Date: 20241107
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Dossier : IMM‑7524-23
Référence : 2024 CF 1781
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Ottawa, Ontario, le 7 novembre 2024
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En présence de l’Honorable Madame la Juge Azmudeh
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ENTRE:
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EDDER JOSE ESTRADA URBINA
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demandeur
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et
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LE MINISTÈRE DE CITOYENNETÉ ET IMMIGRATION
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défendeur
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JUGEMENT ET MOTIFS
I. Aperçu
[1] Cette cause concerne une demande de contrôle judiciaire à l’encontre d’une décision de la Section d’appel des réfugiés (SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugiés (CISR) confirmant une décision de la Section de la protection des réfugiés (SPR) ayant refusé la demande d’asile du demandeur, citoyen du Honduras.
[2] Le demandeur avait allégué qu’il était une personne d’intérêt pour le groupe criminel Mara Salvatrucha (« MS-13 »
). Après avoir considéré l’ensemble de la preuve, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR à l’effet que les allégations du demandeur n’étaient pas crédibles. Pour les raisons suivantes, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.
II. Critères d’examen
[3] Les parties soutiennent, et je suis d’accord, que le critère d’examen en l’espèce est celui du caractère raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]).
III. Analyse
[4] Le demandeur a fait valoir que la SAR avait commis une erreur en ne trouvant pas de lien avec la Convention, à savoir son opinion politique imputée. De l’avis du demandeur, la décision du commissaire de la SAR n’était pas raisonnable car, tout à la fois, il reconnait que les gangs avaient infiltré la police, mais ce fait n’a pas été retenu pour établir la crédibilité du demandeur. Toutefois, ce point n’est pas déterminant car la SAR a finalement rejeté le recours pour des raisons de crédibilité.
[5] Ainsi, une série de constatations d’invraisemblance ont amené le commissaire de la SAR à conclure que le demandeur n’était pas crédible.
[6] Les conclusions défavorables en matière de crédibilité doivent être raisonnables et ne pas être fondées uniquement sur des conjectures ou des hypothèses. Il ne convient pas que le décideur base son appréciation de la crédibilité sur ses propres idées quant à la façon dont les événements se sont réellement déroulés ou auraient dû se dérouler.
[7] Lorsque la SAR conclut à l’absence de crédibilité en raison de l’invraisemblance de la preuve, ses conclusions doivent être étayées par la preuve (voir Yu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 167). Cela signifie également que tous les éléments de preuve qui soutiennent la vraisemblance des allégations d’un demandeur doivent être pris en compte et sous pesés, avant de conclure que les allégations sont invraisemblables (voir Hassan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1136 au para 13; George c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1385 aux paras 12 et 35-39. Dans cette cause, la SPR a tiré une conclusion d’invraisemblance au sujet du récit global de M. George, considérant qu’il était « invraisemblable qu’après autant d’années d’absence de son pays, les agents persécuteurs soient toujours à sa recherche »
. La Cour a conclu, au para 38 que « la conclusion superficielle d’invraisemblance qu’a tirée la SPR, sans évaluer les éléments de preuve pertinents (le demandeur avait soumis des lettres et des déclarations de 10 personnes) et sans apparemment tenir compte du contexte culturel et factuel dans lequel la crainte alléguée de persécution a pris naissance, est déraisonnable »
[soulignement ajouté].
[8] Dans Santos c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 937 au para 14, le juge Mosley cite des passages des décisions Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 et Leung c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] A.C.F. no 774 (CFPI)(QL) dans lesquelles ces principes sont énoncés :
Dans Valtchev [renvoi omis], le juge Muldoon s’est exprimé comme suit […] au sujet des conclusions de la Commission sur la vraisemblance :
Un tribunal administratif peut tirer des conclusions défavorables au sujet de la vraisemblance de la version des faits relatée par le revendicateur, à condition que les inférences qu’il tire soient raisonnables. Le tribunal administratif ne peut cependant conclure à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents, c’est-à-dire que si les faits articulés débordent le cadre de ce à quoi on peut logiquement s’attendre ou si la preuve documentaire démontre que les événements ne pouvaient pas se produire comme le revendicateur le prétend. Le tribunal doit être prudent lorsqu’il fonde sa décision sur le manque de vraisemblance, car les revendicateurs proviennent de cultures diverses et que des actes qui semblent peu plausibles lorsqu’on les juge en fonction des normes canadiennes peuvent être plausibles lorsqu’on les considère en fonction du milieu dont provient le revendicateur …
[soulignement ajouté]
[9] En conséquence, les conclusions d'invraisemblance doivent être fondées sur une preuve établie et un raisonnement clair à l'appui des déductions de la Commission et devraient faire état des éléments de preuve pertinents qui pourraient réfuter lesdites conclusions.
