Référence : 2006 CF 1077
Ottawa (Ontario), le 12 septembre 2006
En présence de monsieur le juge de Montigny
ENTRE :
demanderesse
et
MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT
[1] Le présent appel a été logé conformément à l’article 56 de la Loi sur les marques de commerce, L.R.C. 1985, c. T-13 (Loi), à l’encontre d’une décision rendue le 10 février 2005 par un membre de la Commission aux oppositions des marques de commerce (Commission). Dans cette décision, la Commission, dont les membres exercent les pouvoirs qui leur sont délégués par le registraire des marques de commerce (registraire), rejetait la demande d’enregistrement de la demanderesse pour la marque nominale FRUITÉ (Marque) en liaison avec des jus de fruits et boissons aux fruits non alcoolisés. Cette demande avait été produite par la demanderesse le 19 janvier 1998, sur la base de l’emploi qu’elle aurait fait de cette marque depuis le 10 juillet 1987.
[2] Il appert en effet que A. Lassonde Inc., soit le prédécesseur en titre de la demanderesse Industries Lassonde Inc. quant aux droits dans les marques pertinentes au présent appel, utilise la marque graphique FRUITÉ Dessin et la marque nominale FRUITÉ an association avec des jus de fruits et boissons aux fruits depuis au moins juillet 1987, date à laquelle ces produits ont été lancés et commercialisés.
[3] Dans sa décision, la Commission a essentiellement conclu que la demande d’enregistrement ne pouvait être accueillie parce que la Marque n’avait pas acquis un caractère distinctif et parce que plusieurs entités avaient utilisé la Marque. Cependant, il convient de noter que la Commission en est arrivée à cette conclusion après avoir rejeté l’affidavit de M. Jean Gattuso, président et directeur général de la demanderesse, ce dernier n’ayant pu être contre-interrogé en profondeur par la défenderesse suite au comportement inacceptable de l’agent de M. Gattuso. Cette situation, que la Commission prend soin de déplorer, l’a donc forcée à prendre une décision en l’absence de preuve sur des éléments clés comme les chiffres de ventes et les dépenses publicitaires pour les jus et les boissons vendus en association avec la Marque.
[4] Compte tenu du nouvel affidavit de M. Gattuso déposé dans le cadre des présentes procédures et du fait que la défenderesse a avisé la Cour qu’elle ne participerait pas à l’appel, j’accueille la présente demande et j’infirme la décision de la Commission. Les paragraphes suivants exposent les motifs ayant mené cette Cour à conclure comme elle le fait.
HISTORIQUE DU LITIGE
[5] Le 19 janvier 1998, A. Lassonde Inc. a déposé une demande d’enregistrement pour la marque nominale FRUITÉ pour cause d’emploi en association avec les marchandises « jus de fruits et boissons aux fruits non alcoolisés ». Malgré le caractère a priori descriptif de la Marque, le registraire a conclu qu’elle avait été employée au Canada depuis le mois de juillet 1987 et qu’elle était devenue distinctive au moment de la production de la demande d’enregistrement, le tout conformément au paragraphe 12(2) de la Loi. Par conséquent, le registraire émettait un avis approprié d’autorisation le 18 juin 1998, et publiait la demande d’enregistrement le 22 juillet 1998 dans le journal des marques de commerce pour fins d’opposition.
[6] Cette décision n’était guère surprenante, compte tenu du fait qu’il avait antérieurement admis deux demandes d’enregistrement de A. Lassonde Inc. pour la marque FRUITÉ Dessin et les avait enregistrées en 1997. Il faut savoir que A. Lassonde Inc. avait produit une première demande d’enregistrement pour la marque FRUITÉ Dessin le 25 mai 1989. Au stade de l’examen, cette demande avait fait l’objet d’une objection au motif que cette marque décrivait clairement la nature des marchandises en liaison avec lesquelles elle était employée, contrevenant ainsi à l’alinéa 12(1)(b) de la Loi. En réponse à cette objection, A. Lassonde Inc. produisit un affidavit de M. Gattuso dans lequel il faisait état des ventes et des dépenses annuelles en publicité pour les jus et les boissons vendus en association avec la marque FRUITÉ Dessin. Sur la foi de cet affidavit, le registraire reconnaissait que cette marque était devenue distinctive au Québec, en Ontario, ainsi que dans les provinces maritimes, et retirait ainsi son objection conformément au paragraphe 12(2) de la Loi. La marque FRUITÉ Dessin a donc été enregistrée le 16 juin 1997 sous le numéro LMC477835. Faut-il le préciser, les effets de cet enregistrement étaient alors restreints aux seules provinces mentionnées ci-dessus.
