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Date : 20240731

Dossier : T-138-19

Référence : 2024 CF 1219

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 31 juillet 2024

En présence de madame la juge McDonald

RECOURS COLLECTIF

ENTRE :

SYLVIE CORRIVEAU

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LE ROI

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Dans le cadre de la présente requête, déposée après que la Cour a autorisé l’instance comme recours collectif, le défendeur (le Canada) demande à obtenir des précisions et des documents supplémentaires et à procéder à l’interrogatoire préalable de membres du groupe. Le recours collectif contre la Gendarmerie royale du Canada (la GRC), soit l’instance principale, est fondé sur des allégations selon lesquelles [traduction] « les fonctionnaires de la GRC ont fait preuve de négligence systémique en omettant d’assurer à la demanderesse et à d’autres membres du groupe un examen du postulant sans agression sexuelle et voies de fait, et exempt de procédures inappropriées et inutiles » dans le cadre des examens médicaux obligatoires.

[2] Dans sa défense, le Canada admet qu’il était responsable du fait d’autrui pour les actions de deux médecins, les Drs MacDougall et Campbell, qui auraient commis [traduction] « des voies de fait, dont des agressions sexuelles », durant des examens médicaux. Le Canada nie toute responsabilité directe à l’égard des membres du groupe, nie l’existence de négligence systémique et nie avoir omis d’enquêter sur les plaintes relatives à la conduite des médecins ou avoir dissimulé celles‑ci.

[3] Le recours collectif a été autorisé sur consentement dans une décision rendue en mars 2021 (Corriveau c Canada, 2021 CF 267). Jusqu’à maintenant, les parties ont communiqué entre elles des actes de procédure et des affidavits et ont procédé à des interrogatoires préalables oraux. La prochaine étape consiste à établir le calendrier pour l’instruction des questions communes certifiées, lesquelles sont énoncées ci‑après :

Négligence

1) La GRC, par l’entremise de ses agents, de ses fonctionnaires et de ses employés, avait‑elle une ou des obligations de diligence envers la demanderesse et les autres membres du groupe, consistant à prendre des mesures raisonnables afin que l’examen du postulant soit exempt de procédures inappropriées ou inutiles, et de voies de fait, y compris d’agressions sexuelles?

2) Dans l’affirmative, quelles étaient la ou les normes de diligence applicables? La GRC, par l’entremise de ses agents, de ses fonctionnaires et de ses employés, a‑t‑elle manqué à son ou ses obligations?

3) Dans l’affirmative, la Couronne était-elle responsable du fait d’autrui à l’égard de ses agents, de ses fonctionnaires et de ses employés à la GRC, plus précisément du fait qu’ils n’auraient pas pris des mesures raisonnables pour que l’examen du postulant soit exempt de procédures inappropriées ou inutiles, et de voies de fait, y compris d’agressions sexuelles?

Médecins désignés

4) Les médecins désignés sont-ils considérés comme des fonctionnaires, agents ou employés de la GRC?

Dommages‑intérêts

5) La Cour peut‑elle procéder à une évaluation globale des dommages‑intérêts dans le cadre de l’instruction des questions communes? Dans l’affirmative, au profit de qui et dans quelle mesure?

6) La conduite de la GRC, par l’entremise de ses fonctionnaires, de ses agents ou de ses employés, justifie‑t‑elle l’octroi de dommages‑intérêts majorés, exemplaires et/ou punitifs? Dans l’affirmative, au profit de qui et dans quelle mesure?

[4] Le Canada soutient avoir besoin de renseignements et de documents supplémentaires pour se défendre convenablement en vue de l’instruction des questions communes.

[5] La demanderesse s’oppose à la présente requête. Elle fait valoir que le Canada se méprend sur l’objet de l’audition des questions communes et qu’il met l’accent sur les allégations individuelles plutôt que sur la nature systémique des allégations formulées contre la GRC.