[10] Ce n'est pas le cas ici. Le commissaire de la SAR a fait un certain nombre de constats d'invraisemblance, même s'ils n'ont pas été directement formulés comme tels, qui ont rendu la décision déraisonnable dans son ensemble. L'intérêt du MS-13 à l’égard envers du demandeur est le fait matériel que la SAR a rejeté. La SAR a implicitement formulé les conclusions d'invraisemblance suivantes :
La SAR a jugé que le demandeur manquait de crédibilité parce qu'il ne pouvait pas parler de l'état d'esprit des agents de persécution. Par exemple, la SAR a reproché au demandeur d'asile de ne pas savoir pourquoi le MS-13 l'avait faussement accusé de les avoir dénoncés à la police, pourquoi ils attendraient trois ans avant d'agir, et/ou pourquoi ils n'avaient pas également pris pour cible des membres de sa famille (aux paragraphes 10, 20).
La SAR a également jugé peu plausible que le MS-13 le cherche chez sa mère et non sur son lieu de travail, alors que son lieu de travail se trouve à une courte distance à vélo et que le gang est connu pour savoir où se trouvent ses victimes (para 14). La raison pour laquelle le commissaire s'attendait à ce que le gang le cherche à un endroit et pas à un autre n'est pas claire.
La SAR a jugé invraisemblable que le gang n'ait pas trouvé le demandeur alors qu'il se cachait dans l'hôtel où il avait travaillé auparavant (para 18).
La SAR a jugé invraisemblable que le MS-13 ne s'en prenne pas à l'épouse du demandeur alors que les preuves documentaires sur leur capacité à infliger des violences sexuelles contredisent les affirmations du demandeur selon lesquelles ils ne l'ont pas poursuivie parce qu'ils ne s'intéressaient pas aux femmes (para 21). La SAR a implicitement interprété la spéculation du demandeur sur la raison pour laquelle le gang n'avait pas ciblé sa femme comme une forme d'invraisemblance.
[11] J'estime que les conclusions de la SAR en matière d'invraisemblance sont largement fondées sur la croyance et les attentes subjectives du commissaire quant au comportement du gang, et pas nécessairement sur des éléments de preuve. Il s'agit ici de la preuve matérielle qui a permis à la SAR de conclure que le MS-13 ne s'intéressait pas au demandeur. Les conclusions implicites d'invraisemblance dans les circonstances ont rompu la chaîne logique du raisonnement et ont rendu la décision, dans son ensemble, déraisonnable.
[12] Le défendeur a fait valoir que les faits établis par la SAR consistait à conclure que le gang n'avait pas la motivation et l'intérêt nécessaires envers le demandeur. En réalité, la SAR a rejeté l’existence même des faits. Ainsi, elle a fondé cette conclusion sur les constatations erronées en matière de crédibilité liées à la vraisemblance. Le caractère raisonnable d'une décision ne se limite pas à sa conclusion finale, mais dépend de l'existence d'une chaîne de raisonnement claire qui justifierait ces conclusions (Vavilov aux paras 100 –101). En l’espèce, le commissaire a rejeté les faits parce qu'il s'attendait à ce qu'ils se déroulent différemment. Ce n'est pas raisonnable.
IV. Conclusion
[13] J'accueille donc le contrôle judiciaire. Cette affaire est renvoyée à la SAR pour qu'elle soit décidée par un(e) autre commissaire.
[14] Les parties n'ont pas proposé de question certifiée et je conviens qu'aucune ne se pose en l'espèce.
JUGEMENT dans le dossier IMM-7524-23
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
« Negar Azmudeh »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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IMM-7524-23
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INTITULÉ :
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EDDER JOSE ESTRADA URBINA c MCI
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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MONTRÉAL, QC PAR VIDEOCONFERENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 28 OCTOBRE, 2024
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MOTIFS DU JUGEMENT :
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LA JUGE AZMUDEH
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DATE DES MOTIFS :
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LE 7 NOVEMBRE, 2024
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COMPARUTIONS :
Me Emmanuel Roy-Allain
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pour le demandeur
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Me Larissa Foucault
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pour le défendeur
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Emmanuel Roy-Allain
SR Avocats
Montréal, QC
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pour le demandeur
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Larissa Foucault
Ministère de la Justice
Montréal, QC
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pour le défendeur
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