre de la loi en vigueur en 1994 qu'il faut déterminer si une relation de mandataire existe.

 

C.        Mandat

            (1)        Principes

[28]           Bien que la décision Greer ait été infirmée par la Cour d’appel fédérale et que cette dernière ait refusé de répondre à la question certifiée portant sur la notion de mandataire, il est utile de se référer aux propos du juge Dawson concernant la question du mandat.

 

[29]           Comme l’a conclu le juge Dawson, on peut donner deux sens au terme « mandataire ». Il peut avoir un sens générique, c’est‑à‑dire désigner le représentant ou l’intermédiaire d’une autre personne. Il peut aussi désigner une relation plus formelle dans laquelle on considère, en droit, qu'une personne en représente une autre de sorte qu'elle est en mesure d'influer sur la situation juridique du commettant à l'égard de tierces parties.

 

[30]           Il existe également plusieurs types de relations de mandataire et de principes y afférents, dont des mandataires ayant des pouvoirs généraux et ceux qui ne possèdent qu'un mandat ou des pouvoirs limités ou spécifiques. Il y a aussi la question de l'autorité implicite ou apparente découlant de la conduite du commettant. Selon la doctrine du mandat conféré de façon implicite, une personne qui se fait passer pour un mandataire engagera sa responsabilité lorsqu’elle contracte avec des tiers qui croient qu’elle agit effectivement en tant que mandataire. Apparemment, le défendeur n’a tenu compte d’aucun de ces principes lorsqu’il a conclu que Colley était une mandataire au sens de la Loi sur l’immigration.

 

[31]           Selon la définition classique, constitue une relation de mandataire [traduction] « le rapport qui existe entre deux personnes dont l'une, l'agent, est en droit considérée comme la représentante de l'autre, le commettant, si bien que cet agent peut, par la conclusion de contrats ou l'aliénation de biens, influer sur la situation juridique du commettant à l'égard de tierces parties ». (Fridman’s Law of Agency (7e éd.) (Toronto : Butterworth’s 1996), à la p. 11.)

 

[32]           Le même auteur définit, à la p. 32, un entrepreneur indépendant comme étant un entrepreneur qui [traduction] « en vertu d’une entente fournit des services à une autre personne, habituellement moyennant rémunération ».

 

[33]           Dans la nouvelle loi on précise qu’un « mandataire » s’entend notamment des personnes qui fournissent des services de représentation. L’interdiction d’amener des immigrants clandestins, qui figure à l’art. 148 de la LIPR, vise les mandataires qui, comme il est prévu à l’art. 2 du Règlement, ont fourni des services de représentation.

« mandataire »

 

a) Pour l’application de l’article 148 de la Loi, s’entend notamment des personnes au Canada qui fournissent des services de représentation aux propriétaires, aux exploitants et aux affréteurs de véhicules;

 

b) pour l’application de l’alinéa 148(1)d) de la Loi, en plus des personnes visées à l’alinéa a), s’entend notamment des exploitants et des propriétaires de systèmes de réservations, des affréteurs et des agents de voyage. (agent)

 

 

 

“agent” includes

 

(a) for the purposes of section 148 of the Act, any person in Canada who provides services as a representative of a vehicle owner, a vehicle operator or a charterer; and

 

 

(b) for the purposes of paragraph 148(1)(d) of the Act, in addition to the person referred to in paragraph (a), a travel agent, a charterer, and an operator or owner of a reservation system. (mandataire)

[34]           Le terme « mandataire », qui figure dans la Loi sur l’immigration, pourrait être interprété de façon si large qu’il viserait même la relation de mandataire la plus restrictive. La Commission canadienne du blé peut être la mandataire d’un navire et de ses propriétaires, mais ce mandat concerne le chargement du grain. Un courtier en douane peut être le mandataire du navire et de ses propriétaires, mais ce mandat se limite aux dédouanements. Il ne serait pas raisonnable de donner au terme « mandataire » un sens qui compte tenu de sa large portée ferait en sorte que le terme vise tous les types de mandataires (dont plusieurs sont plutôt des entrepreneurs indépendants qui fournissent des biens ou des services) à qui on confie des mandats spécifiques et limités.

