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Date : 20060809

Dossier : IMM‑5042‑05

Référence : 2006 CF 956

Ottawa (Ontario), le 9 août 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE SHORE

 

 

ENTRE :

TINA ONG YU

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

 

APERÇU

[1]               La structure des motifs d’ordre humanitaire repose sur des critères spéciaux qui s’appliquent dans un cadre tout à fait particulier. C’est dans ce cadre que les circonstances atténuantes doivent être examinées. Il s’agit de la réponse inédite du Canada à la fragilité de la condition humaine.

 

 

LA PROCÉDURE JUDICIAIRE

[2]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visée au paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la LIPR), concernant la décision rendue en date du 15 juin 2005 par le gestionnaire du programme d’immigration de l’ambassade du Canada aux Philippines de rejeter la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire (CH) présentée par la demanderesse en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR.

 

LE CONTEXTE

[3]               La demanderesse, Tina Ong Yu, est une citoyenne des Philippines âgée de 61 ans, célibataire et sans enfant. Elle et sa sœur jumelle Nita sont les plus jeunes des neuf enfants de la famille, dont quatre seulement sont toujours vivants : la demanderesse, sa sœur jumelle et deux sœurs aînées.

 

[4]               Mme Yu et Nita n’avaient pas un an lorsque leur père a été tué pendant l’occupation japonaise de San Pablo City. Elles avaient seulement 12 ans quand leur mère est décédée d’une insuffisance rénale. Elles ont alors déménagé chez leur frère aîné, qui les a élevées et a assumé le coût de leur instruction.

 

[5]               Après avoir obtenu leur diplôme d’études secondaires, elles sont allées étudier dans un collège à Manille et se sont installées ensemble dans une résidence d’étudiants. Après leurs études collégiales, elles sont retournées à San Pablo City pour travailler dans l’entreprise de fournitures pour l’automobile de leur frère aîné. Un an plus tard environ, elles ont déménagé à Naga City pour travailler dans une autre entreprise de fournitures pour l’automobile jusqu’en 1969. Elles ont ensuite travaillé à l’Immaculate Conception Academy, à Davao, pendant 18 mois, avant de déménager à Manille pour ouvrir une succursale dans cette ville, où elles ont travaillé et vécu ensemble pendant plus de deux ans.

 

[6]               En 1974, Nita a épousé M. Henry Cua. Elle et Mme Yu ont vécu séparées pendant un an, mais elles ne pouvaient pas supporter d’être loin l’une de l’autre. En 1975, Nita et Henry ont invité Mme Yu à vivre avec eux. En 1977, Henry a demandé à Mme Yu de travailler pour sa société et elle a accepté. Après avoir été teneuse de livres et caissière, elle est devenue agente financière. Mme Yu a vécu avec sa sœur et son beau‑frère jusqu’à ce qu’ils immigrent au Canada en 1993. Elle a assisté à la naissance de leurs deux filles, Deborah en août 1975 et Cherry en janvier 1977, et a aidé à élever ses deux nièces.

 

[7]               Peu de temps après la venue de Nita et de sa famille au Canada, Mme Yu a présenté une demande de résidence permanente au Canada en tant que teneuse de livres. Sa demande a été rejetée par une lettre datée du 10 octobre 1996.

 

[8]               Mme Yu a présenté une nouvelle demande de résidence permanente en juillet 2000 afin de rejoindre sa sœur jumelle au Canada. Sa demande a été présentée au consulat général du Canada à Buffalo et celui‑ci a transféré le dossier au consulat général du Canada à Los Angeles le 16 janvier 2001.

 

[9]               La lettre suivante que Mme Yu a reçue relativement à sa demande provenait de l’ambassade du Canada à Manille, aux Philippines, et était datée du 7 mars 2002. Cette lettre l’informait qu’elle serait convoquée à une entrevue et que la période d’attente pouvait atteindre 36 mois.

 

[10]           En avril 2002, Nita a appris qu’elle souffrait d’un cancer de l’œsophage. Elle a subi une œsophagectomie par laparoscopie le 13 juin 2002. Elle a quitté l’hôpital dix jours plus tard, avant d’y être réadmise lorsqu’elle a commencé à vomir de la bile. Elle est retournée chez elle le 9 juillet 2002. Mme Yu est restée près d’elle pendant tout ce temps. Nita est fondamentalement la famille de Mme Yu. Nita et Henry sont prêts à fournir un soutien à Mme Yu et ils disposent des moyens financiers pour le faire.

