Dossiers : IMM-4866-05 et IMM-7355-05
Vancouver (Colombie-Britannique ), le 17 mai 2006
EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BLAIS
ENTRE :
demandeur
et
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE
[1] Je suis saisi d’une demande pour cesser d’occuper de la part de la procureure du demandeur.
[2] La procureure mentionne à la fois dans son avis de requête, son affidavit et ses prétentions écrites que :
Le procureur du demandeur a informé le demandeur qu’il ne pouvait plus continuer à représenter ses intérêts devant cette Cour conformément à ses devoirs en raison d’un conflit d’intérêts créant une mésentente.
[3] Il est de pratique courante que si un procureur se trouve en situation de «conflit d’intérêts créant une mésentente», il doive en informer son client sur le champ et éventuellement se faire autoriser à cesser d’occuper.
[4] Il est aussi de pratique courante, dans pareilles circonstances, d’informer la Cour des motifs du conflit d’intérêts, afin de déterminer si d’autres personnes liées au dossier peuvent être touchées par le conflit, ou encore par la décision éventuelle d’autoriser le désistement.
[5] La procureure du demandeur ajoute, à son affidavit, qu’elle a pris cette décision le 4 mai 2006, soit deux jours après avoir consenti à une ordonnance de notre Cour rendue le 2 mai 2006, confirmant que l’audition au fond de la demande se tiendrait le 1er juin 2006, soit le lendemain de la date prévue initialement, afin de compléter l’audition de la requête pour non-divulgation qui elle, sera entendue le 31 mai 2006.
[6] La procureure du demandeur informe la Cour qu’elle a consulté «l’avocat-conseil du Barreau du Québec» quant à sa décision de cesser d’occuper.
[7] Elle ne peut cependant élaborer sur ses discussions ni avec l’avocat-conseil, ni avec son client.
[8] Force est d’admettre que, pour une audition au fond qui doit se tenir dans deux semaines, il s’agit d’une requête qui est tardive et dont les motifs la supportant, demeurent secrets.
[9] Bien que le droit pour un justiciable de changer d’avocat ou de vouloir se représenter seul est un droit inaliénable, en ce qui concerne l’avocat, il ne peut cesser d’occuper sans obtenir l’aval de la Cour.
[10] Les tribunaux seront davantage réticents à accepter une requête pour cesser d’occuper, si les délais précédant l’audition se rétrécissent.
[11] Qu’en est-il de la situation dans le présent dossier : les deux décisions ont été rendues l’une le 26 juillet 2005 et la seconde sur les questions constitutionnelles le 23 novembre 2005; les demandes d’autorisation ont été déposées respectivement le 10 août 2005 dans le dossier IMM-4866-05 et le 8 décembre 2005 dans le dossier IMM-7355-05. Les décisions accordant la demande d’autorisation ont été rendues respectivement le 21 décembre 2005 dans le dossier IMM-4866-05 et le 15 mars 2006 dans le dossier IMM-7355-05.
[12] La procureure du demandeur a déjà déposé tous ses documents pertinents dans les deux dossiers soit le 23 septembre 2005 (IMM-4866-05) et le 25 janvier 2006 (IMM-7355-05), et un autre mémoire relatif aux questions constitutionnelles, valide pour les deux dossiers, le 3 avril 2006, et a déjà informé la Cour qu’elle n’entendait pas déposer d’autres documents avant l’audition.
[13] J’en conclus que le dossier est constitué et complet depuis plusieurs mois, et que la date d’audition pour l’audition au fond des deux demandes de contrôle judiciaire est également connue depuis plusieurs mois.
[14] Il s’agit d’une audition de contrôle judiciaire avec plaidoiries orales sur des dossiers écrits. Tous les documents sont déposés depuis longtemps. Je rappelle que les documents sur les questions constitutionnelles ont déjà été largement couverts lors de l’audition tenue en avril 2006.
[15] La procureure du demandeur semble suggérer dans sa plaidoirie orale, que c’est la procédure usuelle au Québec d’accorder pareille requête sans examiner les motifs, se basant en cela sur le Code de déontologie du Barreau du Québec.