 

[35]           Dans Greer, le juge Dawson a abordé le problème décrit ci‑dessus en concluant que le sens le plus restreint qui se reflète dans la version française de la définition du terme « transporteur » est le sens le plus conforme à l’intention du législateur, à savoir décourager les transporteurs d’amener des immigrants clandestins.

« transporteur » Personne ou groupement, y compris leurs mandataires, qui assurent un service de transport de voyageurs ou de marchandises par véhicule ou tout autre moyen. … La présente définition s’applique aux gouvernements fédéral et provinciaux ainsi qu’aux municipalités, dans la mesure où ils exploitent ou fournissent un tel service.

[Non souligné dans l’original.]

“transportation company”

 

(a) means a person or group of persons, including any agent thereof and the government of Canada, a province or a municipality in Canada, transporting or providing for the transportation of persons or goods by vehicle or otherwise

 

[Emphasis added.]

 

[36]           Donner un sens large au terme mandataire ne permettra pas d’atteindre l’objectif du législateur de dissuader les transporteurs d’amener des clandestins, bien que ce faisant le transitaire, un tiers innocent, plutôt que le public se voit tenu d'assumer les frais de renvoi. Il ne fait aucun doute que le défendeur a adressé sa réclamation à Colley parce que, bien que cette dernière ne dispose pas nécessairement de grands moyens financiers, elle était le seul intervenant solvable au Canada et il était infiniment plus facile de la poursuivre que de poursuivre le navire, ses propriétaires ou ses exploitants.

 

[37]           Il est tout aussi évident que le défendeur n’a jamais examiné la question de la nature et du type de mandat ayant été confié à Colley, c’est‑à‑dire qu’il ne s’est jamais demandé s’il s’agissait d’une véritable mandataire et dans quelle mesure les pouvoirs de Colley étaient restreints. Il a simplement trouvé des documents (aucun n’a été fourni par Colley) qui désignaient Colley comme mandataire et il a conclu que cette dernière était une mandataire au sens de la LIPR et de la Loi sur l’immigration. Il ne s'est jamais demandé si Colley était en réalité un entrepreneur indépendant n’ayant pas le pouvoir de lier le navire, ses propriétaires ou ses exploitants.

 

[38]           Même si la norme de contrôle est celle de la décision raisonnable, il reste que le défendeur a omis de prendre en compte des facteurs pertinents pour tirer ses conclusions.

 

(2)        Preuve

[39]           Comme il est indiqué plus haut, en l’espèce la preuve documentaire pose problème parce que, bien qu’on ne puisse en attribuer la faute à l’une ou l’autre des parties, elle est incomplète. Or, la Cour doit au minimum conclure que les faits reconstitués par le défendeur et la portée qu’il donne aux documents sont à tout le moins raisonnables.

 

[40]           La demanderesse a fait témoigner son président qui connaissait bien l’entreprise et qui, en dépit du fait que la société ne disposait pas des dossiers pertinents, pouvait parler de l’affaire de façon spécifique, et de la pratique habituelle du commerce de façon générale. Le défendeur, quant à lui, a fait témoigner un agent qui n’avait aucune connaissance directe des évènements et qui ne pouvait expliquer pourquoi le ministère avait conclu en 1994 que Colley était la mandataire du transporteur au sens de la Loi. Je préfère la preuve de la demanderesse.

 

[41]           Le défendeur s’appuie sur plusieurs documents pour étayer son interprétation des événements et sa conclusion que Colley était la mandataire du transporteur au sens de la Loi sur l’immigration. Toutefois, la preuve la plus directe, à savoir le témoignage d’un agent qui se serait occupé du dossier, qui aurait examiné les documents et qui pourrait avoir été le décideur, n’a jamais été présentée.

 

[42]           En ne faisant pas témoigner l’agent en question, le défendeur a privé la demanderesse de la possibilité de l’interroger directement concernant la décision ayant été prise; il ne s’agit pas d’une lacune fatale étant donné que les questions auraient pu être posées à Fernandez. Toutefois, cette lacune a sapé la capacité de la Cour de comprendre le contexte, le raisonnement à l’origine des conclusions tirées par le défendeur et la manière dont le défendeur interprète les documents. À propos du contexte et de l’interprétation des documents et en ce qui concerne le fait qu'il n'a pas été démontré qu’il s’agit d’une décision raisonnable et encore moins, d’une décision correcte, quelques exemples suffiront. La situation a fait en sorte qu’il était difficile pour la demanderesse et pour la Cour de procéder à l’examen approfondi que nécessite l’application de la norme de la décision raisonnable.