 

[11]           En 2004, Mme Yu a mandaté Ong & Associates pour la représenter relativement à sa demande de résidence permanente. Elle a expliqué sa situation et a dit qu’elle ne savait pas quoi faire pour être avec sa sœur jumelle. Une lettre datée du 26 avril 1994, exposant sa situation et demandant que sa demande soit examinée pour des motifs d’ordre humanitaire, a été envoyée à l’ambassade du Canada à Manille avec des formulaires à jour et des documents à l’appui.

 

[12]           Mme Yu a rencontré un agent des visas à l’ambassade du Canada à Manille le 8 février 2005. L’agent lui a posé des questions au sujet de la santé de Nita, de ses autres frères et sœurs et de sa situation financière. Ils ont parlé de ses liens avec Nita. L’agent des visas a passé en revue avec elle les points d’appréciation et lui a dit qu’elle ne serait pas acceptée en tant que travailleuse qualifiée, mais que son gestionnaire examinerait sa demande en tenant compte des motifs d’ordre humanitaire.

LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[13]           Mme Yu a reçu une lettre datée du 15 juin 2005 de l’ambassade du Canada à Manille l’informant qu’elle n’avait pas le nombre minimal de points requis pour obtenir un visa de résident permanent et qu’elle n’avait donc pas convaincu l’agent des visas qu’elle était en mesure de s’établir au Canada. La lettre indiquait également que sa demande d’examen fondé sur des motifs d’ordre humanitaire avait été transmise au gestionnaire du programme d’immigration et que ce dernier l’aviserait de sa décision par lettre.

 

[14]           Mme Yu a reçu une deuxième lettre de l’ambassade du Canada à Manille, également datée du 15 juin 2005. Dans cette lettre, qui était signée par le gestionnaire du programme d’immigration, ce dernier apprenait à Mme Yu qu’il avait rejeté sa demande d’examen fondé sur des motifs d’ordre humanitaire qu’elle avait présentée en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR, parce que ces motifs étaient insuffisants. Il mentionnait explicitement que sa décision était motivée par le fait que Nita avait immigré au Canada 11 ans auparavant et qu’une autre sœur l’avait fait l’année précédente, alors que la quatrième sœur était restée aux Philippines.

 

[15]           Cette deuxième décision, qui concernait l’examen des motifs d’ordre humanitaire sur lesquels la demande de Mme Yu était fondée, est celle qui fait l’objet du présent contrôle. Mme Yu ne demande pas le contrôle de la décision relative à son appréciation en tant que teneuse de livres.

 

LA QUESTION EN LITIGE

[16]           Il n’y a qu’une seule question en litige en l’espèce : le gestionnaire du programme d’immigration a‑t‑il commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas de motifs d’ordre humanitaire suffisants pour faire droit à la demande de Mme Yu, en particulier qu’elle n’était pas un membre de la famille de fait?

 

ANALYSE

            Régime prévu par la LIPR

[17]           Le paragraphe 25(1) de la LIPR prévoit :

25.     (1) Le ministre doit, sur demande d’un étranger interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la présente loi, et peut, de sa propre initiative, étudier le cas de cet étranger et peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des circonstances d’ordre humanitaire relatives à l’étranger – compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché – ou l’intérêt public le justifient.

25.     (1) The Minister shall, upon request of a foreign national who is inadmissible or who does not meet the requirements of this Act, and may, on the Minister’s own initiative, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligation of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to them, taking into account the best interests of a child directly affected, or by public policy considerations.

 

[18]           Le chapitre OP4 du guide de traitement des demandes à l’étranger, préparé par Citoyenneté et Immigration Canada, décrit le « Traitement des demandes présentées en vertu de l’article 25 de la LIPR ». Il est question des membres de la famille de fait à la page 9 :

Membres de la famille de fait

 

Les membres de la famille de fait sont des personnes qui ne satisfont pas à la définition de membres de la catégorie du regroupement familial. Ils se trouvent par ailleurs dans une situation de dépendance qui en fait des membres de fait d’une famille nucléaire qui se trouve au Canada ou qui présente une demande d’immigration. Par exemple, un fils, une fille, un frère ou une sœur laissés seuls dans le pays d’origine sans autre famille; un parent âgé comme un oncle ou une tante ou une personne sans lien de parenté qui habite avec la famille depuis longtemps. Font également partie de cette catégorie de personnes les enfants en tutelle pour qui l’adoption, telle que définie au R3(2), n’est pas un concept accepté. Les agents doivent évaluer ces situations au cas par cas et déterminer s’il existe des considérations humanitaires permettant d’admettre ces enfants au Canada. [Non souligné dans l’original.]

