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Date : 20240917


Dossier : IMM-13475-23

Référence : 2024 CF 1456

Ottawa (Ontario), le 17 septembre 2024

En présence de l’honorable monsieur le juge Pamel

ENTRE :

ROCIO MENDOZA ALPIZAR

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mme Rocio Mendoza Alpizar, qui est âgée de 54 ans et est citoyenne du Mexique, affirme avoir géré un spa au Mexique où elle aurait été victime d’extorsion de la part du cartel Sinaloa. Des membres de ce cartel lui auraient fait des menaces et lui auraient demandé d’abandonner son commerce et ses biens. Elle allègue qu’une autre femme portant un nom semblable au sien, Rocio Mendoza Estrada, aurait subi le même type de harcèlement de la part du cartel. Les membres du cartel auraient demandé à cette autre Rocio d’abandonner son commerce, ce qu’elle aurait refusé. Elle aurait été assassinée, apparemment par des membres de ce cartel, peu après avoir porté plainte à la police. Mme Mendoza Alpizar affirme craindre pour sa vie depuis qu’elle a elle aussi porté plainte à la police le 13 décembre 2019 au conseil de sa fille, qui par ailleurs vit au Canada.

[2] Peu après avoir porté plainte à la police, Mme Mendoza Alpizar s’est rendue au Canada le 17 décembre 2019 pour y rejoindre sa fille et a demandé l’asile le 20 octobre 2020, ce qu’on lui a refusé.

[3] La Section de la protection des réfugiés [SPR] a tiré des conclusions défavorables relatives à la crédibilité de Mme Mendoza Alpizar, mais elle n’en a pas tenu compte dans sa décision finale de rejeter sa demande. La SPR a souligné, entre autres, l’absence de preuve concernant le meurtre de Rocio Mendoza Estrada et a également relevé certaines omissions. La SPR a plutôt basé sa décision sur la possibilité de refuge intérieur [PRI], qui existe à Tlaxcala, un État du Mexique où Mme Mendoza Alpizar pourrait se réinstaller et y trouver du travail sans craindre d’être retrouvée par le cartel Sinaloa, car, s’il en a la capacité, tel que démontré par les renseignements contenus dans le cartable national, il n’en aurait pas la motivation.

[4] Par décision en date du 3 octobre 2023, la Section d’appel des réfugiés [SAR] a rejeté l’appel de la décision de la SPR. Les questions déterminantes pour la SAR sont celles de savoir si la SPR a manqué à son obligation d’équité procédurale et si elle a erré dans son analyse de la PRI. La SAR a conclu que la SPR n’avait pas manqué à l’équité procédurale et que Mme Mendoza Alpizar disposait d’une PRI viable dans l’État du Tlaxcala.

[5] Pour les motifs exposés ci-dessous, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire.

II. Norme de contrôle

[6] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 23; Adefisan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2021 CF 359 au para 10). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85). La Cour ne peut intervenir que si les demandeurs démontrent que la décision « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov au para 100).

[7] Pour ce qui est de l’équité procédurale en particulier, la norme de contrôle applicable est également celle de la décision raisonnable (voir Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 FC 1078 au para 12; Fragoso Velazquez c Canada, 2022 CF 58 aux para 7‑8).

III. Analyse

A. Manquement à l’équité procédurale

[8] Mme Mendoza Alpizar avance que la SAR a manqué à l’équité procédurale en validant la décision de la SPR alors que la commissaire avait eu plusieurs échanges avec l’ancienne avocate de Mme Mendoza Alpizar sans que l’interprète n’ait pu les lui traduire, que certaines des réponses de Mme Mendoza Alpizar n’ont pas été traduites de l’espagnol et enfin, qu’un échange en particulier avait été rapporté de façon erronée par l’interprète. À l’appui de son argument, Mme Mendoza Alpizar renvoie à la décision Bidgoli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 235, citant Mohammadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2001 CAF 191 [Mohammadian], afin d’illustrer essentiellement que le demandeur n’est pas tenu de prouver qu’une erreur d’interprétation lui avait causé un réel préjudice. Elle renvoie également à la décision Mah c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2013 CF 853 [Mah] au paragraphe 26, qui précise que, « lorsque le demandeur établit qu’il y a eu une erreur réelle et importante de traduction, il n’a pas aussi à prouver qu’une conclusion essentielle dans la décision de la SPR était fondée sur l’erreur de traduction pour que la décision soit annulée ».