 

[43]           Le défendeur accorde beaucoup d’importance à la lettre du 5 octobre 1994 par laquelle il avisait Colley qu’il tenait le transporteur responsable d’avoir amené des personnes qui n’étaient pas munies des documents appropriés. Selon le défendeur, cet avis démontre qu’il estimait que Colley était la mandataire pour l’application de la Loi sur l’immigration, et Colley n’a pas contesté ce point avant le mois d’avril 2005.

 

[44]           Toutefois, la lettre ne dit pas directement que CIC estimait que Colley était tenue en tant que mandataire de déposer la somme demandée. Il est tout autant permis de penser que CIC s’attendait simplement à ce que Colley communique l’information aux propriétaires du navire ou à qui de droit. On ne saurait conclure que, parce qu’elle a omis de contester l’avis, Colley a admis être mandataire ou a donné à penser qu’elle l’était. 

 

[45]           La lettre qui a suivi et que le défendeur estime également fort importante, est celle que le cabinet Campney et Murphy a adressé en date du 4 novembre 1994 à M. Leuszler et à laquelle était joint le cautionnement demandé le 5 octobre 1994. La lettre précise, et c’est ce qui conforte la position du défendeur, que tout remboursement doit être versé à Campney et Murphy et [traduction] « non au mandataire du navire à Vancouver, Colley Motorships West Ltd. ». Selon le défendeur, cette lettre prouve que Colley était mandataire pour l’application de la Loi sur l’immigration.

 

[46]           La lettre est susceptible d’une interprétation plus appropriée, logique et raisonnable. L’avis du 5 octobre 1994 semble avoir été communiqué aux propriétaires/exploitants du navire, qui ont demandé à leurs avocats de fournir le cautionnement demandé. Par celle-ci, ils repoussent directement la thèse selon laquelle Colley aurait eu quelque pouvoir ou responsabilité que ce soit à l’égard de l’affaire.

 

[47]           La lettre permet de repousser la proposition voulant que Colley ait jusqu’en 2005 laissé croire qu’elle avait le statut de mandataire lorsque le défendeur a demandé le dépôt d’un cautionnement. Si les agents de CIC se sont fait une fausse idée du statut de Colley, ils auraient dû rectifier leur position après avoir reçu la lettre en question. Dans cette affaire, si quelqu’un donne à penser qu’il est le mandataire de Colley, c’est plutôt le cabinet d’avocats. Il confirme en effet son rôle dans l’affaire (et implicitement le fait que Colley n’en assume aucun) en faisant parvenir la lettre du 29 janvier 1996 par laquelle elle demande à connaître le sort des passagers clandestins et cherche à savoir si elle peut attendre un remboursement.

 

[48]           Compte tenu de la clarté des éléments de preuve susmentionnés, le défendeur n'est pas en mesure d'expliquer comment il a pu conclure que Colley était mandataire pour l’application de la Loi sur l’immigration.

 

[49]           Le défendeur s’est appuyé sur d’autres documents pour étayer sa position; or, ni Colley ni même le commettant/client de Colley n'ont rédigé ces documents. Une série de dossiers gouvernementaux internes indiquent que Colley est le « transporteur ». Un document concernant les « passagers clandestins », rédigé en 1996, fait mention de Colley en tant que « caution initiale », ce qui constitue un énoncé totalement inexact. Le fait que le rôle de Colley ait été erronément décrit dans les dossiers du gouvernement ne peut faire de Colley une mandataire.

 

[50]           Le défendeur a mis en preuve un exemplaire télécopié d’un télex daté du 29 septembre 1994 que le capitaine du navire a envoyé à Manhattan Shipping Ltd. et qui indique que les passagers clandestins ont été enfermés lorsque le navire est entré dans les eaux canadiennes. Ce télex a apparemment été envoyé depuis le « Manhattan Shipping VCR » à un représentant du CIC et il comportait une annotation rédigée à la main par l’expéditeur : [traduction] « L’agent de surveillance des propriétaires du FYI est Colley Motorways West ».

