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Date : 20240729


Dossier : IMM-8702-22

Référence : 2024 CF 1203

Ottawa (Ontario), le 29 juillet 2024

En présence de l'honorable madame la juge Ngo

ENTRE :

FELIX ITEPU

Demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

Défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Felix Itepu [demandeur] sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] rendue le 12 août 2022, rejetant l’appel de la Section de la protection des réfugiés [SPR], qui avait conclu que le demandeur n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger [Décision].

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. La SAR n’a pas rendu une décision déraisonnable. Également, la SAR n’a pas considéré une « nouvelle question ». Donc, il n’y avait pas de manquement à l’équité procédurale.

II. Faits

[3] Le demandeur a quitté son pays d’origine, le Nigéria, pour les États-Unis où il avait obtenu le statut de résident permanent en 1978. En 1988, le demandeur avait plaidé coupable à une accusation de possession de drogue, ce qui a amené les autorités de l’immigration des États-Unis à prendre des mesures pour révoquer son statut de résident permanent.

[4] En 1991, le demandeur est retourné au Nigéria pour s’occuper de la succession de son père, et à ce moment-là, le demandeur a appris que son père avait été le chef d’une secte. Le demandeur prétend avoir refusé de se joindre à la secte en raison de sa foi, et qu’en conséquence, il a reçu des menaces de mort. Il s’était enfui à Lagos.

[5] En 2011, le demandeur a demandé un sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion auprès du système d’immigration aux États-Unis. En 2018, le demandeur a reçu un avis de mesure d’expulsion l’obligeant à quitter les États-Unis. Alors, en 2018, le demandeur est venu au Canada pour faire une demande d’asile qui a été rejeté par la SPR le 11 mars 2022.

[6] Le 12 août 2022, la SAR a confirmé la décision de la SPR rejetant la demande d’asile. Dans sa Décision, la SAR a confirmé que la SPR avait raison de conclure que le demandeur n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger.

[7] Dans son analyse, la SAR a résumé l’historique du demandeur, qui a passé presque toute sa vie adulte aux États-Unis, y habitant depuis 1972. De plus, la SAR a considéré des éléments de preuve concernant les efforts déployés par le demandeur pour empêcher son expulsion des États-Unis. Ces faits comprennent (a) une demande de sursis à l’exécution de la mesure d’expulsion ou de renvoi en 2011; (b) une lettre datée du 10 octobre 2011 signée par le demandeur avec une demande de rester aux États-Unis; (c) une lettre datée du 20 janvier 2018 signée par le demandeur cherchant de ne pas être expulsé des États-Unis; et (d) une note rédigée par une agente de l’Agences des services frontaliers du Canada le 11 juillet 2018 suivant un entretien avec le demandeur. La SAR a étudié les motifs que le demandeur a fournis justifiant ses inquiétudes liées à un retour au Nigéria.

[8] La SAR a noté que le demandeur a cité plusieurs sources de crainte s’il devait retourner au Nigéria, incluant les conditions difficiles qui équivaudraient à une peine de mort. Néanmoins, la SAR a aussi noté que le demandeur n’avait pas mentionné la secte dans aucun des quatre documents comme un agent de préjudice. Le défaut de mentionner la secte dans le cadre de ses efforts pour éviter l’expulsion des États-Unis au Nigéria a miné son affirmation de la crainte de cette secte. La SAR conclut aussi que l’affirmation du demandeur concernant sa crainte de la secte Ogboni n’est pas étayée, ni dans la preuve au dossier ni dans les conditions dans le pays. Pareillement, la SAR a aussi considéré le témoignage du demandeur, qui formulait plutôt des hypothèses sur le fait qu’il est exposé à un risque. Cette incohérence a miné la crédibilité de son affirmation d’être exposé à un risque de préjudice. Le témoignage du demandeur a aussi confirmé qu’une autre famille a assumé le rôle de leadership depuis 30 ans. La SAR estime donc sur la prépondérance des probabilités que la secte n’ait plus besoin du demandeur. Finalement, la SAR a aussi considéré les autres agents du préjudice que le demandeur avait identifié. La SAR reprend la conclusion de la SPR que le demandeur n’a eu aucun contact direct ou indirect avec les groupes identifiés et que son risque de préjudice n’est pas établi.

