Ottawa (Ontario), le 13 octobre 2006
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BEAUDRY
ENTRE :
et
ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire présentée conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), visant une décision rendue le 8 février 2006 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), laquelle a conclu que la demanderesse n’était pas crédible et qu’elle n’était donc ni une réfugiée au sens de la Convention ni une personne à protéger.
QUESTION EN LITIGE
[2] La Commission a-t-elle commis une erreur susceptible de contrôle en tirant une conclusion défavorable quant à la crédibilité?
[3] Pour les motifs qui suivent, la demande sera accueillie.
CONTEXTE
[4] La demanderesse est une femme de 30 ans, citoyenne du Bangladesh. Son mari, dont elle est séparée, ses parents ainsi que ses frères et sœurs vivent au Bangladesh.
[5] Au Bangladesh, la demanderesse a participé avec son père à la campagne électorale 2001, du côté de la Ligue Awami (la Ligue). En décembre 2001, des hommes de main du Parti national du Bangladesh (PNB) et du Jamaat ont incendié le magasin de son père, en représailles à leur soutien au parti d’opposition, la Ligue.
[6] En mars 2002, la demanderesse a été promue à l’exécutif de son aile de la Ligue et a été chargée de la question des travailleuses œuvrant dans le domaine du vêtement. Au cours de cette même année, elle a repoussé les avances et la demande en mariage de Humayun, un homme de main du PNB, qui a continué à la harceler. Ce harcèlement a persisté même après son mariage avec Ripon Hossain le 31 janvier 2003. Humayun a dit au mari de la demanderesse qu’il avait eu des relations intimes avec sa femme, ce qui a provoqué divers actes de violence conjugale.
[7] Le 4 juillet 2004, pendant que son mari était à l’étranger, la demanderesse a été enlevée par Humayun et trois autres hommes, qui lui ont bandé les yeux et l’ont emmenée dans une maison où ils l’ont torturée et violée. Elle a été trouvée inconsciente, gisant dans un fossé. On l’a emmenée à l’hôpital général de Mirpur, où elle a repris conscience. Elle a été traitée par le Dr Khaleda Akler et a reçu son congé trois jours plus tard, le 7 juillet 2004. Quand il a appris ce qui était arrivé, le mari de la demanderesse a dit au père à son épouse qu’elle ne devait plus revenir chez lui.
[8] La demanderesse est restée chez un ami pendant que son père prenait des dispositions avec un agent pour qu’elle puisse se réfugier au Canada.
[9] La demanderesse a quitté le Bangladesh le jour de son anniversaire, le 6 août 2004, et elle est entrée au Canada le 11 août 2004, après avoir passé quatre jours à New York. Le 13 août 2004, elle a demandé l’asile à titre de réfugiée au sens de la Convention pour le motif qu’elle craignait avec raison d’être persécutée par son mari et par des partisans du parti au pouvoir, le PNB, du fait de son appartenance, en tant que femme, à un groupe social. Elle craignait également d’être persécutée par des partisans du PNB du fait de ses opinions politiques, en tant que membre actif du parti d’opposition bangladais, la Ligue, auquel elle avait adhéré le 15 août 1999.
[10] Sa demande d’asile a été rejetée. Cette décision constitue le fondement de la présente demande de contrôle judiciaire.
DÉCISION À L’ÉTUDE
[11] La décision de la Commission est fondée uniquement sur la crédibilité de la demanderesse. La Commission a conclu que son comportement l’avait trahie. Elle ne répondait pas spontanément aux questions dont on la pressait. Au contraire, elle s’était appuyée fortement sur son Formulaire de renseignements personnels (FRP) au lieu de raconter spontanément ses souvenirs des faits allégués. En outre, elle était vague et son FRP ne comportait aucune mention de certains incidents qui, selon la demanderesse, se seraient produits en 2001. Finalement, la Commission a conclu que le manque de spontanéité de la demanderesse dans ses réponses ne l’avait pas aidée à établir sa crédibilité. De plus, elle confondait certaines dates et, parfois, elle ne pouvait se souvenir des dates en question.
[12] La demanderesse a expliqué qu’elle souffrait de pertes de mémoire et qu’il y avait beaucoup de choses dont elle n’arrivait pas à se souvenir depuis les évènements du 4 juillet 2004. Cependant, la Commission n’a pas accepté son explication.
[13] La Commission a également conclu que le certificat médical fourni par la demanderesse ne donnait pas suffisamment de précisions. En conséquence, la Commission n’a accordé aucune valeur probante au certificat médical et a mis en doute le viol collectif. La Commission a déclaré ceci :
[…] Si le tribunal croyait que la lettre a été rédigée à partir du dossier médical, comme elle le dit, il se serait attendu à certaines précisions sur les soins dispensés pendant son séjour à l’hôpital jusqu’au 7 juillet 2004, y compris sur les analyses faites pour confirmer le viol et s’assurer que la demandeure d’asile n’avait pas contracté et ne contracterait pas de maladies transmissibles sexuellement (MTS), car elle prétend avoir subi un viol collectif. Le tribunal ne comprend pas pourquoi la lettre ne fait aucune mention d’un suivi, au moins pour surveiller une grossesse future qui pouvait résulter de ce viol. Elle a déclaré que ses analyses médicales n’avaient rien montré de tout cela, même si son cycle mensuel (règles) s’était interrompu. Le tribunal n’accorde aucune valeur probante à la lettre en raison du manque de cohérence, de manière générale, avec son témoignage et parce qu’il manque plusieurs précisions dans la lettre elle-même. Le tribunal doute de son viol présumé.