I. Requête du Canada

[6] Dans sa requête, le Canada sollicite des ordonnances pour :

  1. obtenir des précisions supplémentaires (art 181(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 (les Règles));

  2. obtenir un affidavit de documents modifié (art 227b) des Règles);

  3. procéder à l’interrogatoire préalable d’autres membres du groupe (art 334.22 des Règles ).

II. Analyse

A. Précisions supplémentaires

[7] Au paragraphe 1 de son avis de requête, le Canada expose en détail les précisions qu’il cherche à obtenir, à savoir :

[TRADUCTION]

  1. les actions ou procédures qui auraient été « inappropriées et inutiles » ou « inappropriées et invasives », et si et comment ces actions se distinguent de celles qui auraient constitué des agressions sexuelles ou des voies de fait;

  2. l’identité, y compris le poste ou le titre, et la conduite de tous les employés de la GRC qui auraient soutenu, dissimulé ou toléré une conduite délictueuse, ou qui auraient nui aux plaintes et aux enquêtes sur pareille conduite ou mal géré celles‑ci;

  3. les événements, les plaintes ou les communications, connus des membres du groupe, qui auraient porté la conduite délictueuse à la connaissance du défendeur, ou qui auraient contribué à sa connaissance d’une telle conduite ou lui auraient permis de la renforcer, puisque ces éléments se rapportent à l’allégation de la demanderesse selon laquelle le défendeur a agi en toute connaissance de cause, de manière délibérée ou de mauvaise foi;

  4. les activités de sensibilisation, la formation, les politiques, les lignes directrices, les procédures et les normes qui, selon la demanderesse, n’auraient pas mises en place, révisées, évaluées ou appliquées par le Canada;

  5. les actions qui justifient l’octroi de dommages‑intérêts punitifs, notamment :

    1. des précisions à savoir si la demanderesse allègue qu’ont été commis des abus de pouvoir, des actes de mauvaise foi et des fautes dans l’exercice d’une charge publique;

    2. des précisions concernant l’allégation portant que la GRC a agi en connaissance de cause et de manière délibérée.

[8] Les précisions visent à permettre à la partie qui les demande de connaître les arguments auxquels elle devra faire face, d’éviter des surprises à l’instruction et de faciliter le déroulement de l’audition (Gulf Canada Limited c Le remorqueur Mary Mackin et Sea-West Holdings Ltd., [1984] 1 CF 884). La ligne est mince entre des précisions permettant de connaître les arguments de la partie adverse et des précisions permettant de savoir comment celle‑ci entend en faire la preuve. Les premières sont autorisées, mais pas les secondes. Une partie ne peut obtenir des précisions sur la façon dont la partie adverse prouvera ses allégations (McMillan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] ACF no 164; Peerless Limited c Aspen Custom Trailers Inc., 2008 CF 957 au para 10).

[9] Avant de me pencher sur les précisions particulières demandées, je résumerai une partie de la preuve présentée par le Canada à l’appui de sa requête.

[10] Le Canada s’appuie sur l’affidavit de Jeffrey Ball, directeur de la Sous‑direction du gouvernement ouvert et de la gouvernance des données de la GRC. Dans les paragraphes de son affidavit reproduits ci‑après, M. Ball décrit les difficultés auxquelles est confrontée la GRC lorsqu’elle doit retrouver des documents qui pourraient s’avérer pertinents :

[traduction]

3. La GRC conserve un dossier médical pour chaque membre régulier, membre du personnel civil et gendarme spécial. Ces dossiers contiennent des renseignements et des documents médicaux propres à chaque personne, et fournissent notamment des renseignements relatifs à l’examen du postulant et au résultat de celui‑ci.

[…]

6. La GRC conserve tout document relatif aux examens médicaux qu’une personne subit, y compris les documents relatifs aux examens du postulant, dans le dossier médical de la personne en question. La GRC conserve les dossiers médicaux personnels à la division où la personne travaille ou a travaillé pour la dernière fois. Il n’existe aucun répertoire central où se trouvent tous les documents relatifs aux examens des postulants.