[7] Le 28 février 1994, cette première demande d’enregistrement fut suivie d’une deuxième toujours concernant la même marque, soit FRUITÉ Dessin. Cette demande fit également l’objet d’une objection fondée sur l’alinéa 12(1)(b) de la Loi, et un deuxième affidavit de M. Gattuso fut produit afin de se prévaloir à nouveau des dispositions du paragraphe 12(2) de la Loi quant à cette deuxième demande. Bénéficiant alors, entre autres, de cinq années de ventes supplémentaires, le registraire a reconnu que la marque FRUITÉ Dessin était devenue distinctive sur l’ensemble du territoire canadien et enregistra la marque sous le numéro LCM485575 le 17 novembre 1997.
[8] Malgré le caractère a priori descriptif de la marque nominale FRUITÉ, il était prévisible que le registraire conclut que la marque était devenue distinctive à la date de production de la demande, sur la base de la preuve d’usage déposée dans le cadre des deux demandes d’enregistrement précédentes. Or, Sun Pac Foods Limited produisit le 6 janvier 1999 une déclaration d’opposition dont copie a été transmise à la demanderesse le 2 mars 1999. Les motifs d’opposition de la défenderesse ont été résumés comme suit par la Commission à la première page de la décision frappée d’appel:
1) en vertu des dispositions de l’alinéa 38(2)(a) de la loi sur les marques de commerce (la « loi »), la présente demande ne respecte pas les formalités prévues à l’article 30 de la loi en ce que :
a) la Requérante n’a pas employé la Marque depuis la date de premier emploi alléguée dans sa demande en liaison avec les Marchandises (article 30(b) de la loi);
b) la Requérante ne pouvait pas être convaincue d’avoir droit à l’usage de la Marque vu la nature descriptive de la Marque et de son emploi par des tiers (article 30(i) de la loi);
2) en vertu des dispositions de l’alinéa 38(2)(b) de la loi, la Marque n’est pas enregistrable en ce que :
a) la Marque donne une description claire ou donne une impression fausse et trompeuse de la nature ou de la qualité des Marchandises lorsque employée en liaison avec ces dernières (article 12(1)(b) de la loi);
b) elle contrevient aux dispositions de l’article 10 de la loi car la Marque est reconnue en vertu d’une pratique commerciale ordinaire et authentique, comme identifiant le genre et la qualité des Marchandises et a été employée par de nombreux tiers tel qu’il appert de l’état du registre (article 12(1)(c) de la loi);
c) la Marque crée de la confusion avec les marques de commerce antérieurement employées par des tiers, dont FRUITTI qui a fait l’objet des enregistrements numéro TMA319752 et TMA 340793, propriété de Ault Foods Limited (article 12(1)(d) de la loi); et
d) le mot « FRUITÉ » n’a pas été ainsi employé par la requérante de telle sorte qu’il soit devenu distinctif au sens de l’article 2 de la loi à la date de production de la demande (article 12(2) de la loi);
3) en vertu des dispositions de l’alinéa 38(2)(d) et de l’article 2 de la loi, la Marque n’est pas distinctive car :
a) elle est clairement descriptive ou donne une impression fausse et trompeuse de telle sorte qu’elle ne peut servir à distinguer;
b) la Requérante a autorisé des licenciées d’employer la Marque de telle sorte que la Marque n’est pas distinctive le tout en contravention aux dispositions de l’article 50 de la loi;
c) des tiers emploient des marques similaires.
