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Date : 20061013

Dossier : IMM-1407-06

Référence : 2006 CF 1204

Ottawa (Ontario), le 13 octobre 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BEAUDRY

 

 

ENTRE :

SELVARAJAH NADARAJAH

demandeur

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire, conformément au paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), visant une décision rendue le 16 février 2006 par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission), qui a conclu que le demandeur n’était pas crédible et qu’il n’était ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger.   

 

QUESTIONS

[2]               La Commission a-t-elle commis une erreur en tirant, de manière abusive et arbitraire, à partir de facteurs non pertinents ou sans égard à l’ensemble de la preuve devant elle, des conclusions défavorables quant à la crédibilité?

 

[3]               Pour les motifs qui suivent, il faut répondre à cette question par la négative et rejeter la présente demande.

 

CONTEXTE

[4]               Le demandeur est un jeune Tamoul, citoyen du Sri Lanka, qui a été obligé de travailler pour les Tigres de libération de l’Eelam tamoul (TLET) après une attaque perpétrée par l’armée en 1992  lors de laquelle plusieurs habitants de son village ont été tués.    

 

[5]               En avril 1995, il a été arrêté et battu par l’armée parce qu’il travaillait pour les TLET. De même, en octobre 2000, il a été arrêté, détenu et battu. Un mois plus tard, il a encore été persécuté par l’armée. Ces faits se seraient reproduits à différents moments au cours des années suivantes.   

 

[6]               Avec l’aide d’un passeur, le demandeur a quitté le Sri Lanka pour la Malaisie le 10 octobre 2004 et est entré au Canada le 26 octobre 2004. Il a été détenu dès son arrivée. Sa demande d’asile a été rejetée et cette décision constitue le fondement de la présente demande de contrôle judiciaire.

 

 

 

DÉCISION À L’ÉTUDE

[7]               Après avoir examiné tant la preuve orale que la preuve écrite, le tribunal a conclu que le demandeur n’était pas digne de foi. En particulier, le tribunal a mis en doute la crédibilité du demandeur sur les points suivants :

1.      Le demandeur s’est contredit en ce sens que, dans son témoignage, il a affirmé avoir reçu des documents quelques jours avant l’audience et, quand on lui a demandé pourquoi il lui avait fallu tant de temps pour les obtenir, il a donné deux explications différentes et contradictoires. D’une part, il a dit au tribunal que les documents se trouvaient dans une autre partie du pays et que sa femme avait dû aller les chercher et, d’autre part, il a plus tard témoigné que les documents avaient été perdus et avaient dû être imprimés de nouveau;

2.      Le témoignage du demandeur présentait des divergences au sujet de son itinéraire de voyage; plus exactement, le demandeur a affirmé être demeuré à Jaffna jusqu’en 2004. Quand on lui a demandé d’être plus précis, le demandeur a affirmé être resté à Jaffna jusqu’en septembre 2004, puis il a témoigné que c’était en octobre 2004; 

3.      Le demandeur a donné des versions nettement contradictoires quant au moment et à l’endroit où il a rencontré pour la première fois le passeur qui l’a aidé à quitter le Sri Lanka. Le demandeur a témoigné qu’il avait rencontré le passeur pour la première fois dans un hôtel de Malaisie, mais il a également témoigné que le passeur avait donné un pot‑de‑vin aux autorités de l’aéroport au Sri Lanka afin qu’elles le laissent quitter le pays. Le demandeur a également contredit son témoignage selon lequel il n’avait éprouvé aucune difficulté avec les autorités et quitté le Sri Lanka avec son passeport sri‑lankais;

4.      Le demandeur a témoigné qu’il s’était rendu au Canada avec un passeport indien, mais il ne connaissait pas le nom inscrit dans le passeport. De plus, la liste des passagers du vol de Swissair duquel il est débarqué à l’aéroport de Dorval ne comportait aucun citoyen indien; 

5.      Le tribunal n’a pas jugé plausible que le passeur ait ignoré que le demandeur voyageait avec sa propre carte d’identité et son certificat de naissance ou qu’il n’en ait pas discuté avec le demandeur;

6.      Finalement, le tribunal a jugé que le demandeur n’était pas crédible parce qu’il a affirmé dans le rapport rédigé au point d’entrée, ainsi que dans son Formulaire de renseignements personnels (FRP), qu’il avait quitté le Sri Lanka par crainte d’être persécuté par l’armée sri‑lankaise. Pourtant, dans son témoignage, le demandeur a affirmé que la véritable raison pour laquelle il avait quitté le Sri Lanka était sa crainte des TLET. 

 

[8]               Pour chacun de ces six points, le tribunal a fourni au demandeur une occasion d’expliquer les contradictions, divergences et incohérences de son témoignage. Le tribunal n’a pas été convaincu par les explications du demandeur. Le tribunal a plutôt constaté que le demandeur s’est montré vague, hésitant et évasif pendant la majeure partie de son témoignage et qu’il a rarement donné une réponse directe aux questions posées. Parfois, il ne répondait pas aux questions et celles‑ci devaient être répétées.