 

Points à prendre en considération :

 

• la question de savoir si la relation de dépendance est authentique et non créée à des fins d’immigration;

 

• le degré de dépendance;

 

• la stabilité de la relation;

 

• la durée de la relation;

 

• l’incidence d’une séparation;

 

• les besoins financiers et affectifs du demandeur relativement à l’unité familiale;

 

• la capacité et la volonté de la famille au Canada de fournir un soutien;

 

• les autres solutions qui s’offrent au demandeur, comme de la famille (époux, enfants, parents, fratrie, etc.) à l’extérieur du Canada qui a les capacités et la volonté de fournir un soutien;

 

• les preuves documentaires concernant la relation (c.‑à‑d., comptes de banque conjoints ou possession de biens immobiliers, possession conjointe d’autres propriétés, testaments, polices d’assurance, lettres provenant d’amis et de membres de la famille);

 

• tout autre facteur qui, de l’avis de l’agent, est pertinent à la décision CH.

 

[19]           Les lignes directrices et les directives en matière de politique n’ayant pas force de loi, elles ne lient pas les agents d’immigration ni le ministre lui‑même. Elles sont toutefois importantes et utiles pour les décideurs et les tribunaux qui doivent, comme en l’espèce, déterminer les facteurs à prendre en compte dans le cadre d’une demande CH. (Agot c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 436, [2003] A.C.F. no 607 (QL), aux paragraphes 8 et 11; Dilmohamed c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 9, [2002] A.C.F. no 22, au paragraphe 9)

 

            La norme de contrôle

[20]           La norme de contrôle qui s’applique relativement aux demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable simpliciter (Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, [1999] A.C.S. no 39 (QL), aux paragraphes 57 à 62).

 

[21]           Le juge Frank Iacobucci a dit ce qui suit au sujet de ce qu’est une décision déraisonnable dans l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748, [1996] A.C.S. no 116 (QL), au paragraphe 56 :

[…] Est déraisonnable la décision qui, dans l’ensemble, n’est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé. En conséquence, la cour qui contrôle une conclusion en regard de la norme de la décision raisonnable doit se demander s’il existe quelque motif étayant cette conclusion. Le défaut, s’il en est, pourrait découler de la preuve elle‑même ou du raisonnement qui a été appliqué pour tirer les conclusions de cette preuve. Un exemple du premier type de défaut serait une hypothèse qui n’avait aucune assise dans la preuve ou qui allait à l’encontre de l’essentiel de la preuve. Un exemple du deuxième type de défaut serait une contradiction dans les prémisses ou encore une inférence non valable.

 

[22]           En outre, comme le juge François Lemieux l’a écrit dans la décision I.G. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] A.C.F no 1704 (1re inst.) (QL), au paragraphe 39 :

Non seulement l’arrêt Baker exige‑t‑il que les agents d’immigration aient une démarche plus ciblée, mais il confère également une nouvelle responsabilité, plus « pratique », au juge de révision. Le juge de révision doit considérer « en profondeur » la décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et déterminer si elle est raisonnable, en examinant les motifs pour voir s’ils résistent à l’examen assez poussé sur le fondement de la preuve.

 

            Les motifs d’ordre humanitaire

[23]           Dans la décision Radix c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1253, [2004] A.C.F no 1512 (QL), Mme Radix avait présenté, de l’intérieur du Canada, une demande d’immigration fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en qualité de membre de fait de la famille canadienne pour laquelle elle avait travaillé comme aide familiale. Après avoir aidé la famille à élever les enfants pendant cinq ans, elle était retournée à la Grenade. Trois ans plus tard, elle était revenue au Canada et était retournée vivre chez son ancien employeur même si elle travaillait à l’extérieur de la maison. Au moment de l’examen de sa demande, elle vivait avec la famille depuis près de dix ans. L’agent d’immigration a considéré que les enfants dépendaient peu d’elle pour leurs besoins physiques et affectifs, car ils étaient maintenant des adolescents et avaient des parents dévoués. En outre, Mme Radix avait ses propres enfants et petits‑enfants à la Grenade.

 

[24]           Au paragraphe 8 de la décision Radix, précitée, le juge Douglas Campbell a annulé la décision de l’agent d’immigration selon laquelle Mme Radix n’était pas un membre de la famille de fait et a écrit :

Selon moi, en l’espèce, non seulement l’agent CH a appliqué un critère injustifié pour décider si la demanderesse était un parent de fait de la famille, mais sa décision n’est pas conforme à la preuve. Il est difficile d’imaginer une personne plus proche d’une famille que la personne en cause de manière à établir un véritable lien de dépendance. D’ailleurs, à mon avis, la conclusion tirée par l’agent CH est à ce point contraire à la preuve que je n’hésite pas à dire qu’il s’agit de la décision la plus manifestement déraisonnable qui soit.