[9] Sur la base de la preuve qui lui avait été soumise, la Commission a d’abord rejeté le motif d’opposition 2(b) tel que décrit ci-haut, au motif que la défenderesse n’avait pas allégué tel que stipulé à l’alinéa 12(1)(c) de la Loi que la Marque en soi constitue le nom des marchandises décrites dans la demande d’enregistrement. Elle a également considéré que la défenderesse ne s’était pas déchargée de son fardeau initial de preuve relativement au motif d’opposition 1(a). Enfin, le motif 1(b) a également été rejeté parce que la défenderesse n’avait pas allégué que la demanderesse devait savoir que la Marque était descriptive ou employée par des tiers. En effet, l’alinéa 30(i) de la Loi exige qu’au moment du dépôt d’une demande d’enregistrement, le requérant doit produire « une déclaration portant [qu’il] est convaincu qu’il a droit d’employer la marque [(…)]». Alternativement, la Commission indique que si elle se trompe sur ce motif, son sort serait tributaire du sort réservé aux motifs d’opposition 2(a), 2(d) et 3. En effet, on peut penser que si la preuve démontre que la marque FRUITÉ n’était pas devenue distinctive des marchandises de la demanderesse à la date du dépôt de la demande d’enregistrement, la demanderesse ne pouvait être convaincue ou croire qu’elle avait le droit à son usage.
[10] Par contre, la Commission a retenu les motifs 2(a) et (d), de même que les motifs 3(b) et (c) tels que décrits plus haut. Si la Commission en est arrivée à cette conclusion, c’est essentiellement parce qu’il n’y avait devant elle aucune preuve qui lui aurait permis de passer outre aux objections de la défenderesse en s’appuyant sur le paragraphe 12(2) de la Loi. Il semble en effet que l’agent de la demanderesse a fait preuve d’un comportement inadmissible lors du contre-interrogatoire de M. Gattuso, chaque question posée par la défenderesse faisant l’objet systématique d’une objection ou d’une demande d’éclaircissement alors même que cette affaire n’en était qu’au stade préliminaire et qu’à l’étape de la définition du rôle et des responsabilités de l’affiant au sein de la demanderesse. Le climat devait d’ailleurs s’envenimer à un point tel que le témoin et son agent se retirèrent de la salle avant que le contre-interrogatoire ne puisse être complété. La défenderesse ayant subi un grave préjudice du fait qu’elle n’avait pas été en mesure de contre-interroger entièrement l’affiant sur les éléments essentiels de son affidavit qui visait à établir le caractère distinctif de la Marque, la Commission n’eut d’autre choix que d’associer cette situation à un refus de soumettre l’affiant à un contre-interrogatoire. Voilà pourquoi elle refusa de considérer le contenu de cet affidavit.
[11] Compte tenu du rejet de l’affidavit souscrit par M. Gattuso, la Commission n’avait d’autre choix que d’accueillir les objections formulées par la défenderesse eu égard au caractère distinctif de la Marque et à l’utilisation que d’autres entités auraient pu en faire. On trouve l’essentiel des motifs de la Commission à ce chapitre dans les deux paragraphes suivants de la décision à la page 18 :
Il appert du résumé de la preuve produite par l’Opposante que cette dernière s’est déchargée de son fardeau initial de preuve relativement aux motifs 2a) et d). En effet les définitions que l’on retrouve dans les dictionnaires démontrent clairement que le mot « FRUITÉ » est descriptif d’une des caractéristiques des Marchandises, à savoir qu’il s’agit de jus ou boissons fruités. Toutefois cette preuve ne constitue pas en soi une fin de non recevoir de la demande d’enregistrement. En vertu des dispositions de l’article 12(2) de la Loi la Requérante pouvait démontrer que, à la date de production de la demande d’enregistrement, la Marque avait acquis un caractère distinctif. Or l’affidavit servant à démontrer le caractère distinctif de la Marque est celui de M. Jean Gattuso qui a été rejeté du dossier pour les motifs ci-haut exprimés. Je me dois donc d’accueillir les motifs 2a) et d) car la requérante ne s’est pas déchargée de son fardeau de démontrer que la Marque est enregistrable.
Même si l’affidavit de M. Gattuso était conservé au dossier, la conclusion négative que j’ai tirée du refus de M. Gattuso d’être contre-interrogé, soit que plusieurs entités ont utilisé la Marque, sans savoir avec précision quel lien existe entre ces entités fait en sorte que je conclurais que la Marque n’était pas distinctive de la Requérante à la date de production de la déclaration d’opposition. J’accueillerais donc également les motifs d’opposition 3b) et c) ci-haut décrits.