[…]

8. En l’absence de renseignements ou de précisions supplémentaires concernant l’identité des membres du groupe, j’estime que le défendeur ne peut effectuer une recherche complète pour trouver des documents et des renseignements pertinents relatifs aux examens des postulants sans examiner le dossier de chaque postulant, cadet et membre.

9. La GRC conserve les documents relatifs aux plaintes déposées contre un membre ou un fonctionnaire et aux mesures disciplinaires prises à leur égard. La GRC classe ces documents dans le dossier personnel de la personne ayant fait l’objet de la plainte ou de la mesure disciplinaire.

[11] Le Dr Peter Clifford a été interrogé pour le compte de la GRC dans le cadre d’un interrogatoire préalable. J’ai examiné la transcription de l’interrogatoire. Il a déclaré que les médecins désignés étaient embauchés par les différentes divisions de la GRC et que ceux‑ci devaient à tout le moins être membres en règle du collège des médecins et chirurgiens de leur province. Le Dr Clifford a répondu par la négative à la question de savoir si la GRC surveillait ou supervisait ces médecins d’une quelconque manière et a déclaré qu’il était attendu que ces derniers se conduisent de manière à respecter les normes établies par leurs collèges respectifs. Il a déclaré que, à sa connaissance, la GRC n’avait aucune politique en place pour traiter les plaintes portant sur la conduite d’un médecin désigné durant un examen médical.

[12] Dans ce contexte et en tenant compte des questions communes, je me penche sur les précisions demandées par le Canada.

[13] Au point a) du paragraphe 1 de l’avis de requête, le Canada demande à obtenir des précisions sur les procédures [traduction] « inappropriées et inutiles » ou « inappropriées et invasives » de nature non sexuelle. Comme l’a fait remarquer le Canada, une agression sexuelle est un délit intentionnel pour lequel il n’est pas nécessaire d’établir une obligation de diligence, contrairement à d’autres conduites délictueuses (VLM v Dominey Estate, 2023 ABCA 261 au para 26). Le Canada soutient qu’il a le droit de connaître les faits qui appuient les allégations de conduite délictueuse de nature non sexuelle. À cet égard, je fais remarquer que les première et troisième questions communes (énoncées plus haut) font directement référence à des procédures [traduction] « inappropriées et inutiles » et que, par conséquent, la conduite « inapproprié[e] et inutil[e] » des médecins de la GRC est une question qui sera tranchée dans le cadre de l’instruction des questions communes. Je fais également observer que, même si le présent recours est fondé sur des allégations de négligence systémique, la Cour sera appelée à déterminer si la conduite non sexuelle qui aurait été inappropriée et inutile était délictueuse. Cet examen pourrait amener la Cour à considérer une obligation et une norme de diligence différentes. Par conséquent, je suis d’avis qu’il convient que la demanderesse fournisse des précisions à l’appui de ces allégations. Je lui ordonnerai donc de communiquer les précisions demandées par le Canada au point a) du paragraphe 1 de l’avis de requête.

[14] Les précisions demandées aux points b) et c) du paragraphe 1 de l’avis de requête concernent le détail des plaintes déposées auprès de la GRC, vraisemblablement en lien avec des procédures médicales [traduction] « inappropriées et inutiles » ou « inappropriées et invasives ». Sur ce point, je fais remarquer que, selon l’affidavit de M. Ball, les plaintes sont conservées dans le dossier de la personne faisant l’objet de la plainte, ce qui signifie qu’il faudrait avoir le nom de cette personne pour rechercher de l’information sur la plainte déposée contre elle. Cela dit, le Canada dispose déjà de renseignements sur quelques plaintes. Aux paragraphes 46 à 49 de sa déclaration, la demanderesse expose le détail des plaintes que trois femmes ont déposées en 1990 ou aux alentours de cette année‑là dans le cadre du Programme d’aide aux membres et aux employés. De plus, le nom de plusieurs employés de la GRC visés par les plaintes a été communiqué durant les interrogatoires préalables de la demanderesse et du Dr Clifford. À la présente étape, étant donné que l’instruction des questions communes ne sera pas axée sur l’identification des auteurs de délits (Francis v Ontario, 2021 ONCA 197 aux para 143‑144), je ne suis pas convaincue que des précisions supplémentaires sont nécessaires sur ces questions.