 

[25]           Il y a beaucoup plus en l’espèce : non seulement Mme Yu et sa sœur sont unies par les liens du sang, mais elles sont jumelles. Mme Yu est la sœur jumelle de Nita, une citoyenne canadienne. Les sœurs n’avaient pas un an lorsqu’elles ont perdu leur père et elles avaient 12 ans quand leur mère est décédée. Elles ont vécu toute leur vie ensemble, sauf durant un an après le mariage de Nita, jusqu’à ce que cette dernière immigre au Canada avec sa famille. Pendant l’année qui a suivi le mariage de Nita, elles ont trouvé très difficile de vivre séparées, même si elles habitaient dans la même ville. Mme Yu s’est donc installée chez Nita et son mari. Elle a vécu chez sa sœur aux Philippines à compter de 1975 et a travaillé pour le mari de celle‑ci à compter de 1977. Nita et son mari sont prêts à fournir un soutien à Mme Yu et ils sont en mesure de le faire; ils ont d’ailleurs signé un engagement pour le confirmer. Mme Yu essaie de rejoindre Nita depuis que celle‑ci a immigré au Canada.

 

[26]           En avril 2002, Nita a appris qu’elle avait un cancer. Mme Yu a été avec elle pendant ses traitements, son intervention chirurgicale et sa convalescence. La rémission de Nita est due en grande partie aux soins et à la présence de Mme Yu. Il existe une véritable relation de dépendance entre elles et Mme Yu est un membre de fait de la famille de Nita.

 

[27]           Le gestionnaire du programme d’immigration a mentionné que Mme Yu avait encore une sœur aux Philippines. Il a toutefois omis de déterminer si cette sœur aidait Mme Yu à combler ses besoins affectifs.

 

[28]           Dans la décision Sitarul c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] A.C.F. no 1067 (1re inst.) (QL), le juge Max Teitelbaum a rappelé, au paragraphe 16, la ligne directrice sur les derniers membres de la famille se trouvant encore à l’étranger (ligne directrice IS 1.17), laquelle se lit comme suit :

[…]

 

2) Derniers membres de la famille se trouvant encore à l’étranger

 

a)         La présente ligne directrice a pour objet d’indiquer une façon de procéder en vertu de laquelle le cas des personnes qui sont, à toutes fins pratiques, à la charge de leurs parents au Canada, peut être traité au même titre que celui des membres de la famille accompagnant le requérant principal, même si ces personnes ne sont pas proprement dites des membres de la catégorie de la famille, selon la définition qu’en donne le Règlement. Certains cas pourront être étudiés au moment où immigre la cellule familiale, ou par la suite.

 

b)         En raison de la nature de certains cas (fondée sur les faits comme ils sont présentés) qui seront portés à l’attention des agents d’immigration au Canada et des agents des visas à l’étranger, et dans le contexte du milieu social et économique où vivent les personnes concernées, il faudra faciliter l’admission du parent. En d’autres occasions, il pourra s’agir de personnes à l’égard desquelles la définition légale de « catégorie de la famille » ne s’est jamais appliquée, mais qui sont néanmoins des membres de fait de la cellule familiale, comme une vieille tante ou un vieux domestique âgé qui demeurait avec la famille avant que celle‑ci vienne au Canada. Les problèmes d’ordre financier ou émotif que l’immigrant pourrait avoir sans le soutien et l’aide de la cellule familiale qui immigre au Canada ou qui y est déjà installée demeurent les principaux facteurs dont il faut tenir compte.

 

La ligne directrice IS 1.17 est semblable à celle sur les membres de la famille de fait figurant dans le chapitre OP4.

 

[29]           Dans la décision Sitarul, précitée, la demanderesse était une Fidjienne qui vivait avec ses parents lorsque ceux‑ci ont immigré au Canada. Elle était divorcée et avait quatre enfants, dont elle n’avait pas la garde, ainsi qu’un frère et une sœur aux îles Fidji. Au paragraphe 31, le juge Teitelbaum a conclu que la ligne directrice sur les derniers membres de la famille se trouvant encore à l’étranger pouvait s’appliquer même si la demanderesse avait de la famille dans son pays d’origine :

En lisant ce document intégralement, je suis convaincu que la ligne directrice n’était pas conçue pour dire que, si d’autres membres de la famille restaient encore au pays, personne ne pourrait être considéré comme dernier membre de la famille se trouvant encore à l’étranger. Je suis convaincu qu’elle est plutôt conçue pour signifier que, si une personne a de grosses difficultés à faire face à ses besoins financiers et émotifs sans l’aide et l’appui de la cellule familiale qui immigre au Canada ou qui y est déjà et si les membres de la famille restant au pays à partir duquel elle cherche à émigrer ne peuvent lui fournir le soutien financier et émotif nécessaire, alors, la personne qui désire immigrer peut être considérée comme dernier membre de la famille se trouvant encore à l’étranger.