[12] Étant donné cette conclusion défavorable à la demanderesse, la Commission ne jugea pas utile de se prononcer sur les autres motifs d’opposition soulevés par la défenderesse, soit les motifs 2(c) et 3(a).
[13] La demanderesse a porté cette décision en appel le 5 avril 2005. Dans son avis d’appel, elle demande à cette Cour, non seulement d’infirmer la décision de la Commission, mais également d’ordonner au registraire de procéder à l’enregistrement de la marque FRUITÉ visée par la demande d’enregistrement portant le numéro 866595. Au soutien de son appel, la demanderesse soumet un nouvel affidavit de M. Gattuso, lequel comprend les affidavits qu’il avait déjà déposés relativement aux enregistrements LMC477835 et LCM485575 déjà mentionnés plus haut, ainsi que l’affidavit de Mme Caroline Lemoine, directrice des affaires juridiques d’Industries Lassonde Inc.
[14] Aucun des affiants de la demanderesse n’a été contre-interrogé par la défenderesse. Le contre-interrogatoire de M. Gattuso devait avoir lieu les 1er et 2 novembre 2005, mais la partie défenderesse demanda plutôt à cette Cour de tenir une conférence de règlement des différends ces mêmes jours pour tenter de mettre un terme à ce litige ainsi qu’à un autre dossier connexe, soit l’action de Lassonde contre Sun Pac en violation de marque de commerce, dossier T-393-98. Par conséquent, une telle séance de médiation eut effectivement lieu les 30 novembre et 1er décembre 2005, sous la présidence de mon collègue le juge Roger Hughes. Suite à cette séance, il a été ordonné à Sun Pac de ne pas prendre part à cet appel. D’ailleurs, une lettre à cet effet a été déposée à la Cour le 8 décembre 2005 avec le consentement de la demanderesse, où il y est précisé que ni l’une ni l’autre des parties ne sollicitera des dépens dans cette affaire.
ANALYSE
[15] La question qui se pose aujourd’hui devant cette Cour est celle de savoir si la décision de la Commission devrait être écartée, et ce, sur la base des renseignements fournis par M. Gattuso dans son affidavit et dans les pièces qui y sont jointes.
[16] La décision de principe régissant la révision en appel d’une décision de la Commission est la décision Brasseries Molson c. John Labatt Ltée, [2000] 3 C.F. 145, [2000] A.C.F. no. 159 (QL). Dans cette affaire, la Cour d’appel fédérale a établi qu’en l’absence de nouvelle preuve, la Cour doit agir avec une certaine retenue à l’endroit de la décision frappée d’appel; en revanche, lorsqu’une nouvelle preuve est déposée et que cette preuve est pertinente, la Cour doit en arriver à ses propres conclusions comme le rapporte le paragraphe 51 de la décision :
Je pense que l’approche suivie dans les affaires Benson & Hedges et McDonald’s Corp. est conforme à la conception moderne de la norme de contrôle. Même s’il y a, dans la Loi sur les marques de commerce, une disposition portant spécifiquement sur la possibilité d’un appel à la Cour fédérale, les connaissances spécialisées du registraire sont reconnues comme devant faire l’objet d’une certaine déférence. Compte tenu de l’expertise du registraire, et en l’absence de preuve supplémentaire devant la Section de première instance, je considère que les décisions du registraire qui relèvent de son champ d’expertise, qu’elles soient fondées sur les faits, sur le droit ou qu’elles résultent de l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, devraient être révisées suivant la norme de la décision raisonnable simpliciter. Toutefois, lorsqu’une preuve additionnelle est déposée devant la Section de première instance et que cette preuve aurait pu avoir un effet sur les conclusions du registraire ou sur l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, le juge doit en venir à ses propres conclusions en ce qui concerne l’exactitude de la décision du registraire.
[17] Par conséquent, et dans la mesure où cette Cour n’a été saisie d’aucune nouvelle preuve relativement aux motifs rejetés par la Commission, je ne vois aucune raison de remettre en question ses conclusions eu égard aux motifs 1(a), 1(b) et 2(c). Qu’en est-il cependant de la conclusion à l’effet que la Marque n’est pas distinctive?