[15] Les précisions demandées au point d) du paragraphe 1 de l’avis de requête concernent le fait que la GRC n’a pas respecté de [traduction] « normes » pour la conduite d’examens médicaux. Selon les dépositions du Dr Clifford, la GRC n’avait pas mis en place de politique concernant la conduite des médecins désignés. Ainsi, je ne vois pas comment la demanderesse pourrait fournir des précisions sur [traduction] « les activités de sensibilisation, la formation, les politiques, les lignes directrices, les procédures et les normes qui, selon [elle], n’auraient pas été mises en place, révisées, évaluées ou appliquées par le Canada ». Pareille information serait du ressort de la GRC.

[16] M. Ball affirme que, sans le nom de plaignants (de membres du groupe), la GRC ne peut effectuer une [traduction] « recherche complète » des renseignements et des documents pertinents ayant trait aux examens médicaux qui ont été effectués. Compte tenu des dépositions du Dr Clifford selon lesquelles la GRC n’avait pas mis en place de politiques et ne supervisait pas les médecins désignés, je ne vois pas quels renseignements supplémentaires pourraient être tirés des dossiers personnels des membres du groupe, outre l’identité du médecin qui a effectué l’examen médical. En ce qui concerne l’identité des médecins désignés, je fais remarquer que, à ce jour, le Canada a obtenu les renseignements suivants :

  • le nom de 26 médecins désignés faisant l’objet d’allégations selon lesquelles ils auraient pratiqué des examens médicaux inappropriés, ainsi que la date et le lieu (ville et province) des examens;

  • une liste de 150 membres du groupe (qui ne sont pas personnellement identifiés, mais dont le genre et le poste ou grade au sein de la GRC sont précisés) qui affirment avoir été victimes de la conduite inappropriée de médecins désignés, ainsi que la date et le lieu (ville et province) des examens.

[17] En ce qui a trait aux normes applicables régissant les pratiques médicales, je fais observer que le Canada dispose du nom de 26 médecins visés par des allégations ainsi que du lieu et de la date des examens médicaux. Les renseignements fournis nous permettent de connaître les divisions de la GRC concernées et les organismes de réglementation provinciaux compétents. Même si les normes de diligence en matière de soins de santé peuvent avoir changé au cours de la période visée par le recours collectif, celles‑ci seront assurément analysées à l’aide d’éléments de preuve provenant d’experts et non de membres du groupe.

[18] Je tiens à préciser que l’instruction des questions communes ne sera pas axée sur les allégations de chaque membre du groupe. Puisqu’il s’agit d’un recours collectif fondé sur des allégations de négligence systémique, l’instruction des questions communes portera essentiellement sur la façon dont la GRC a encadré, ou n’a pas encadré, le processus d’examen médical. Les questions du préjudice et du lien de causalité, pour chaque membre pris individuellement, ne seront tranchées qu’une fois qu’il aura été établi que la GRC est responsable de négligence systémique, si tel est le cas (Rumley c Colombie-Britannique, 2001 CSC 69 [Rumley] au para 36).

[19] Les dernières précisions demandées au point e) du paragraphe 1 de l’avis de requête concernent la réclamation de dommages‑intérêts punitifs. La sixième question commune traite de ce point. La Cour devra trancher la question de savoir si la conduite de la GRC justifie l’octroi de dommages‑intérêts majorés, exemplaires et/ou punitifs. La Cour suprême du Canada a formulé les observations suivantes : « Il faut […] que les faits invoqués pour justifier les dommages‑intérêts punitifs soient exposés avec assez de précision » (Whiten c Pilot Insurance Co., 2002 CSC 18 au para 87). En l’espèce, dans sa déclaration, la demanderesse n’allègue pas des faits détaillés à cet égard, mais fait plutôt des affirmations non étayées. Dans ces circonstances, je suis d’avis qu’il est justifié que la demanderesse fournisse des précisions supplémentaires à l’appui de sa réclamation de dommages‑intérêts punitifs. Par conséquent, j’ordonnerai à la demanderesse de fournir les précisions demandées au point e) du paragraphe 1 de l’avis de requête.

