Ottawa (Ontario), le 18 octobre 2006
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MOSLEY
ENTRE :
et
LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Dung Tran est citoyen vietnamien; il a été renvoyé dans son pays. À la suite d'une demande, l'agente chargée de l'expulsion a refusé de reporter l'exécution de la mesure de renvoi. M. Tran sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.
[2] M. Tran a de longs antécédents de grande criminalité, de sorte qu'il est interdit de territoire au Canada. M. Tran a fait l'objet d'une mesure de renvoi en 1994. Il a présenté une demande d'asile à titre de réfugié et quatre demandes d'établissement fondées sur des motifs d'ordre humanitaire, lesquelles ont toutes été rejetées. Une cinquième demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire est encore en instance. Un examen des risques avant renvoi a également donné un résultat négatif. L'autorisation de contrôle judiciaire de cet examen a été refusée. La date du renvoi a alors été fixée au 22 mars 2005. M. Tran a demandé un sursis à l'exécution de la mesure de renvoi, demande que le juge Yves de Montigny a rejetée le 21 mars 2005. M. Tran ne s'est pas présenté pour être renvoyé, de sorte que les cautionnements ont été confisqués. Un mandat d'arrestation a été délivré.
[3] À la suite de son arrestation en vertu du mandat, M. Tran devait être renvoyé le 15 août 2005. Pendant qu'il était en détention, M. Tran a retenu les services de son avocat actuel, qui a soumis une demande de sursis le 25 juillet 2005. L'agente chargée de l'expulsion qui était responsable du dossier a refusé la demande le 29 juillet 2005. Le 12 août 2005, une requête visant l'obtention d'un sursis en attendant qu'il soit statué sur la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire qui était en instance a été rejetée par le juge Yvon Pinard. Le demandeur a été renvoyé le 15 août 2005.
[4] La décision de l'agente chargée de l'expulsion en date du 29 juillet 2005 figurait dans la lettre type de refus; il était fait mention de l'article 48 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR). La lettre se termine comme suit :
[traduction] J'ai examiné votre demande et je ne crois pas qu'il convienne de différer l'exécution de la mesure de renvoi eu égard aux circonstances de l'affaire.
[5] On n'a pas demandé à l'agente de fournir des motifs à l'appui de la décision et le dossier certifié ne renferme aucune note au dossier expliquant plus à fond la décision. L'affidavit dans lequel l'agente a expliqué sa décision a été déposé par le défendeur lors de la présentation de la seconde requête en sursis et faisait partie du dossier dans cette instance.
QUESTIONS PRÉLIMINAIRES
[6] À titre préliminaire, le défendeur s'est opposé au dépôt d'un affidavit de la femme du demandeur, Khanh Vu Tran, établi le 14 août 2006, dans la mesure où il relatait des événements qui s'étaient produits après le renvoi du demandeur. Dans le cours de l'argumentation orale, l'avocat du demandeur a concédé que le contenu contesté de l'affidavit n'était pas vraiment admissible selon les exceptions reconnues au principe voulant que le contrôle judiciaire d'une décision soit mené sur la base des éléments dont disposait le décideur lorsqu'il a rendu sa décision : Ordre des architectes de l'Ontario c. Assn. of Architectural Technologists of Ontario, [2003] 1 C.F. 331, 2002 CAF 218, paragraphe 30, autorisation de pourvoi à la C.S.C. refusée, [2002] A.S.C. no 316. Par conséquent, ces parties de l'affidavit n'ont plus été prises en considération.
[7] À titre préliminaire, le défendeur soutient en outre que l'affidavit de M. Tran établi avant le renvoi, le 5 août 2006, et faisant partie intégrante du dossier de la demande, a été modifié d'une façon irrégulière, en ce sens que les noms de l'épouse et des enfants du demandeur ont été ajoutés à l'intitulé. Dans le cours de l'argumentation orale, l'avocat du demandeur a informé la Cour qu'il s'agissait d'une erreur de sa part. Cette irrégularité n'était pas importante pour ce qui est du résultat de cette instance.
POINTS LITIGIEUX
[8] Selon la Cour, les questions qui se posent dans la présente instance sont les suivantes :
1. L'affaire n'a‑t‑elle qu'un intérêt théorique et, dans l'affirmative, la Cour devrait‑elle exercer son pouvoir discrétionnaire en vue de l'examiner au fond?