[18] Sous le régime du paragraphe 12(2) de la Loi, la demanderesse doit démontrer que la marque de commerce qu’elle veut enregistrer, bien qu’elle puisse être considérée comme descriptive, a acquis une signification seconde et distinctive prépondérante au fil de son usage en liaison avec les marchandises ou les services auxquels elle est associée. La date qu’il faut prendre en considération pour déterminer cette question est celle de la date du dépôt de la demande d’enregistrement de la marque en question. D’autre part, il ne sera pas nécessaire d’établir que l’emploi d’une marque est exclusif pour en établir le caractère distinctif; il faut plutôt considérer l’ensemble des circonstances et prouver que son emploi est suffisamment important pour que la marque puisse être considérée distinctive comme l’enseigne la décision Brasseries Molson c. John Labatt Ltée, ci-dessus, aux paragraphes 59 et 70.
[19] Il appert de l’affidavit déposé par M. Gattuso, dont le contenu doit être tenue pour avérée en l’absence de contre-interrogatoire, que les chiffres de vente pour les jus de fruits et les boissons aux fruits vendus en association avec la Marque depuis 1987, soit la date du dépôt de la demande d’enregistrement, sont en constante progression, passant de 2 154 104 $ en 1987 sur le seul territoire québécois à 25 751 925 $ en 1998, et cette fois, sur les territoires du Québec, de l’Ontario et de l’Ouest canadien. En bref, cela représente un total de près de 160 000 000 $ de ventes de jus de fruits et de boissons aux fruits en association avec lesquels la Marque est utilisée, et ce, pour la période allant de 1987 à 1998, ou encore près de 170 000 000 bouteilles vendues au Canada pendant la même période.
[20] Quant aux investissements pour faire la promotion et la publicité des mêmes marchandises vendues en association avec la Marque durant la même période, ils totalisent plus de 5 000 000 $. Ces chiffres sont considérables, compte tenu notamment du fait que les produits vendus sont peu coûteux.
[21] D’autre part, je note que la demanderesse a fait preuve de diligence à l’égard de tierces parties non autorisées à utiliser des marques de commerce similaires en association avec des breuvages ou autres marchandises du même genre, comme en font foi un certain nombre de copies de documents produits au soutien de l’affidavit de M. Gattuso.
[22] Enfin, je me dois de tenir compte du fait que le registraire a déjà reconnu, à deux reprises, que la marque FRUITÉ Dessin était devenue distinctive, et ce, en 1997, en acceptant d’enregistrer cette marque graphique d’abord pour le Québec, l’Ontario et les provinces maritimes, puis ensuite, pour l’ensemble du territoire canadien. Comme je l’ai mentionné plus haut, le registraire en est arrivé à cette conclusion sur la base des affidavits souscrits par M. Gattuso pour contrer les objections fondées sur l’alinéa 12(1)(b) de la Loi, et ces affidavits sont essentiellement au même effet que celui qu’il a déposé dans le cadre du présent appel.
[23] Quant aux commentaires de la Commission à l’effet que la Marque ne serait pas distinctive eu égard au fait que « [(…)] plusieurs entités ont utilisé la Marque, sans savoir avec précision quel lien existe entre ces entités [(…)] », l’affidavit de Me Caroline Lemoine, affidavit qui n’était pas devant la Commission, vient clarifier cette ambiguïté. Il ressort en effet de cet affidavit et des pièces jointes que la compagnie A. Lassonde Inc. a dûment cédé à Industries Lassonde Inc., le 19 juillet 2000, tous ses droits dans la marque FRUITÉ, incluant les enregistrements de marques LMC477835 et LMC485575 pour la marque FRUITÉ Dessin et la demande d’enregistrement 866595, faisant l’objet du présent dossier. Quant à la confusion qui aurait pu exister entre les dénominations sociales « A. Lassonde & Fils Inc. » et « A. Lassonde Inc. », elle résulte essentiellement d’un changement de nom survenu en mai 1992 par lequel on a retiré le « & Fils » de la dénomination sociale. On ne peut donc conclure à la lumière de ce qui précède que plusieurs entités auraient utilisé la Marque, ce qui lui aurait enlevé son caractère distinctif. Toutes les entreprises utilisant le nom « Lassonde » constituent une seule et même entité.