[9] La décision de la SAR fait l’objet de ce contrôle judiciaire.

III. Questions en litige et normes de contrôle

[10] Les questions en litige dans le présent contrôle judiciaire sont à savoir si la Décision respecte les principes d’équité procédurale et si la Décision est raisonnable.

[11] Une allégation d'équité procédurale est déterminée sur la base de la décision correcte. La question que la Cour doit se poser est si la procédure était équitable ayant considéré toutes les circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 56). La question fondamentale demeure celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu la possibilité complète et équitable d’y répondre. L'obligation d'agir équitablement comporte deux volets: 1) le droit à une audience équitable et impartiale devant un décideur indépendant et 2) le droit d'être entendu (Fortier c Canada (AG), 2022 CF 374 au para 14; Therrien (Re), 2001 CSC 35 au para 82). Chacun a droit à une possibilité complète et équitable de présenter sa cause (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 28).

[12] S’il ne s’agit pas d’une question d’équité procédurale, les parties s’entendent que la Cour doit réviser le bien-fondé de la Décision en appliquant la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 10, 16-17, 25 [Vavilov]). Je suis d’avis que la norme de la décision raisonnable s’applique dans le contexte de la présente demande de contrôle judiciaire.

[13] En appuyant la norme de la décision raisonnable, la Cour n’établit pas la décision qu’elle aurait prise à la place du décideur administratif. Elle est ancrée dans le principe de la retenue judiciaire (Vavilov au para 13). Une décision raisonnable est une décision fondée sur une chaîne d'analyse cohérente et rationnelle et qui est justifiée par rapport aux faits et au droit qui contraint le décideur. Le critère du caractère raisonnable exige qu'une cour de révision s'en remette à une telle décision (Vavilov para 85). Il incombe à la partie qui conteste la décision de démontrer le caractère déraisonnable. La décision doit souffrir de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence (Vavilov au para 100).

IV. Analyse

[14] Le demandeur soutient que la SAR a violé son droit à l’équité procédurale en se fondant sur ses déclarations faites aux États-Unis pour tirer une inférence négative sur sa crédibilité. Le demandeur prétend que la SAR aurait dû lui donner un avis et la possibilité de produire des soumissions ou de tenir une audience. Il cite l’affaire Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Alazar, 2021 CF 637 pour étayer sa position. Quoique le dossier devant la SAR incluait de la documentation sur les procédures d’immigration aux États-Unis, le demandeur fait valoir que ces documents avaient été présentés au sein des arguments de son inadmissibilité compte tenu de son infraction de possession de drogue. La SPR n’avait pas référé aux documents d’immigration des États-Unis pour trancher sa question d’asile. Donc, le demandeur soumet que la SAR a erré en considérant cette une nouvelle question sans lui donner un avis.

[15] Le défendeur pour sa part soumet qu’il ne s’agissait pas d’une nouvelle question. Le rôle de la SAR requiert une analyse indépendante du dossier. La question des agents de préjudice était toujours à la base de la demande d’asile. L’issue de la crédibilité de l’affirmation du demandeur d’être exposé à un risque de préjudice par la secte et d’autres agents de préjudice était toujours devant la SPR et aussi la SAR en appel. Il n’y avait pas de nouveaux faits devant la SAR et les documents en question faisaient partie du dossier devant la SPR. Le défendeur cite l’affaire Savit c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 194 au paragraphe 17 [Savit], pour soutenir que selon la jurisprudence, la SAR n’est pas tenue de donner un avis lorsqu’elle ne fait qu’étayer une conclusion négative de crédibilité par des faits qui se trouvaient déjà au dossier.