 

ANALYSE

Norme de contrôle

[9]               La norme de contrôle applicable aux questions de crédibilité est la décision manifestement déraisonnable, comme il a été statué dans l’arrêt Aguebor c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] A.C.F. n732 (C.A.F.) (QL). La Cour d’appel fédérale a déclaré ce qui suit :

 

 2       Le procureur de l'appelant s'est appuyé, dans son mémoire, sur l'arrêt rendu par cette Cour dans Giron c. Le Ministre de l'Emploi et de l'Immigration [(1992), 143 N.R. 238 (C.A.F.)] pour soutenir que la cour saisie d'une demande de contrôle judiciaire peut plus facilement intervenir lorsqu'il s'agit d'une conclusion d'implausibilité. Comme l'arrêt Giron est de plus en plus souvent utilisé par les procureurs, il nous a semblé utile de le replacer dans une juste perspective.

 

 3      Il est exact, comme la Cour l'a dit dans Giron, qu'il peut être plus facile de faire réviser une conclusion d'implausibilité qui résulte d'inférences que de faire réviser une conclusion d'incrédibilité qui résulte du comportement du témoin et de contradictions dans le témoignage. La Cour n'a pas, ce disant, exclu le domaine de la plausibilité d'un récit du champ d'expertise du tribunal, pas plus qu'elle n'a établi un critère d'intervention différent selon qu'il s'agit de « plausibilité » ou de « crédibilité ». 

 

 4      Il ne fait pas de doute que le tribunal spécialisé qu'est la section du statut de réfugié a pleine compétence pour apprécier la plausibilité d'un témoignage. Qui, en effet, mieux que lui, est en mesure de jauger la crédibilité d'un récit et de tirer les inférences qui s'imposent? Dans la mesure où les inférences que le tribunal tire ne sont pas déraisonnables au point d'attirer notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire. Dans Giron, la Cour n'a fait que constater que dans le domaine de la plausibilité, le caractère déraisonnable d'une décision peut être davantage palpable, donc plus facilement identifiable, puisque le récit apparaît à la face même du dossier. Giron, à notre avis, ne diminue en rien le fardeau d'un appelant de démontrer que les inférences tirées par le tribunal ne pouvaient pas raisonnablement l'être. L'appelant, en l'espèce, ne s'est pas déchargé de ce fardeau.

 

Conclusions défavorables quant à la crédibilité

[10]           Le tribunal a fondé ses conclusions défavorables quant à la crédibilité tant sur les contradictions internes du récit du demandeur que sur la non‑plausibilité de certaines explications du demandeur. Je traiterai de ces deux motifs séparément.

 

1)         Contradictions internes

[11]            Un examen attentif de la transcription du témoignage du demandeur révèle que le tribunal se trouvait devant plusieurs contradictions entre le témoignage du demandeur et les renseignements que ce dernier a fournis à l’agent d’immigration le jour de son arrivée au Canada. 

 

[12]           La transcription montre également que le tribunal a été sensible à plusieurs facteurs atténuants qui sinon auraient pu nuire à la crédibilité du demandeur. Ces facteurs atténuants comprennent les circonstances dans lesquelles son entrevue au point d’entrée s’est déroulée : par l’intermédiaire d’un interprète au téléphone. Par la nature de ses questions, le tribunal a aussi tenu compte du fait que le demandeur était un simple fermier peu scolarisé. La transcription indique également que le demandeur était représenté par un conseil compétent. 

 

[13]           À mon sens, rien dans la transcription de la procédure n’indique que le tribunal a fait preuve d’un zèle excessif pour mettre en doute la crédibilité du demandeur. Au contraire, le tribunal a fondé sa décision sur les nombreuses contradictions internes et sur la manière évasive dont le demandeur a tenté d’expliquer nombre de ces contradictions. 

 

[14]           Le tribunal avait des motifs valables de mettre en doute la crédibilité du demandeur. Il n’était donc pas déraisonnable pour le tribunal de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité du demandeur. Le tribunal a exigé du demandeur qu’il explique les nombreuses contradictions et, quoique certaines explications aient été acceptées, il n’était pas déraisonnable pour le tribunal de ne pas être convaincu de la véracité de certaines explications. La Cour est d’avis que le tribunal aurait dû accorder le bénéfice du doute au demandeur, par exemple, pour la question de son séjour à Jaffna. Il ne s’agissait pas d’un élément majeur et le tribunal l’a considéré comme une divergence mineure. Cela n’a pas influencé la décision dans son ensemble.   