[24] Enfin, j’ai consulté brièvement la preuve déposée par la défenderesse avant qu’elle ne se retire du dossier. Cette preuve consiste en deux affidavits, soit celui de Mme Lynda Palmer, recherchiste en matière de marques de commerce, et celui de Mme Andrea Jane Long ,avocate pour la firme représentant la défenderesse.
[25] L’affidavit de Mme Palmer porte sur deux recherches du registre des marques, une première concernant des marques comportant un des mots « fruité », « fruitée » et « fruity » et une seconde comportant le mot « fruit » ou son pluriel. Bien que ces recherches indiquent la présence de plusieurs marques sur le registre comprenant un de ces mots, elles ne révèlent aucune marque composée uniquement du mot « FRUITÉ » en association avec des jus, des boissons ou des marchandises semblables, et bien entendu, autres que celles d’Industries Lassonde. Néanmoins, cela ne serait pas fatal; car comme je l’ai mentionné plus haut, il n’est pas nécessaire d’établir l’emploi exclusif d’une marque pour démontrer son caractère distinctif.
[26] Par ailleurs, l’affidavit de Mme Long met en preuve l’existence de produits, essentiellement de la nourriture et des breuvages, dont le nom comprend notamment le mot « fruit » ou l’un de ses dérivés. Dans la mesure où l’on n’a mis en preuve aucun jus, boisson ou marchandise semblable vendu en association avec la marque « FRUITÉ » comme telle, la force probante de cette preuve est plutôt faible. En tout état de cause, les produits dont fait état Mme Long dans son affidavit ont été achetés dans divers commerces de vente au détail au cours du mois de mai 2005. Or, les dates pertinentes pour évaluer le caractère distinctif d’une marque sont la date du dépôt de la demande d’enregistrement, pour une analyse suivant le paragraphe 12(2) de la Loi, et la date du dépôt d’une déclaration d’opposition fondé sur l’absence de caractère distinctif d’une marque, suivant l’article 2 de la Loi.
[27] Pour tous les motifs qui précèdent, j’en arrive à la conclusion que la demanderesse a démontré que la Marque a acquis un caractère distinctif, bien qu’elle puisse être considérée descriptive à première vue et que les objections formulées par la défenderesse dans ses motifs d’opposition 2(a), 2(d), 3(b) et 3(4) ne peuvent être retenus. De plus, j’estime que le motif 3a) doit également être rejeté, puisqu’il ne s’agit que de la reformulation de l’interdiction d’enregistrer une marque qui donne une description claire ou fausse et trompeuse de la nature ou de la qualité des marchandises, prévue à l’alinéa 12(1)(b) de la Loi. La Marque FRUITÉ visée par la demande d’enregistrement numéro 866595 peut donc être enregistrée conformément au paragraphe 12(2) de la Loi.
[28] Reste le motif d’opposition 2(c) de la défenderesse et reproduit plus haut voulant que la Marque crée de la confusion avec les marques de commerce antérieurement employées par des tiers, dont FRUTTI & Dessin faisant l’objet des enregistrements LMC319752 et LMC340793 appartenant à Ault Foods Ltd. Comme je l’ai mentionné plus haut, la Commission ne s’est pas prononcée sur ce motif, prévu à l’alinéa 12(1)(d) de la Loi. La pratique normale serait donc de renvoyer le dossier à la Commission pour que, forte de son expertise, elle puisse trancher cette objection. La demanderesse a cependant fait valoir que l’enregistrement de sa marque s’en trouverait retardé d’au moins un an, et que cette Cour devrait lui épargner ce préjudice en se prononçant immédiatement sur cette question. Compte tenu des circonstances bien particulières de cette affaire, et notamment de l’ordonnance rendue par mon collègue le juge Hughes faisant en sorte que la défenderesse s’est à toutes fins pratiques retirée du dossier, j’accepterai donc de façon exceptionnelle, de me pencher sur cette objection sans avoir le bénéfice de l’analyse qu’aurait pu en faire la Commission.