B. Affidavit de documents modifié

[20] La demande visant l’obtention d’un affidavit de documents modifié est en grande partie une demande subsidiaire (même si elle n’a pas été présentée de cette façon) et a pour but d’obtenir les mêmes renseignements que ceux demandés précédemment à titre de précisions supplémentaires.

[21] Nul ne conteste que les parties ont l’obligation continue de communiquer les documents pertinents, et le paragraphe 226(1) des Règles prévoit qu’une partie doit signifier un affidavit supplémentaire si elle se rend compte, après que les documents ont été produits, de l’existence d’autres documents pertinents.

[22] Dans le cadre d’un recours collectif, tel que la Cour l’a indiqué au paragraphe 23 de la décision Paradis Honey Ltd. c Canada (Agriculture et de l’Agroalimentaire), 2018 CF 814 [Paradis Honey] :

[…] l’approche qui convient à l’étape suivant l’autorisation du recours collectif consiste à suivre la règle générale selon laquelle la communication de documents doit être liée aux questions communes, sauf exception.

[23] Comme l’a aussi fait remarquer la Cour dans la décision Paradis Honey, il incombe à la partie qui demande la production de documents supplémentaires de présenter des éléments de preuve convaincants démontrant l’existence de documents qui n’ont pas été énumérés ni produits (au para 24).

[24] S’il demande des documents, le Canada doit établir que ces documents sont pertinents en lien avec les questions communes et que des éléments de preuve convaincants démontrent leur existence. Dans ses observations écrites, le Canada présente des demandes de documents générales, qu’il a formulées ainsi :


[traduction]

13. La Cour devrait également ordonner à la représentante demanderesse de produire des documents et des faits qui lui ont été communiqués par des membres du groupe qu’elle représente. En plus, ou à titre subsidiaire, la Cour devrait ordonner à la demanderesse d’identifier d’autres membres du groupe afin de procéder à leur interrogatoire préalable pour éclaircir certains points, notamment :

a. la conduite délictueuse reprochée au Dr Campbell et aux autres médecins;

b. les actes qui auraient été commis à des moments ou à des endroits dont Mme Corriveau n’aurait pas eu connaissance;

c. les plaintes qui ont été déposées auprès de la GRC ou d’autres organisations;

d. la réponse de la GRC aux plaintes ou aux enquêtes;

e. les agressions sexuelles, les voies de fait ou les conduites inappropriées et inutiles dont des membres du groupe de genre masculin auraient été victimes.

[25] Le Canada soutient que les réponses fournies par la représentante demanderesse durant son interrogatoire préalable indiquent qu’elle a en sa possession des renseignements ou des documents supplémentaires ou qu’elle pourrait facilement les obtenir. J’ai examiné la transcription de l’interrogatoire préalable de la demanderesse et je fais remarquer qu’elle reconnaît effectivement être en communication avec des membres du groupe. Elle explique toutefois qu’elle les a invités à communiquer avec les avocats du groupe. Je n’ai pas lu, dans sa déposition, qu’elle avait en sa possession des documents pertinents provenant des membres du groupe. Dans tous les cas, les avocats du groupe sont d’avis que toute communication de ce type entre eux et les membres est visée par le secret professionnel de l’avocat. Malgré cela, le Canada soutient que ces communications doivent être divulguées.