[16] Je ne suis pas d’accord avec cette prétention. En effet, le Code de déontologie des avocats prévoit des dispositions expresses quant à la possibilité de cesser d’occuper :
Code de déontologie des avocats
3.02.09. L’avocat doit cesser d’agir pour le client à la demande de celui-ci ou si le contrat de services professionnels a pris fin.
3.03.04. L’avocat peut, pour un motif sérieux et sauf à contretemps, cesser d’agir pour le client, à la condition de faire tout ce qui est immédiatement nécessaire pour prévenir une perte.
Constituent notamment des motifs sérieux :
· a) la perte de la confiance du client;
· b) le fait d’être trompé par le client ou son défaut de collaborer;
· c) l’incitation, de la part du client, à l’accomplissement d’actes illégaux, injustes, immoraux ou frauduleux;
· d) la persistance de la part du client, à continuer une poursuite futile ou vexatoire;
· e) le fait que l’avocat soit en situation de conflit d’intérêts ou dans un contexte tel que son indépendance professionnelle puisse être mise en doute;
· f) le refus par le client de reconnaître une obligation relative aux frais, déboursés et honoraires ou, après un préavis raisonnable, de verser à l’avocat une provision pour y pourvoir.
3.06.08. Pour décider de toute question relative à un conflit d’intérêts, il faut considérer l’intérêt supérieur de la justice, le consentement exprès ou implicite des parties, l’étendue du préjudice pour chacune des parties, le laps de temps écoulé depuis la naissance de la situation pouvant constituer ce conflit, ainsi que la bonne foi des parties.
3.06.10. L’avocat qui se retire d’un dossier pour un motif de conflit d’intérêts doit prendre les dispositions conservatoires nécessaires pour éviter au client un préjudice sérieux et prévisible.
[17] Dans Miron c. Procréa Biosciences inc. [2004] J.Q. no 2976, la Cour supérieure du Québec revoit en détail le droit applicable en l’espèce portant sur les requêtes pour cesser d’occuper aux paragraphes 8 à 11 :
L'article 249 du Code de procédure civile applicable en l'espèce se lit ainsi :
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249.Le procureur ad litem qui veut cesser d'occuper doit en demander l'autorisation au tribunal, après avis à la partie adverse et à celle qu'il représente. |
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Quels sont les principes qui guident l'autorisation? Dans Sno-Jet Inc. c. Poirier & al [Voir Note 1 ci-dessous], le juge Bernier commente ainsi cette disposition :
Note 1 : [1972] R.P. 240 (C.S.) sp. 241.
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Nulle part, cependant, énonce-t-on les barèmes qui doivent guider le tribunal. Il appert du contexte que (contrairement à ce qui se produit lorsqu'il s'agit d'une substitution de procureurs) la renonciation au mandat par le procureur ad litem peut causer préjudice à la bonne administration de la justice et à la partie adverse du fait de la suspension automatique des procédures qui s'ensuit (art. 248 C.p.c.). |
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Comme le disant M. le juge Trahan dans l'arrêt Payne c. Hébert [(1934), 36 R.P. 25], "les tribunaux ne peuvent accorder aux procureurs ad litem la faculté de renoncer à leur mandat après la contestation liée et l'inscription pour enquête et audition et à la veille même du jour fixé pour cette enquête que dans des circonstances exceptionnellement graves laissées à leur appréciation". |
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Le manque de coopération de la part du client n'est pas un motif suffisamment grave pour justifier l'arrêt des procédures lorsque celles-ci sont au stade du procès. D'ailleurs, le jugement sur le fond va par le fait même terminer le mandat. Le client ne peut se plaindre s'il perd son procès; il n'a qu'à s'en prendre à lui-même; d'autre part, le procureur aura accompli son mandat si, l'autorisation demandée lui ayant été refusée, il a vu à protéger les intérêts de son client et à faire valoir ses droits dans la mesure des moyens alors à sa disposition. |