 

[51]           Tout ce qui a été démontré c’est que le document en question se trouvait dans le dossier de CIC et non qu’il a de quelque manière influé sur les conclusions tirées par CIC concernant le statut ou les obligations de Colley. Au mieux, le document est ambigu étant donné qu’il laisse entendre que Colley a des pouvoirs restreints en tant que mandataire. Il a été présenté en preuve sans explication et sans préciser le contexte.

 

[52]           Vu les documents susmentionnés et faute de toute explication quant à savoir comment le défendeur en est venu à la conclusion que Colley était mandataire pour l’application de la Loi sur l’immigration, je conclus que la décision est incorrecte et déraisonnable. Compte tenu du dossier, il est déraisonnable de conclure que Colley était une mandataire au sens de la Loi et il était déraisonnable que le défendeur continue de s’appuyer sur cette conclusion au cours des douze dernières années.

 

D.        Équité procédurale

[53]           La demanderesse a prétendu qu’il y avait eu des manquements à l’équité procécurale parce que la décision n’a pas été motivée, parce que la demanderesse n’a pas été avisée de la décision relative à son statut de « mandataire » en temps opportun et parce qu’on a beaucoup tardé à traiter le dossier.

 

[54]           Dans l’appréciation de l’obligation d’agir équitablement il faut tenir compte des cinq facteurs énoncés dans Suresh c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] 1 R.C.S. 3. En l’espèce, il est important de noter que la décision est essentiellement administrative, que ce n’est que sur le plan pécuniaire qu’elle porte à conséquence et qu’aucune procédure ou autre élément ne justifie d’importantes protections procédurales.

 

[55]           On a tardé à traiter cette affaire et bien que le fait que Kirango ait été relâché à trois reprises ait pu l’augmenter, le retard est aussi dû à d’autres facteurs dont la responsabilité ne peut être attribuée au défendeur.

 

[56]           Par ailleurs, la demanderesse a effectivement reçu des motifs. Le défendeur explique son raisonnement, si tant est que l’on puisse le considérer comme tel, dans la lettre du mois d’avril 1996. Par contre, le fait que l’auteur de la décision prise en 1994 n’était pas disponible pour être contre‑interrogé a sapé la capacité du défendeur de démontrer que sa conclusion était raisonnable.

 

[57]           Pour ce qui est d’aviser la demanderesse de la décision, la lettre du 5 octobre 1994 fait référence au par. 87(3) de la Loi sur l’immigration. Le fait que Colley n’ait pas compris que CIC s’adressait à elle pour éventuellement la tenir responsable peut expliquer pourquoi elle ne s’est pas opposée. Toutefois, cela ne signifie pas qu’elle n’a pas été informée de la position du défendeur. Colley n’a pas compris la responsabilité qu’on lui attribuait, mais elle n’a pas été induite en erreur ou mal informée.

 

[58]           Il n'y a pas eu de manquement à l'équité procédurale.

 

IV.       CONCLUSION

[59]           Pour les motifs susmentionnés, la décision du défendeur est incorrecte et déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire sera accueillie et la demande visant le recouvrement des frais de renvoi est annulée.

 

[60]           À la demande des parties, la Cour a accepté de leur accorder du temps pour décider s’il y a lieu, compte tenu des motifs, de faire certifier une question. Par conséquent, les parties auront cinq jours à compter du prononcé des présents motifs pour présenter leurs observations sur la question de savoir si une question devrait être certifiée. Après l’expiration de ce délai le jugement formel sera rendu.

 

 

« Michael L. Phelan »

Juge

Traduction certifiée conforme

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

 

DOSSIER :                                                                IMM-2256-06

 

INTITULÉ :                                                               COLLEY WEST SHIPPING COMPANY LTD.

 

                                                                                    et

 

                                                                                    LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                         VANCOUVER (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                       14 NOVEMBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                    LE JUGE PHELAN

 

DATE DES MOTIFS :                                              23 NOVEMBRE 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Peter Swanson

 

POUR LA DEMANDERESSE

Helen Park

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

BERNARD & PARTNERS

Avocats

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LA DEMANDERESSE

JOHN H. SIMS, c.r.

Sous‑procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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