[29] Tout d’abord, je prends note du fait que la défenderesse ne s’est pas déchargée de son fardeau initial puisqu’elle n’a pas produit une copie certifiée conforme des enregistrements avec lesquels on allègue que la Marque crée de la confusion. La seule chose que l’on retrouve dans le dossier est une copie du dossier d’examen (au stade de l’opposition) et des résultats de recherche de marque (au stade de l’opposition, et dans le cadre du présent appel). Cependant, cette lacune dans la preuve m’apparaît bien technique, comme le concède d’ailleurs la demanderesse, et il serait inapproprié de disposer de cette objection sur cette seule base.
[30] Par contre, je n’éprouve aucune difficulté à me ranger aux arguments de fond dont fait état la demanderesse dans son mémoire additionnel. Cette dernière fait valoir que la défenderesse n’a fourni aucune preuve attestant d’un quelconque usage de l’une ou l’autre des marques citées. Pourtant, l’affidavit de Mme Long tient en onze volumes et fait état de centaines de produits comestibles incluant les boissons et les jus sur lesquels apparaissent des dérivés du mot “fruit” qu’elle a trouvés au cours de ses visites dans onze épiceries sur les territoires de Montréal et Toronto. Une telle lacune a de quoi surprendre. Force m’est donc de constater qu’il y a absence totale de preuve sur trois des éléments dont on doit tenir compte au terme du paragraphe 6(5) de la Loi pour déterminer s’il y a confusion possible, soit la mesure dans laquelle les marques citées sont devenues connues, sur la période pendant laquelle ces marques ont été en usage, et sur la nature du commerce relié à ces marques.
[31] Quant au degré de ressemblance entre les marques, elles sont toutes composées d’un dérivé du mot « fruit », ce qui est commun dans l’industrie alimentaire en général et dans l’industrie des boissons aux fruits en particulier. Les marques possèdent donc un faible caractère distinctif inhérent, et dans ces circonstances, il est admis que de légères différences peuvent servir à les distinguer comme le souligne la décision Kellogg Canada Inc. c. Weetabix of Canada Ltd., 2002 FCT 724, (2002), 20 C.P.R.(4th) 17 (C.F.). Même si je conviens que les mots « FRUITÉ » et « FRUTTI » se ressemblent à première vue, ils diffèrent néanmoins de par leur orthographe et leur prononciation, de même que dans leur présentation. Je pense d’ailleurs que l’argument de la confusion aurait pu avoir plus de poids s’il avait été présenté par le titulaire de la marque avec laquelle on allègue que la marque proposée créera de la confusion, plutôt que par un tiers. En tout état de cause, je conclus, selon la balance des probabilités, que l’enregistrement de la marque « FRUITÉ » n’est pas susceptible de créer de la confusion avec d’autres marques existantes. Par conséquent, je rejette le motif 2(c).
[32] Pour tous ces motifs, j’accueille l’appel de la demanderesse, j’infirme la décision de la Commission en date du 10 février 2005 et j’ordonne au registraire de procéder à l’enregistrement de la marque FRUITÉ visée par la demande d’enregistrement de marque de commerce no. 866595.
Le tout sans frais.
JUGEMENT
LA COUR REND LE JUGEMENT SUIVANT :
1- L’appel est accueilli;
2- La décision de la Commission en date du 10 février 2005 est infirmée;
3- La Cour ordonne au registraire des marques de commerce de procéder à l’enregistrement de la marque FRUITÉ visée par la demande d’enregistrement de marque de commerce no. 866595.
Le tout sans frais.
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER : T-600-05
INTITULÉ : Industries Lassonde Inc. c. Sun Pac Foods Ltd.
LIEU DE L'AUDIENCE : Montréal, Québec
DATE DE L'AUDIENCE : le 23 mai 2006
MOTIFS DU JUGEMENT : le juge de Montigny
DATE DES MOTIFS DU
JUGEMENT ET JUGEMENT: le 12 septembre 2006
COMPARUTIONS :
Me Pascal Lauzon POUR LA DEMANDERESSE
Pas de représentation POUR LA DÉFENDERESSE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Me Pascal Lauzon
Montréal, Québec POUR LA DEMANDERESSE
Me Andrea Long
Johnston Wassenaar LLP
Toronto, Ontario POUR LA DÉFENDERESSE