[9] Le ministre avance que Mme Mendoza Alpizar comprenait suffisamment pour répondre directement aux questions de la commissaire sans attendre l’interprétation et que la SAR a été très attentive à l’audience, ayant noté précisément tous les échanges, y compris ceux qui avaient été mal traduits, et qu’elle a corrigé le tir dans certains cas. La SAR a reconnu que, pour la plupart, ces problèmes d’interprétation se sont produits, mais a conclu que ceux-ci, étant minimes, ne constituaient pas un manquement à l’équité procédurale. Le ministre a invoqué la décision R c Tran [1994] 2 RCS 951, qui précise que la traduction n’avait pas à être parfaite.

[10] J’abonde dans le sens du ministre. Pour qu’une décision soit annulée en raison d’une traduction inadéquate, les erreurs prétendues doivent être plus qu’insignifiantes; les incohérences insignifiantes ne constituent pas un défaut de fournir une traduction adéquate (Mah au para 24; Sohal c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2011 CF 1175 aux para 22‑23). De plus, il est seulement nécessaire qu’une traduction adéquate soit fournie; par conséquent, des imperfections insignifiantes dans la traduction ne violent pas l’article 14 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982, c 11 (Mah au para 24). La SAR a jugé la demanderesse crédible, malgré les incohérences et les lacunes de part et d’autre, et que, pour la plupart, les problèmes d’interprétation étaient minimes. Tout compte fait, la SAR a conclu qu’il n’y avait pas eu de manquement à l’obligation de l’équité procédurale, et Mme Mendoza Alpizar ne m’a pas convaincu que cette conclusion était déraisonnable.

B. L’existence d’une PRI viable

[11] Mme Mendoza Alpizar a avancé ensuite que la SAR a erré en concluant qu’elle avait une PRI viable dans l’État du Tlaxcala. Au niveau de la décision de la SAR, la question de la crédibilité n’a pas eu d’incidence sur la conclusion qu’il existe une PRI viable.

[12] La Cour d’appel fédérale a établi un critère à deux volets relatif à la PRI dans l’arrêt Rasaratnam c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA) [Rasaratnam]. Selon ce critère, la SAR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, (1) que l’appelant ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans le lieu envisagé comme PRI; et (2) qu’il ne serait pas déraisonnable pour l’appelant d’y chercher refuge, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles qui lui sont particulières. Il incombe à l’appelant de démontrer que la PRI proposée est déraisonnable.

[13] Dans l’affaire Sadiq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 430, il a été statué, au paragraphe 43 que :

Suivant le premier volet du critère, les éléments que devra établir un demandeur d’asile pour démontrer qu’un endroit particulier ne constitue pas une PRI viable dépendent de la nature de la demande d’asile. Si le demandeur d’asile sollicite une protection à titre de réfugié au sens de la Convention aux termes de l’article 96 de la LIPR, il doit établir une crainte fondée de persécution dans la PRI proposée. Il s’agit notamment de prouver, selon la prépondérance des probabilités, qu’il existe une possibilité sérieuse de persécution dans cette PRI. Si le demandeur d’asile sollicite une protection au titre de l’article 97 de la LIPR, il doit établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il serait personnellement exposé à une menace à sa vie, à un risque de traitements ou peines cruels et inusités, ou au risque, dont l’existence est étayée par des motifs sérieux, d’être soumis à la torture dans la PRI proposée.