2. L'agente a‑t‑elle dénié l'équité procédurale au demandeur en omettant de fournir des motifs adéquats?
3. L'agente a‑t‑elle dénié l'équité procédurale au demandeur en limitant son pouvoir discrétionnaire?
4. L'agente a‑t‑elle commis une erreur en omettant de tenir compte de facteurs pertinents tels que l'intérêt supérieur de l'enfant et la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire qui était en instance?
1. Caractère théorique
[9] À première vue, la présente demande n'a qu'un intérêt théorique. M. Tran a été déclaré interdit de territoire et il a été renvoyé du Canada. Il semble que M. Tran ne pourrait revenir au pays, si la Cour concluait que l'agente chargée de l'expulsion a commis une erreur en refusant de différer le renvoi, que s'il obtenait l'autorisation de l'agent « ou dans les autres cas prévus par règlement » comme l'exige le paragraphe 52(1) de la LIPR. Rien n'indique que M. Tran serait autorisé à revenir au Canada ou que certaines circonstances prévues permettent son retour. Sans trancher la question, qui n'a pas été débattue devant moi, la Cour n'a probablement pas compétence pour ordonner que cela soit fait eu égard aux circonstances de la présente espèce.
[10] Mon collègue le juge Luc Martineau a récemment étudié cette question dans la décision Figurado c. Canada (Solliciteur général), 2005 CF 347, [2005] A.C.F. no 458, paragraphes 26 et 27 (QL) [Figurado]. Dans le contexte du contrôle judiciaire d'un examen des risques avant renvoi, le juge a conclu que le pouvoir de la Cour d'ordonner le retour du demandeur au Canada est limité, en termes exprès, par le paragraphe 52(1) de la LIPR.
[11] Le paragraphe 52(2) de la LIPR prévoit que l'étranger peut revenir au Canada aux frais du ministre si la mesure de renvoi est cassée à la suite d'un contrôle judiciaire, mais cette disposition ne s'applique pas en l'espèce.
[12] La validité de la mesure de renvoi n'est pas ici en cause. M. Tran a demandé le report en attendant le résultat de la demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire la plus récente. Cette demande vise l'obtention d'une dispense, en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR, de l'application de la loi découlant de la conclusion d'interdiction de territoire pour criminalité. Elle ne met pas en question la validité de la mesure. Quoi qu'il en soit, l'examen de la validité de la mesure ne relevait pas de la portée restreinte du pouvoir discrétionnaire que possédait l'agente chargée de l'expulsion.
[13] Les parties, lorsqu'elles se sont présentées devant la Cour, n'étaient pas préparées pour débattre la question du caractère théorique étant donné qu'elles ne l'avaient pas soulevée dans leurs observations écrites. Comme l'a dit la Cour suprême dans l'arrêt Borowski c. Canada (Procureur général), [1989] 1 R.C.S. 342, [1989] A.C.S. no 14 (QL), la Cour a encore le pouvoir discrétionnaire voulu pour examiner le bien‑fondé d'une affaire qui ne satisfait pas au critère du « litige actuel » lorsque les circonstances donnent à entendre que la doctrine relative au caractère théorique ne devrait pas s'appliquer. En l'espèce, la relation contradictoire existant entre les parties a continué à exister pendant toute l'audience, et une décision au fond n'aura pas d'effet défavorable sur l'utilisation des ressources judiciaires. J'exercerai donc mon pouvoir discrétionnaire en vue de statuer sur le bien‑fondé de l'affaire.
2. Caractère adéquat des motifs
[14] Le demandeur affirme essentiellement que l'agente a omis de fournir des motifs adéquats en n'énonçant absolument aucun motif. Il signale l'absence de [traduction] « notes au dossier » dans le dossier certifié et le fait que la lettre de décision est brève. Cette question exige la détermination du contenu de l'obligation d'équité que l'agente a envers le demandeur. La norme de contrôle applicable à une telle décision est celle de la décision correcte : Jang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 486, [2004] A.C.F. no 600, paragraphe 9 (QL). Le contenu de l'obligation d'équité est variable selon les faits en cause et doit être déterminé au vu des circonstances de chaque cas : Ha c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CAF 49, [2004] A.C.F. no 174, paragraphes 40 et 41 (QL).