 

(2)        Conclusions quant à la plausibilité

[15]           En ce qui concerne les conclusions de non‑plausibilité tirées par le tribunal, je suis d’accord avec l’analyse de M. Lorne Waldman (Immigration Law and Practice, 2e éd. (Markham,  LexisNexis Butterworths, 2006, vol. 1), au paragraphe 8.87) quand il affirme :

[traduction]

La distinction établie par la Cour fédérale entre les conclusions relatives à la crédibilité fondées sur des contradictions ou des incohérences dans le témoignage du demandeur d’asile et celles fondées sur des conclusions tirées de la preuve soumise au tribunal est extrêmement importante. Dans Giron c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1992), 143 N.R. 238, [1992] A.C.F. n481 (C.A.F.), la Cour a indiqué qu’elle serait plus disposée à intervenir dans des conclusions relatives à la crédibilité fondées sur des conclusions tirées par le tribunal :

 

La Section du statut de réfugié de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (« la Commission ») a choisi de fonder en grande partie sa conclusion en l'espèce à l'égard du manque de crédibilité, non pas sur des contradictions internes, des incohérences et des subterfuges, qui constituent l'essentiel du pouvoir discrétionnaire des juges des faits, mais plutôt sur l'invraisemblance des critères extrinsèques, tels que le raisonnement, le sens commun et la connaissance d'office, qui nécessitent tous de tirer des conclusions que les juges des faits ne sont pas mieux placés que les autres pour tirer.

 

[16]           En l’espèce, le tribunal a affirmé ce qui suit :

D’après son témoignage, le demandeur d’asile ne sait pas avec quel passeport il s’est rendu de la Malaisie au Canada. Il sait seulement qu’il s’agissait d’un passeport indien. Il ne sait pas quel était le nom inscrit dessus. Il n’est guère vraisemblable qu’un passeur professionnel ne dise pas à son client sous quel nom il va voyager. Le demandeur d’asile a également dit qu’il voyageait avec sa carte d’identité et son certificat de naissance, à l’insu de l’agent. Il n’est guère vraisemblable qu’en utilisant les services d’un passeur, en l’ayant payé et en sachant qu’il voyageait avec un faux passeport de la Malaisie au Canada, il n’en ait pas profité pour demander à son accompagnateur s’il était bon ou non d’avoir sur lui des pièces d’identité qui contredisaient le passeport. De plus, il n’est guère vraisemblable qu’un passeur professionnel n’ait pas informé son client sur une question si importante. En outre, même si le demandeur d’asile a déclaré avoir eu sur lui sa carte d’identité et son certificat de naissance : [traduction] « J’ai emporté ma carte d’identité et mon certificat de naissance », nous lisons à la pièce M‑2 : [traduction] « Aujourd’hui, un observateur a apporté l’original de votre certificat de naissance et il s’appelle Pathmamohan. »

 

 

[17]           À mon avis, le critère énoncé dans Giron ne s’applique pas aux faits sur lesquels le tribunal s’est fondé pour tirer ses conclusions de non‑plausibilité. D’abord, le comportement des passeurs professionnels de clandestins n’est pas un sujet connu du grand public ou faisant habituellement partie du domaine d’expertise de la Cour. Ensuite, en raison de la nature des passeurs professionnels de clandestins et de leurs caractéristiques particulières, on pourrait affirmer que le tribunal d’immigration possède une plus grande expertise que les tribunaux judiciaires pour traiter des affaires où il est question de passeurs professionnels. Finalement, les conclusions relatives à la crédibilité fondées sur la non‑plausibilité de la preuve soumise au tribunal sont essentielles à la décision du tribunal et je ferais preuve de retenue envers les conclusions du tribunal sur ce sujet en particulier.

 

[18]           Compte tenu de ces faits, il n’était pas déraisonnable pour le tribunal, étant donné son expertise pour traiter des affaires où il est question de passeurs professionnels, de mettre en doute les explications du demandeur. Tout comme pour ses conclusions quant à la crédibilité fondées sur les contradictions internes du récit du demandeur, le tribunal pouvait raisonnablement tirer les conclusions qu’il a tirées quant à la non‑plausibilité des explications du demandeur au sujet du passeur professionnel.   

 

[19]           C’est pourquoi la Cour conclut que la décision du tribunal n’était pas manifestement déraisonnable de manière à justifier une intervention judiciaire.

 

[20]           Les parties n’ont pas soumis de question à certifier et aucune n’est soulevée.


 

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE : La demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’est certifiée.

 

 

« Michel Beaudry »

Juge

 

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross

 

 

 

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                    IMM-1407-06

 

INTITULÉ :                                                   SEVARAJA NADARAJAH

                                                                        c.

                                                            LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                             MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                           LE 3 OCTOBRE 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :                                          LE JUGE BEAUDRY

 

DATE DES MOTIFS :                                  LE 13 OCTOBRE 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Viken Artinian                                                  POUR LE DEMANDEUR

 

Sylviane Roy                                                    POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Joseph W. Allen                                               POUR LE DEMANDEUR

Montréal (Québec)

 

John H. Sims, c.r.                                             POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

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