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M. le juge Forest, dans l'arrêt Lallemand c. Larocque ([1939] 45 R.L. n.s. 335), disait qu'il avait été très sage de laisser au tribunal le contrôle absolu des motifs apportés par l'avocat de l'une des parties qui veut cesser d'occuper pour le plaideur au dernier moment. Il ajoutait : "Les tribunaux ont le droit indéniable de surveiller la révocation et la renonciation du mandat de l'avocat, afin de pouvoir se rendre compte si ce dernier ne se prévaut pas de cette procédure dilatoire pour gagner du temps et empêcher l'administration de la justice en paralysant la marche de la procédure judiciaire. |
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La revue du dossier laisse croire que la présente requête n'est qu'une autre mesure pour retarder le procès. |
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Outre les arrêts cités plus haut, le tribunal se réfère à Van-Ferlson c. Boudreau (Cour d'appel (1912) 18 R. de J. 216), Rousseau c. Cliche (1913) 44 C.S. 179), Dame Tranchemontagne c. Légaré (1910) 11 R.P. 374 et William Segal Inc. c. Capri Frocks Inc. ( [1952] B.R. 308). |
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Plus récemment, le juge Bachand dans Investissements Leduc & Yandle Inc. c. Amsteel Construction Corp. [Voir Note 2 ci-dessous], après avoir constaté l'absence de barèmes pour juger de la renonciation au mandat, réfère à ceux que l'on retrouve à l'article 3.03.04 du Code de déontologie des avocats qui se lit comme suit et décide de rejeter la requête devant lui :
Note 2 : J.E. 91-1212 (C.Q.).
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3.03.04. L'avocat ne peut, sauf pour un motif juste et raisonnable, cesser d'agir pour le compte d'un client. Constituent notamment des motifs justes et raisonnables : |
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a) la perte de la confiance du client; |
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b) le fait d'être trompé par le client ou son défaut de collaborer; |
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c) l'incitation, de la part du client, à l'accomplissement d'actes illégaux, injustes, immoraux ou frauduleux; |
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d) la persistance, de la part du client, à continuer une poursuite futile ou vexatoire; |
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e) le fait que l'avocat soit en situation de conflit d’intérêts ou dans un contexte tel que son indépendance professionnelle puisse être mise en doute; |
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f) le refus par le client de reconnaître une obligation relative aux frais, déboursés et honoraires ou, après un préavis raisonnable, de verser à l'avocat une provision pour y pourvoir. |
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Enfin, dans un jugement qui présente beaucoup de similitude avec le présent dossier, Calais Développements Inc. (Dans l'affaire de la faillite de :) [Voir Note 3 ci-dessous], le litige durait depuis de nombreuses années et il a été décidé qu'accueillir une requête pour cesser d'occuper jetterait un profond discrédit sur l'administration de la justice et causerait un préjudice sérieux aux parties et aux autres justiciables.
Note 3 : C.S.M. 500-11-003166-804, 4 février 1999, Juge Guilbault.
[18] La jurisprudence citée sous la règle 125 des Règles des Cours fédérales, est particulièrement utile quant aux obligations imposées aux avocats; tel que discuté à l’audience, les codes de déontologie des avocats sont assez semblables d’une province à l’autre. Dans Balog c. Canada (ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, [2002] A.C.F. no 11, le protonotaire Lafrenière de notre Cour, précisait aux paragraphes 5 et 6 :
En outre, la règle 2.09(1) du Code de déontologie de l'Ontario prévoit que l'avocate ou l'avocat ne peut se retirer d'une affaire que pour des motifs valables. L'examen du dossier de la Cour permet de constater que le dossier des demandeurs, qui contient un mémoire de 29 pages, a été déposé le 11 avril 2001. Il n'y a tout simplement aucune indication qui permet de croire que l'avocat a besoin d'autres instructions de la part des clients. De plus, la date d'audition de la demande de contrôle judiciaire est connue depuis le 17 septembre 2001. On se demande pourquoi l'avocat a attendu jusqu'à dix jours avant l'audience pour présenter cette requête.