[14] Finalement, la Commission a pris en compte les Directives du président concernant les revendicatrices du statut de réfugié craignant d'être persécutées en raison de leur sexe. Cependant, la Commission a conclu que, étant donné le manque de crédibilité de la demanderesse, les Directives ne s’appliquaient pas.
ANALYSE
Norme de contrôle
[15] Lorsqu’il est question de crédibilité dans l’examen de la demande d’asile, la norme de contrôle applicable est la décision manifestement déraisonnable. La Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. no 732 (C.A.F.) (QL), a statué aux paragraphes 2 à 4 :
Le procureur de l'appelant s'est appuyé, dans son mémoire, sur l'arrêt rendu par cette Cour dans Giron c. Le Ministre de l'Emploi et de l'Immigration [(1992), 143 N.R. 238 (C.A.F.)] pour soutenir que la cour saisie d'une demande de contrôle judiciaire peut plus facilement intervenir lorsqu'il s'agit d'une conclusion d'implausibilité. Comme l'arrêt Giron est de plus en plus souvent utilisé par les procureurs, il nous a semblé utile de le replacer dans une juste perspective.
Il est exact, comme la Cour l'a dit dans Giron, qu'il peut être plus facile de faire réviser une conclusion d'implausibilité qui résulte d'inférences que de faire réviser une conclusion d'incrédibilité qui résulte du comportement du témoin et de contradictions dans le témoignage. La Cour n'a pas, ce disant, exclu le domaine de la plausibilité d'un récit du champ d'expertise du tribunal, pas plus qu'elle n'a établi un critère d'intervention différent selon qu'il s'agit de « plausibilité » ou de « crédibilité ».
Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu'est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d'un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d'un récit et de tirer les inférences qui s'imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire. Dans Giron, la Cour n'a fait que constater que dans le domaine de la plausibilité, le caractère déraisonnable d'une décision peut être davantage palpable, donc plus facilement identifiable, puisque le récit apparaît à la face même du dossier. Giron, à notre avis, ne diminue en rien le fardeau d'un appelant de démontrer que les inférences tirées par le tribunal ne pouvaient pas raisonnablement l'être. L'appelant, en l'espèce, ne s'est pas déchargé de ce fardeau.
La Commission a-t-elle commis une erreur en concluant que la preuve de la demanderesse manquait de crédibilité?
[16] La Commission a fait mention de plusieurs sujets pour lesquels elle mettait en doute la preuve de la demanderesse. Surtout, elle a constaté que la demanderesse n’était pas spontanée et qu’elle ne mentionnait pas de dates. La Commission pouvait conclure qu’un tel comportement n’aidait pas la demanderesse à établir sa crédibilité, mais elle a commis une erreur en interprétant ces indices de comportement comme étant des indices lui permettant de mettre en doute la preuve de la demanderesse, y compris le fait qu’elle ait été victime d’un viol collectif.
[17] Il y a peu de jurisprudence traitant de demanderesses d’asile prétendant avoir été victimes d’un viol collectif. Cependant, ces précédents font tous état d’un certain comportement caractérisé par une léthargie, des oublis, une réticence à revivre les évènements lors du témoignage et des pertes de mémoire. Ce sont tous des symptômes qui se sont manifestés chez la demanderesse et qui ont servi de fondement aux conclusions quant à la crédibilité tirées par la Commission. (Annan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1995] A.C.F. no 1038 (C.F. 1re inst.) (QL); Sivayoganathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 1653 (C.F. 1re inst.) (QL); Schopova c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2003 CF 904, [2003] A.C.F. no 1155 (C.F.) (QL); et Sivalingham c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1994] A.C.F. no 1554 (C.F. 1re inst.) (QL).)
[18] Compte tenu de la jurisprudence sur le sujet, la Commission a commis une erreur en rejetant le témoignage de la demanderesse en raison de son comportement et il était donc déraisonnable pour la Commission de tirer une conclusion hâtive sans tenir compte des circonstances inhabituelles dans lesquelles la demanderesse avait affirmé s’être réfugiée au Canada.
[19] Comme l’a souligné l’avocat de la demanderesse, en reprenant les mots de James C. Hathaway dans The Law of Refugee Status (Markham, Butterworths, 1991), à la page 72, [traduction] « les personnes souffrant véritablement d’anxiété post‑traumatique sont souvent incapables de se souvenir correctement de certains faits, encore moins de les relater avec clarté ».