[26] En ce qui concerne le secret professionnel de l’avocat dans le cadre de recours collectifs, il y a lieu de se reporter aux observations formulées par le juge Strathy dans la décision Ramdath v George Brown College of Applied Arts and Technology, 2012 ONSC 2747 :

[traduction]

[33] Le secret professionnel de l’avocat s’applique aux communications de nature confidentielle entre un avocat et son client visant à fournir ou à obtenir des conseils juridiques : General Accident Assurance Company v. Chrusz, 1999 CanLII 7320 (ON CA), 45 O.R. (3d) 321 (C.A.) au para 89. Dans un recours collectif, une fois que celui‑ci a été autorisé, les avocats du groupe deviennent les avocats des membres, et les communications entre les avocats du groupe et les membres sont visées par le secret professionnel : Ward-Price v. Mariners Haven Inc., 2004 CanLII 13951 (ON SC), [2004] O.J. No. 2308 (S.C.J.).

[34] Le privilège relatif au litige s’applique aux communications et aux documents produits ou créés dans l’objectif principal d’obtenir des conseils juridiques ou de servir ou d’aider au déroulement de l’instance. Le privilège relatif au litige s’applique uniquement dans le cadre d’une instance et permet aux parties de faire des recherches et de préparer la preuve en vue du procès sans craindre de devoir divulguer ces éléments : Supercom of California Ltd. v. Sovereign General Insurance Co., 1998 CanLII 14645 (ON SC), [1998] O.J. No. 711 (Gen. Div.); General Accident Assurance Company v. Chrusz, précitée.

[35] Le privilège d’intérêt commun est le prolongement du privilège relatif au litige. Il s’applique aux communications entre des parties à un litige ayant un intérêt commun et il leur permet de communiquer ou d’échanger de l’information dans le but principal de s’informer l’une et l’autre des faits et des questions en litige : Supercom of California Ltd. v Sovereign General Insurance Co., précitée.

[27] Le Canada soutient que les documents devraient être divulgués, mais n’a rien démontré qui permettrait à la Cour de conclure que le secret professionnel de l’avocat ne s’applique pas aux communications entre les membres et les avocats du groupe. En l’absence d’indication portant que les communications ne sont pas protégées par le secret professionnel, je ne me pencherai pas davantage sur cet argument.

[28] De manière plus générale toutefois, en ce qui a trait à la demande de documents supplémentaires, je fais de nouveau remarquer que le Canada a obtenu le nom des 26 médecins qui auraient effectué des examens médicaux inappropriés. La date et le lieu des examens subis par 150 membres du groupe ont été fournis. À mon avis, ces renseignements répondent à l’information demandée aux points a) et b) énoncés plus haut. J’ai déjà traité des éléments d’information demandés aux points c) et d) relativement [traduction] « aux plaintes ou aux enquêtes » lorsque j’ai statué sur la demande de précisions supplémentaires sur le même sujet, et il n’est pas nécessaire que je me penche davantage sur ceux‑ci dans le cadre de la demande visant l’obtention d’un affidavit de documents modifié.

[29] En ce qui concerne les documents demandés en lien avec le point e), j’ordonnerai à la demanderesse de fournir des précisions sur les actions ou les procédures [traduction] « inappropriées et inutiles » ou « inappropriées et invasives » ainsi que sur les dommages‑intérêts punitifs réclamés, comme le Canada l’a demandé aux points a) et e) du paragraphe 1 de son avis de requête. À mon avis, grâce à ces précisions, le Canada obtiendra les renseignements qu’il cherchait à obtenir par sa demande de documents sur le même sujet.

[30] Dans l’ensemble, les éléments de preuve présentés par le Canada ne me convainquent pas que la demanderesse aurait en sa possession des documents pertinents qui n’auraient pas été communiqués ou qui ne seraient pas visés par le secret professionnel de l’avocat. Le Canada renvoie à la décision Berry v Pulley, [2008] OJ No 4109 [Berry] pour faire valoir que la demanderesse ne peut refuser d’obtenir des renseignements auprès d’autres membres du groupe. Cependant, la décision Berry n’est d’aucune utilité au Canada, car je ne suis pas convaincue qu’il s’est acquitté du fardeau qui lui incombait de démontrer, dans un premier temps et par des éléments de preuve convaincants, qu’il existe des documents pertinents en lien avec les questions communes et, dans un deuxième temps, que tous les documents n’ont pas déjà été communiqués.