[14] Mme Mendoza Alpizar soutient d’abord que les manquements à l’équité procédurale compromettent la décision de la SAR (et celle de la SPR) et que, en conséquence, la conclusion sur la PRI ne serait pas raisonnable; or, j’ai déjà conclu que la décision de la SAR concernant l’équité procédurale n’était pas déraisonnable.

[15] Le second argument de Mme Mendoza Alpizar concernant la PRI est qu’elle a le profil des personnes qui, d’après les renseignements contenus dans le cartable national, sont susceptibles d’être recherchées et retrouvées par des groupes criminels parce qu’elles ont collaboré avec les autorités. Elle appuie son argument sur le fait qu’elle a déposé une plainte à la police au sujet du cartel Sinaloa. Or, comme le concède Mme Mendoza Alpizar, la police n’a jamais donné suite à la plainte. Je ne suis donc pas convaincu qu’elle ait le profil d’une personne ayant collaboré avec les autorités sur cette base uniquement. S’il est vrai que son nom apparaît dans un dossier de plainte où figure également le nom du cartel Sinaloa, cela ne suffit pas à mon avis à établir que les membres du cartel seront nécessairement déterminés à retrouver Mme Mendoza Alpizar dans la PRI. En effet, cette plainte est, jusqu’à maintenant, demeurée lettre morte. La SAR a conclu que les observations de l’appelante relevaient de la spéculation à cet égard, et je n’ai pas été convaincu du contraire.

[16] Le ministre avance que, dès que le tribunal soulève qu’il existe une PRI, il incombe au demandeur de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il sera en danger partout dans son pays et qu’il ne pourra raisonnablement trouver refuge à l’endroit proposé. Le demandeur peut s’acquitter de ce fardeau soit en démontrant qu’il y serait encore persécuté ou exposé à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, soit en démontrant que ce serait déraisonnable qu’il tente de s’y installer (voir Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF) aux pp 595, 597‑598, [1994] 1 CF 589; Limones Munoz c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CF 1051 au para 24; Singh c. Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 719.

[17] Le ministre souligne qu’aucune preuve concrète n’a été apportée pour démontrer que le cartel Sinaloa serait à la recherche de la demanderesse et aurait la motivation de la retrouver dans la PRI. Le ministre est d’avis qu’il était raisonnable pour la SAR de conclure que la demanderesse n’avait pas réfuté le premier volet du critère de l’arrêt Rasaratnam. Je suis d’accord.

[18] Comme je l’ai mentionné ci-dessus, je n’ai pas été convaincu que les conclusions de la SAR étaient déraisonnables. Il était loisible à la SAR de conclure que Mme Mendoza Alpizar n’avait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, que son agent de persécution, le cartel Sinaloa, avait la motivation de la retrouver dans la PRI.

[19] Concernant le deuxième volet de l’analyse de la PRI, mis à part sa crainte d’être retrouvée par son agent de persécution à dans l’État du Tlaxcala, Mme Mendoza Alpizar n’a pas soulevé d’argument sérieux selon lequel il serait déraisonnable qu’elle se relocalise dans la PRI. Par conséquent, je ne suis pas convaincu que Mme Mendoza Alpizar se soit acquittée du fardeau qui lui incombait d’établir que ce serait le cas.

IV. Conclusion

[20] Pour les motifs étayés ci-dessus, je rejetterais la demande de contrôle judiciaire.


JUGEMENT au dossier IMM-13475-23

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y aucune question à certifier.

« Peter G. Pamel »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-13475-23

 

INTITULÉ :

ROCIO MENDOZA ALPIZAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 septembre 2024

 

JUGEMENT ET motifs :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 17 septembre 2024

 

COMPARUTIONS :

Me Nancy Cristina Muñoz Ramírez

Pour lA demanderesSE

 

Me Jeanne Robert

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

ROA Services juridiques

Montréal (Québec)

 

Pour lA demanderesSE

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

 

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