[20] En outre, un examen de la transcription de l’audience révèle que, au moment où la demanderesse était interrogée à propos des évènements du 4 juillet 2004, les représentants de la Commission sont intervenus de la manière suivante (page 24 du procès‑verbal de l’audience tenue le 31 mai 2005) :
[traduction]
L’Agent de protection des réfugiés (A.P.R.) (à la demanderesse)
Q. Alors, poursuivez votre récit, sur ce qui s’est produit le 4 juillet 2004.
R. Ils m’ont enlevée dans la rue. Pendant un certain temps, ils ont conduit, ils m’ont emmenée en voiture, puis ils se sont arrêtés, puis ils m’ont emmenée dans une pièce. Alors, ils ont enlevé le bandeau de mes yeux et ils m’ont montré une arme, un pistolet, et ils m’ont dit : « Si tu cries, je te tue. » Après, ils m’ont demandé de me déshabiller.
LE Président de l’audience (à la demanderesse)
Q. Combien étaient-ils?
R. Quatre.
Q. Donc les quatre se sont mal conduits envers vous? Oui?
R. Une personne avait une caméra vidéo, qui a allumé la caméra vidéo. Ils insistaient pour que je me déshabille.
Q. D’accord. Nous ne voulons pas entrer dans les détails. D’accord. Ils étaient quatre?
R. Oui.
Q. Ils étaient quatre hommes.
R. Oui.
Q. La question était si tous les quatre se sont mal conduits envers vous?
R. Trois personnes.
L’A.P.R. (à la demanderesse)
Q. Et comment êtes-vous sortie de cette maison?
R. Je ne sais pas, en fait, parce que, au moment où je suis sortie de cette pièce, j’étais inconsciente.
le Président de l’audience (à la demanderesse)
Q. Quelqu’un vous a aidé, ou… Quand vous avez repris conscience, de quoi vous souvenez-vous?
R. Quand j’ai repris conscience, j’ai vu que j’étais à l’hôpital.
Q. Quelqu’un vous a dit plus tard comment on vous a trouvée et emmenée à l’hôpital?
R. Oui, on me l’a dit plus tard.
Q. D’accord, dites-nous ce qu’on vous a dit?
R. C’est un garde qui m’a secourue dans la rue et qui m’a emmenée à l’hôpital.
[21] Cet extrait des questions posées à la demanderesse par les représentants de la Commission est révélateur. Quand la demanderesse a voulu expliquer en détail ce qui était arrivé, la Commission a dit : [traduction] « D’accord. Nous ne voulons pas entrer dans les détails. D’accord. »
[22] Bien que la Commission ait pu vouloir se montrer sensible en interrompant ainsi le témoignage de la demanderesse, il n’était pas raisonnable pour la Commission de refuser d’entendre les détails du récit de la demanderesse, aussi horribles et pénibles soient-ils, pour ensuite se retourner et affirmer que la demanderesse n’est pas crédible et seulement conclure ainsi :
« Le tribunal doute de son viol présumé ».
[23] Le témoignage de la demanderesse n’est pas contredit. Le tribunal avait un rapport médical concernant l’hospitalisation de la demanderesse du 4 au 7 juillet 2004, qui corrobore le témoignage de la demanderesse selon lequel elle avait été torturée et violée. Le rapport médical ne contient pas d’erreur apparente. Le tribunal n’a pas conclu que le rapport médical était un document contrefait. Les paragraphes 2 et 3 du rapport médical sont rédigés ainsi :
[traduction]
Le médecin ayant procédé à l’examen a également remarqué quatre marques circonscrites de brûlure au dos, qui me semblent avoir été causées par des cigarettes, d’une dimension d’environ 7 sur 8 mm, superficielles.
Le médecin, à partir de son examen et des déclarations de la patiente, a confirmé que celle‑ci avait été torturée et violée. Après avoir reçu le traitement nécessaire au bas‑ventre, la demanderesse s’est rétablie et a reçu son congé le 7 juillet 2004.
[24] Pour ce seul motif, la Commission a commis une erreur en rendant une décision fondée sur une conclusion de fait erronée et en tirant une conclusion abusive et arbitraire sans tenir compte des éléments dont elle disposait, au sens de l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7.
[25] La Commission a injustement évalué le témoignage de la demanderesse et a omis de prendre en compte des éléments de preuve pertinents quand elle a conclu que la demanderesse n’avait pas été violée.
[26] Les parties n’ont pas soumis de question à certifier.
JUGEMENT
LA COUR ORDONNE :
1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;
2. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il statue à nouveau sur l’affaire.
3. Aucune question n’est certifiée.
Traduction certifiée conforme
Elisabeth Ross
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : IMM-1231-06
INTITULÉ : JASMIN AKTER
c.
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L'AUDIENCE : MONTRÉAL (QUÉBEC)
DATE DE L'AUDIENCE : LE 4 OCTOBRE 2006
MOTIFS DU JUGEMENT
ET JUGEMENT: LE JUGE BEAUDRY
DATE DES MOTIFS : LE 13 OCTOBRE 2006
COMPARUTIONS :
Jeffrey Platt POUR LA DEMANDERESSE
Alexandre Tavadian POUR LE DÉFENDEUR
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Jeffrey Platt POUR LA DEMANDERESSE
Montréal (Québec)
John H. Sims, c.r. POUR LE DÉFENDEUR
Sous-procureur général du Canada
Montréal (Québec)