[31] Je ne rendrai pas d’ordonnance enjoignant à la demanderesse de fournir un affidavit de documents modifié.

C. Interrogatoire préalable d’autres membres du groupe

[32] À titre subsidiaire, le Canada demande à la Cour de rendre une ordonnance permettant l’interrogatoire préalable d’autres membres du groupe. Comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Western Canadian Shopping Centres Inc. c Dutton, 2001 CSC 46 au paragraphe 60, l’interrogatoire préalable d’autres membres du groupe devrait être autorisé seulement lorsque cela est raisonnablement nécessaire.


[33] À la présente étape, le Canada n’a pas établi qu’il était raisonnablement nécessaire d’interroger d’autres membres du groupe. Je garde à l’esprit la mise en garde formulée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Rumley (au para 39) à l’égard de la vulnérabilité des membres du groupe. Il s’agit d’une considération pertinente en l’espèce, car les allégations d’inconduite formulées contre les médecins de la GRC concernent des renseignements intimes et personnels.

[34] Je ne rendrai pas d’ordonnance permettant l’interrogatoire préalable d’autres membres du groupe.

III. Conclusion

[35] La présente requête sera accueillie en partie. J’ordonnerai à la demanderesse de fournir des précisions sur les points suivants :

  • les actions ou procédures qui auraient été « inappropriées et inutiles » ou « inappropriées et invasives », et si et comment ces actions se distinguent de celles qui auraient constitué des agressions sexuelles ou des voies de fait;

  • les actions qui justifient l’octroi de dommages‑intérêts punitifs, notamment :

  1. des précisions à savoir si la demanderesse allègue qu’ont été commis des abus de pouvoir, des actes de mauvaise foi et des fautes dans l’exercice d’une charge publique;

  2. des précisions concernant l’allégation portant que la GRC a agi en connaissance de cause et de manière délibérée.

[36] Je rejetterai la requête pour ce qui est des autres précisions demandées, de l’obtention d’un affidavit de documents modifié et de l’interrogatoire préalable d’autres membres du groupe.

[37] Aucuns dépens ne seront adjugés.

ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-138-19

LA COUR REND L’ORDONNANCE suivante :

  1. La requête du défendeur visant à obtenir des précisions supplémentaires est accueillie en partie. La demanderesse doit, dans les 30 jours suivant la date de la présente ordonnance, fournir des précisions sur :

a. les actions ou procédures qui auraient été « inappropriées et inutiles » ou « inappropriées et invasives », et si et comment ces actions se distinguent de celles qui auraient constitué des agressions sexuelles ou des voies de fait;

e. les actions qui justifient l’octroi de dommages‑intérêts punitifs, notamment :

i. des précisions à savoir si la demanderesse allègue qu’ont été commis des abus de pouvoir, des actes de mauvaise foi et des fautes dans l’exercice d’une charge publique;

ii. des précisions concernant l’allégation portant que la GRC a agi en connaissance de cause et de manière délibérée.

  1. La requête du défendeur est rejetée pour ce qui est des autres précisions demandées.

  2. La requête du défendeur visant à obtenir un affidavit de documents modifié et à procéder à l’interrogatoire préalable d’autres membres du groupe est rejetée.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

vide

« Ann Marie McDonald »

vide

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Lefebvre


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

DOSSIER :

 

T-138-19

 

 

INTITULÉ :

 

CORRIVEAU c SA MAJESTÉ LE ROI

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

 

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 JUIN 2024

ORDONNANCE ET MOTIFS :

 

LA JUGE MCDONALD

DATE DES MOTIFS :

LE 31 JUILLET 2024

COMPARUTIONS :

Won J. Kim P.C.

Megan B. McPhee

 

POUR LA DEMANDERESSE

Deborah Babiuk‑Gibson

Wendy Wright

David Shiroky

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kim Spencer McPhee Barristers P.C.

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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