[15] Si le demandeur ou son avocat avait considéré la lettre de décision comme une explication inadéquate du refus de différer l'exécution de la mesure, une demande aurait dû être faite en vue d'obtenir des explications. À l'audience, l'avocat a reconnu qu'aucune demande n'avait été faite en vue d'obtenir des motifs. L'obligation d'équité exige normalement que des motifs soient fournis à la demande de la personne à laquelle cette obligation est due et, en l'absence d'une telle demande, il n'y a aucun manquement à l'obligation d'équité : Liang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] A.C.F. no 301, paragraphe 31 (QL) [Liang].
[16] Dans la décision Boniowski c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 1161, [2004] A.C.F. no 1397 (QL), j'ai exprimé l'avis selon lequel, étant donné la portée restreinte de la fonction remplie par l'agent chargé du renvoi en vertu de l'article 48 du texte de loi, le contenu de l'obligation d'équité était minime. Il était préférable que des notes soient prises, mais l'exigence relative aux motifs était respectée lorsqu'une lettre de décision indiquait que l'agente avait reçu et examiné les observations du demandeur et qu'elle avait décidé de ne pas différer le renvoi.
[17] Les motifs ont pour fonction de faire connaître à ceux que la décision d'un tribunal administratif a défavorisés la raison sous‑jacente de cette décision : Liang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1501, [2003] A.C.F. no 1904, paragraphe 42 (QL). Eu égard aux circonstances particulières de la présente espèce, le demandeur ne pouvait pas mal comprendre les motifs pour lesquels sa demande de sursis avait été refusée.
3. Équité procédurale : atteinte au pouvoir discrétionnaire
[18] Le demandeur soutient que l'agente a porté atteinte à son pouvoir discrétionnaire en s'appuyant sur la décision que le juge de Montigny avait rendue dans la première requête en sursis à l'égard de la conclusion selon laquelle l'existence d'un préjudice irréparable n'avait pas été établie. Cet argument est fondé sur une déclaration, dans l'affidavit de l'agente, selon laquelle il n'y avait pas eu de changements depuis la dernière fois que des dispositions avaient été prises en vue du départ du demandeur. Le demandeur affirme que l'agente chargée du renvoi a donc porté atteinte à son pouvoir discrétionnaire en considérant que l'affaire avait déjà été réglée et qu'elle n'a pas tenu compte des nouveaux éléments de preuve mis à sa disposition. Le demandeur affirme que la séparation de la famille aurait dû être prise en compte, en plus de la santé d'un de ses enfants à qui il fournissait un soutien continu et des difficultés financières auxquelles la famille ferait face si elle était séparée.
[19] Le pouvoir discrétionnaire de l'agente se limite à l'examen de la question de savoir si le renvoi est « raisonnablement possible » eu égard aux circonstances. Il peut être porté atteinte à un pouvoir discrétionnaire, même s'il est restreint, ce qui entraîne un manquement à l'équité procédurale, si l'agent estime être obligé d'arriver à une certaine conclusion. Toutefois, il n'y a rien dans l'affidavit de l'agente à l'appui d'une telle conclusion. L'agente affirme clairement être arrivée à sa propre conclusion après avoir examiné la demande qui lui avait été faite. Il était raisonnable, eu égard aux circonstances, de se reporter aux considérations antérieures, étant donné que c'était l'agente qui les avaient examinées. En outre, l'agente mentionne que les circonstances ne sont pas différentes et que, de toute façon, elles ne justifient pas non plus un sursis.
4. Considération de facteurs pertinents
[20] Le demandeur affirme que l'agente aurait dû tenir compte de l'effet de la séparation sur sa famille, de la santé d'un enfant qui a des troubles de développement et des difficultés financières que la séparation imposerait. Il dit que l'agente a commis une erreur en ne tenant pas compte de ces facteurs, étant donné en particulier les obligations internationales qui incombent au Canada, notamment en vertu de la Convention relative aux droits de l'enfant, telles qu'elles sont reconnues à l'alinéa 3(3)f) de la LIPR. Il cite les décisions Martinez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 1341, [2003] A.C.F. no 1695 (QL) [Martinez] et Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817 à l'appui de cette prétention.