Le principe essentiel énoncé dans un commentaire portant sur la règle 2.09 veut que l'avocate ou l'avocat doive protéger au mieux les intérêts de sa cliente ou de son client et ne pas l'abandonner à une étape critique ni à un moment où son retrait le placerait dans une position désavantageuse ou périlleuse. La Cour a également tout intérêt à s'assurer que les requêtes de dernière minute ne viennent pas perturber l'audition ordonnée des affaires mises au rôle. Le problème d'obtention d'un mandat est bien malencontreux pour l'avocat, mais cette question aurait dû être réglée plus tôt et ne peut pas maintenant servir à justifier le retrait.
[19] Il est également clair dans le dossier que c’est l’avocate et non le client qui a initié le processus de rupture; à cet effet, le juge Konrad W. von Finckenstein de notre Cour, précise dans Didone c. Sakno, [2003] A.C.F. no 1482 au paragraphe 5 :
Si un client dit avoir confiance en son avocat, ce dernier n'a pas le droit de l'abandonner pour un prétexte frivole; voir l'arrêt Carby Samuels c. Canada (1993), 168 N.R. 59. Dans la présente affaire, la vague allégation de rupture du lien procureur-client, une semaine avant l'instruction, semble appartenir à cette catégorie.
[20] Le juge McKeown, également de la Cour fédérale, a également examiné la jurisprudence dans le dossier Canada (Attorney General) v. Canada (Information Commissionner), [2002] FCJ No 225. Il précise aux paragraphes 34 et 40 :
It is clear that when the motion was made to remove the solicitor of record, the motives of the applicant may be examined and the Court must consider all of the circumstances of the case. Granger J. stated in Moffat v. Wetstein (1996), 29 O.R. (3d) 371 at page 408:
Although it may appear obvious, where a motion is brought which appeals to the court's equitable jurisdiction to remove a solicitor of record, the relief should only be granted where the motion has proceeded on the basis of a genuine concern with respect to the merits of the alleged conflict. In other words, where a motion to remove a solicitor of record is brought for the purpose of frustrating or delaying one's opponent or to otherwise secure a tactical advantage in the course of litigation, the motion should be dismissed.
Delay is also to be considered as a factor which can be considered by a court in determining whether or not to exercise its discretion to remove a solicitor of record. See: Baumgartner v. Baumgartner (1995), 122 D.L.R. (4th) 542 at p. 549 (B.C.C.A.).
[21] À la révision de la jurisprudence disponible, il se dégage une constante; lorsqu’un avocat souhaite cesser d’occuper dans un dossier, il doit présenter des motifs pour ce faire, et ces motifs doivent être examinés par la Cour.
[22] Dans la situation présente, la Cour est laissée dans l’ignorance totale, et ce, au risque de me répéter, à deux semaines de l’audition sur le fond du dossier.
[23] Je n’ai donc aucune hésitation à conclure que la présente demande pour cesser d’occuper doive être rejetée et à conclure que la procureure demeure saisie du dossier.
ORDONNANCE
LA COUR ORDONNE que :
1. La requête pour cesser d’occuper soit rejetée;
2. L’audition de la requête pour non-divulgation et l’audition au fond des deux demandes de contrôle judiciaire se tiendra aux dates et heures prévues.
« Pierre Blais »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIERS : IMM-4866-05 et IMM-7355-05
INTITULÉ : BACHAN SINGH, SOGI
c.
MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION
LIEU DE L’AUDIENCE : Par appel conférence
DATE DE L’AUDIENCE : 15 mai 2006
MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE : LE JUGE BLAIS
COMPARUTIONS :
Me Johanne Doyon
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POUR LE DEMANDEUR |
Me François Joyal Me Ian Demers
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POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Doyon & Associés Montréal (Québec) Télécopieur : (514)277-2019
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POUR LE DEMANDEUR |
John H. Sims, c.r. Sous-procureur général du Canada Télécopideur : (514)496-7876
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POUR LE DÉFENDEUR |