[16] Dans Savit, le juge Grammond résume deux caractéristiques de la SAR dans le contexte d’une allégation de manquement à l’équité procédurale. Premièrement, la SAR doit procéder à sa propre analyse du dossier (Huruglica c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 93 aux para 58, 59, 103). Ce faisant, elle peut examiner de nouvelles questions ou se fonder sur un raisonnement différent de celui de la SPR. Deuxièmement, la SAR tranche habituellement l’affaire sans tenir d’audience et ne peut que demander à l’appelant de réagir sur les nouveaux motifs en litige. C’est ainsi que le principe de l’équité procédurale exige que la SAR donne un avis aux parties lorsqu’elle a l’intention de soulever des questions qui n’ont pas été tranchées par la SPR (Savit aux para 11-12, citant Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600 aux para 21, 22 [Kwakwa]).

[17] Le juge Grammond a également confirmé que, selon la jurisprudence, lorsque la crédibilité du demandeur d’asile est au cœur de la décision de la SPR et des motifs d’appel devant la SAR, la SAR peut tirer des conclusions indépendantes sans avoir à interroger le demandeur à ce sujet ou à lui donner la possibilité de présenter des observations (Savit au para 17, citant Corvil c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 300 au para 13; voir aussi Sun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 710 aux para 25-26).

[18] Je souscris à l’argument du défendeur. Une « nouvelle question » est une question qui constitue un nouveau motif, ou raisonnement, sur lequel s’appuie un décideur, autre que les moyens d’appel soulevés par le demandeur pour soutenir le caractère valide ou erroné de la décision portée en appel (Kwakwa au para 25). Je conclus que la SAR a étayé une conclusion négative de crédibilité par les faits qui se trouvaient déjà au dossier et portant sur une question qui a été tranchée par la SPR. Je ne peux décrire l’issue comme étant une « nouvelle question ».

[19] Dans Gedara c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1023, aux paragraphes 35-36, le juge Brown confirme que, selon la jurisprudence, la SAR est en droit de tirer des conclusions indépendantes quant à la crédibilité dans les cas suivants : la crédibilité était en litige devant la SPR, les conclusions de la SPR sont contestées en appel, lorsque des doutes de la SAR quant à la crédibilité sont liés aux observations présentées par le demandeur en appel, et que les conclusions de la SAR découlent du dossier soumis en preuve.

[20] D’ailleurs lorsque des questions soulevées et examinées par la SAR sont liées aux observations des parties ou aux conclusions de la SPR, la SAR a le droit d’évaluer la preuve de façon indépendante ou de tirer des conclusions quant à la crédibilité (Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 870 au para 13).

[21] En l’espèce, il ne s’agit pas d’une « nouvelle question » car la question de crédibilité des affirmations du demandeur vis-à-vis la secte était toujours une matière en contestation. Cette question a été tranchée dans la décision de la SPR. La SPR avait conclu que les incohérences qui se trouvaient dans le dossier en preuve et dans le témoignage du demandeur n’étayaient pas des affirmations quant à la possibilité sérieuse de persécution au Nigéria et qu’il n’est pas exposé, selon la prépondérance des probabilités, soit à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités, soit au risque d’être soumis à la torture. Les conclusions de la SPR concernant des affirmations du demandeur et les documents que la SAR avait considérés étaient déjà des éléments au dossier devant la SPR. La SAR pouvait valablement s’y fonder pour apprécier les allégations de risques de retour au Nigéria au sein de son analyse et de son rôle exigeant une analyse indépendante du dossier. Je ne décèle donc aucun manquement à l’équité procédurale.

[22] Je considère maintenant les arguments concernant les motifs de la Décision.

[23] Le demandeur fait valoir que la Décision n’est pas transparente, intelligible ou justifiable, et que la SAR n’a pas justifié la Décision dans son cheminement. Le demandeur cite plusieurs articles qui étaient au dossier et qui décrivaient comment la secte était organisée, et comment la secte sanctionne et punit les personnes qui refusaient de se joindre à elle. Le demandeur souligne que ces articles contredisent les conclusions de la SAR quant à son évaluation du dossier en appel.