[21] Le demandeur déclare en outre que le fait qu'une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire est en instance constitue un motif reconnu de différer le renvoi. Il cite les décisions Martinez et Simoes c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 936 (1re inst.) (QL) [Simoes] à l'appui de cette thèse. Il signale qu'en l'espèce, une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire avait été déposée en 2004 et que cette demande n'avait pas encore été réglée lorsque l'agente a rendu sa décision.
[22] Je note que dans la décision Martinez, au paragraphe 12, la Cour a reconnu que l'agent chargé du renvoi n'est pas obligé de faire un examen complet des questions d'ordre humanitaire et que, dans la plupart des cas, une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire qui est pendante ne justifie pas le report de l'exécution d'une mesure de renvoi. Depuis que la décision Martinez a été rendue, on a également précisé dans certaines décisions que les conventions internationales ont un rôle d'interprétation, mais que l'alinéa 3(3)f) de la LIPR n'incorpore pas ces obligations internationales sur le plan interne : Munar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1180, [2005] A.C.F. no 1448, paragraphes 27 et 28 (QL) [Munar].
[23] Dans la décision Simoes, le juge Nadon a fait remarquer que l'arrêt Baker n'obligeait pas l'agent chargé de l'expulsion à effectuer un examen au fond de l'intérêt supérieur de l'enfant. Cela relevait du mandat de l'agent chargé de l'examen des motifs d'ordre humanitaire. Le juge Nadon a en outre fait remarquer que le pouvoir discrétionnaire que l'agent chargé de l'expulsion peut exercer est fort restreint et que, de toute façon, il porte uniquement sur le moment où une mesure de renvoi doit être exécutée. En décidant du moment où il est « raisonnablement possible » d'exécuter une mesure de renvoi, l'agent chargé du renvoi peut tenir compte de divers facteurs comme la maladie, d'autres raisons à l'encontre du voyage, et les demandes fondées sur des motifs d'ordre humanitaire qui ont été présentées en temps opportun et qui n'ont pas encore été réglées à cause de l'arriéré auquel le système fait face. Toutefois, aucun facteur à lui seul n'est déterminant.
[24] Dans la décision Boniowski, précitée, j'ai exprimé l'avis suivant au paragraphe 20 :
[...] l'agent d'exécution conserve un pouvoir discrétionnaire souple et peut tenir compte de divers facteurs relativement au choix du moment où il convient d'appliquer la mesure de renvoi, y compris tout problème lié au renvoi de l'enfant avec ses parents ou la question de savoir si certaines dispositions ont été prises pour que l'enfant soit laissé sous la garde d'autres personnes au Canada lorsque ses parents doivent être renvoyés. Toutefois, l'objet de la loi n'est pas d'obliger l'agent chargé du renvoi à effectuer un examen approfondi des circonstances d'ordre humanitaire qu'il faut prendre en considération dans le cadre de l'examen de la demande CH du demandeur. [Non souligné dans l'original.]
[25] Les facteurs mentionnés par le demandeur, à savoir l'effet qu'aura la séparation pour sa famille, la santé d'un enfant qui a des troubles de développement et les difficultés financières que la séparation imposerait, font partie des conséquences malheureuses mais courantes que comporte l'expulsion. Ces facteurs ne satisfont pas à la portée restreinte dont il a ci‑dessus été fait mention quant à ce que l'agent peut examiner dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire.
[26] En l'espèce, le demandeur n'a pas réussi à établir que la décision de l'agente était manifestement déraisonnable. La demande sera rejetée. Aucune question grave de portée générale n'a été proposée et aucune question ne sera certifiée.
JUGEMENT
LA COUR STATUE que la demande est rejetée. Aucune question n'est certifiée.
Traduction certifiée conforme
Christiane Bélanger, LL.L.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
c.
LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA
LIEU DE L’AUDIENCE : TORONTO (ONTARIO)
DATE DE L’AUDIENCE : LE 11 OCTOBRE 2006
MOTIFS DU JUGEMENT
DATE DES MOTIFS : LE 18 OCTOBRE 2006
COMPARUTIONS :
Blake Kenwell |
POUR LE DEMANDEUR |
Kristina Dragaitis
|
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
BLAKE KENWELL Avocat Toronto (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR |
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada Toronto (Ontario)
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POUR LE DÉFENDEUR
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