 

[30]           Ce n’est pas parce que Mme Yu a une sœur aux Philippines qu’elle ne peut pas être un membre de fait de la famille de sa sœur jumelle au Canada. L’agent des visas n’a pas tenu compte de la preuve de la dépendance affective de Mme Yu et de sa sœur jumelle au Canada. Il y a une différence factuelle importante entre le fait de vivre ensemble ainsi que de partager la vie quotidienne et une visite occasionnelle. L’agent des visas n’a pas non plus tenu compte du fait que Mme Yu essayait de rejoindre sa sœur depuis que celle‑ci avait immigré au Canada.

 

[31]           La législation en matière d’immigration vise à faciliter l’immigration, non à y mettre des obstacles (Hajariwala c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1989] 2 C.F. 79, [1988] A.C.F. no 1021 (QL)). En outre, l’alinéa 3(1)d) de la LIPR, reconnaissant la fragilité de la condition humaine lorsque les membres d’une famille sont séparés, indique clairement que la LIPR a notamment pour objet de veiller à la réunification des familles au Canada.

 

[32]           Le gestionnaire du programme d’immigration a commis une erreur lorsqu’il a conclu que Mme Yu n’était pas un membre de fait de la famille de Nita, de sorte que la présente affaire n’était pas visée par la définition de la réunification des familles établie par le législateur.

 

CONCLUSION

[33]           Le décideur n’a pas pris en compte les facteurs CH pertinents lorsqu’il a conclu que Mme Yu n’était pas un membre de fait de la famille. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée au décideur CH pour nouvelle décision.

 

 

OBITER DICTUM

[34]           La Cour n’est pas ici pour se substituer au décideur CH. Les cas exceptionnels exigent une attention exceptionnelle. Il n’appartient pas à la Cour de rendre cette décision, mais au décideur compétent. La présente affaire a trait à une personne vivant au Canada qui est très malade et qui souhaite, depuis qu’elle est séparée de sa sœur jumelle à laquelle elle a été liée toute sa vie depuis la mort tragique de leurs parents alors qu’elles étaient enfants, l’avoir auprès d’elle.

 

[35]           D’un point de vue juridique, l’affaire relève de la compétence du décideur, lequel fixe les paramètres de son pouvoir. Les critères applicables à une demande CH incluent essentiellement un « cri du cœur », admis ou non; c’est par égard pour ce « lèse‑majesté » s’il se permet de tenir compte du « cri du cœur » dans les cas exceptionnels. On ne peut pas décrire avec précision ce qu’est un cas exceptionnel : cela relève du domaine des choses impossibles à exprimer. Il s’agit de l’essence du pouvoir discrétionnaire qui est conféré relativement aux motifs d’ordre humanitaire, pouvoir dont on peut dire qu’il n’est pas technique. Les motifs d’ordre humanitaire sont des motifs qui n’entrent pas de façon pratique dans des paramètres établis, mais qui exigent l’examen de circonstances atténuantes afin que la fragilité de la condition humaine soit prise en compte lorsqu’elle peut encore l’être.

 

JUGEMENT

 

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire soit accueillie et que l’affaire soit renvoyée à un autre décideur CH pour nouvelle décision.

 

 

« Michel M. J. Shore »

Juge

 

 

 

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B.

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                             IMM‑5042‑05

 

 

INTITULÉ :                                                           TINA ONG YU

                                                                                c.

                                                                                LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

                                                                                ET DE L’IMMIGRATION

 

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                     TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                   LE 18 JUILLET 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                 LE JUGE SHORE

 

DATE DES MOTIFS :                                          LE 9 AOÛT 2006

 

 

COMPARUTIONS :

 

Cecil L. Rotenberg                                                    POUR LA DEMANDERESSE

Rachel T.W. Rotenberg

 

Lisa Hutt                                                                   POUR LE DÉFENDEUR

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Cecil Rotenberg                                                        POUR LA DEMANDERESSE

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                     POUR LE DÉFENDEUR

Sous‑procureur général du Canada

 

 

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