[24] En revanche, en étudiant la décision dans son ensemble, je constate que la SAR a décrit pourquoi les articles qui lui ont été cités du cartable national de documentation ne s’appliquaient pas aux circonstances du demandeur. Le demandeur conteste l’interprétation des documents, mais il revient à la SAR de choisir et de retenir les parties de la preuve qu’elle juge les plus probantes pour appuyer ses conclusions (Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 459 au para 20).

[25] Je ne peux pas conclure que l’interprétation des articles par la SAR était déraisonnable. Il n’est pas contesté que le demandeur n’a jamais été membre de la secte et qu’il n’avait aucune connaissance des secrets de la secte. La SAR a considéré que le témoignage du demandeur, mentionnant qu’une autre famille a assumé le poste de chef depuis 30 ans, pour conclure que le demandeur n’avait pas établi un risque présent ou prospectif. Pareillement, le demandeur avait témoigné qu’il n’était pas sûr qu’il faisait face à un risque provenant de la secte et qu’il n’avait eu aucun contact avec les autres agents de préjudice. Sur ces faits, il était loisible que la SAR ait conclu que le demandeur n’avait pas le profil de la personne qui aurait pu être poursuivie par la secte ou d’autres agents de persécution.

[26] Le défendeur cite aussi l’affaire Gjergo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2004 CF 30, au paragraphe 22, pour étayer sa position que la SAR peut tirer des conclusions défavorables à partir du comportement et du témoignage d’un demandeur si ce dernier démontre des difficultés à fournir des réponses adéquates et directes, ou s’il y a des contradictions mal expliquées (parmi d’autres facteurs). La SAR est en droit de tirer des inférences au sujet de la crédibilité. À moins que les conclusions de la SAR sur la crédibilité soient déraisonnables, la Cour ne devrait pas intervenir.

[27] Les conclusions quant à la crédibilité font partie du processus de recherche des faits et que de telles conclusions que tirent la SPR et la SAR requièrent un degré élevé de retenue judiciaire. Il n’y a que lieu de les infirmer « dans les cas les plus évidents » ou à moins « qu’elles ne soient abusives, arbitraires ou rendues sans tenir compte des éléments de preuve » (Chowdhury v Canada (Citizenship and Immigration), 2024 FC 1101 au para 26, citant Malik c Canada (Citoyenneté et immigration), 2022 CF 1097 au para 10, autres citations omises). Le demandeur me demande essentiellement de soupeser ou de réévaluer la preuve, ce qui n’est pas mon rôle en contrôle judiciaire (Vavilov au para 125).

V. Conclusion

[28] En considérant la Décision dans son ensemble, la SAR n’a pas rendu une décision déraisonnable. Les motifs de la Décision sont intrinsèquement cohérents et justifiés en tenant compte des contraintes factuelles et juridiques (Vavilov au para 91). Également, la SAR n’a pas considéré une « nouvelle question ». Donc, il n’y avait pas de manquement à l’équité procédurale. La demande de contrôle judiciaire doit donc être rejetée.

[29] Les parties ont confirmé qu’il n’y avait aucune question à certifier. Je suis d’accord que dans les circonstances, il n’y a pas de question à certifier.


JUGEMENT dans IMM-8702-22

LA COUR STATUE que

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de questions à certifier.

« Phuong T.V. Ngo »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8702-22

INTITULÉ :

FELIX ITEPU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 JUIN 2024

JUGEMENT ET MOTIFS

LA JUGE NGO

DATE DES MOTIFS :

Le 29 JUILLET 2024

COMPARUTIONS :

Me Felipe Morales

Pour LE DEMANDEUR

Me Jeanne Robert

Pour LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

SEMPERLEX AVOCATS

Montréal (Québec)

Pour LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour LE DÉFENDEUR

 

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